Note de l’auteur : La version initiale de ce roman est parue aux éditions J’ai lu en 1996. Cette nouvelle version a été corrigée, remaniée et mise à jour, en tenant compte du développement ultérieur des technologies informatiques et de communication.
Loki crache haut dans le ciel ses paraboles de soufre et de scories qui retombent lentement alentour, grêle indolente et lumineuse. Le soleil à peine levé illumine les panaches supérieurs de l’éruption. L’immense croissant de Jupiter est suspendu comme une faux au-dessus de ce paysage infernal. À l’est, la sinistre fluorescence du tore de sodium jaunit la nuit.
Loki bave une nouvelle coulée de soufre fondu qui s’insinue dans la plaine sanguine, jusqu’au pied d’éboulements chaotiques. Là, parmi les rocs luisants et les cendres chaudes, un petit vaisseau est échoué. Sa carcasse disloquée reflète les orbes du volcan à l’horizon. Non loin, à l’abri sous un surplomb sulfureux, son pilote attend. Seul un éclat fugitif sur la visière de son casque laisse deviner sa présence.
Le soleil se lève, petit et lointain. Loki crache et bave. Les scories pleuvent, les gaz s’évasent.
Le pilote s’impatiente. Scrute le croissant rouge de Jupiter, blessure à vif dans la peau noire de l’espace.
La coulée de lave se répand dans la plaine, vient lécher l’escarpement. Elle exhale une haleine bleue aussitôt dissipée dans le vide.
Il attend. Jure, sans doute, et s’inquiète, peut-être.
Le soleil glisse sur l’anneau de Jupiter, tel un pâle rayon laser. Les couleurs changent dans la plaine : ors et rubis. L’éruption de Loki se fait vaporeuse.
Il attend…
Un éclair ténu, dans l’ombre énorme de Jupiter.
Un reflet du soleil sur la visière du casque, sous le roc de soufre.
L’éclair fuse de nouveau. Un fin trait lumineux… une traînée bleutée, reconnaissable. Elle pousse un point brillant… qui se précise peu à peu.
Un vaisseau noir et argent, arborant un globe percé d’une flèche : l’emblème des Space Guards.
Le faisceau bleu du plasma s’éteint, tandis que fusent les gaz orange des manœuvres de freinage et d’atterrissage. Le vaisseau tournoie autour de l’épave comme un gros bourdon excité. S’immobilise au-dessus d’un méplat qui paraît stable, sur lequel il se pose brutalement.
Le pilote se rencogne sous l’escarpement, une centaine de mètres à gauche de la navette des Space Guards.
Loki se calme au point du jour, n’émet plus qu’un aérosol jaunâtre. Sa bave sulfureuse durcit et noircit sur la plaine.
Deux hommes sortent de la navette, engoncés dans de lourds scafs planétaires. Pas de halo, note Maze – le pilote – caché dans les rochers : leurs boucliers ne sont pas activés. Les deux Guards s’approchent prudemment de l’épave en contrebas. Leurs grosses bottes dérapent sur le sol mou et chaud.
Maze attend qu’ils aient pénétré par le sas béant dans la carcasse de son vaisseau, puis s’élance à corps perdu vers leur navette : son unique chance de quitter cet enfer, l’option teleport étant off ici.
Tout à son excitation, il oublie l’extrême ténuité de la gravité sur Io : sa course se transforme en un lent bond gracieux. Battant vainement des bras et des jambes, il s’affale dans la coulée de lave à demi solidifiée, d’où giclent d’épaisses éclaboussures pourpres. Il s’y englue aussitôt, telle une mouche prisonnière d’un nappage de caramel fondu. La lave de soufre commence à ronger son scaf, exhalant des fumerolles délétères. S’il ne se dégage pas rapidement, c’est la mort assurée. Ce serait trop bête… Maze a eu tant d’occasions plus glorieuses de mourir, de pièges sournois qu’il a su déjouer. Périr englué dans la lave ! Piètre défaite !
Mais ce sort lui est épargné : un des Guards sort de l’épave et l’aperçoit. Soulagé, Maze sourit et dégaine son laser. La règle stipule que mourir au combat lui donne droit à une seconde chance…
Aussitôt le Space Guard tend son doigt-missile et tire – l’index se propulse sur lui, trait de feu – Maze explose. S’éparpille en fragments composites, en galaxies de pixels qui se répandent dans l’espace, se mêlent aux aérosols et aux poussières qui embuent en permanence le ciel de Io.
Le pilote déchiqueté n’en a cure : dans une seconde ou deux, il sera régénéré dans une nouvelle séquence ou retournera au point zéro, valide et entier, en pleine possession de ses moyens.
Conscience désincarnée, silencieuse, il attend.
Loki s’ébroue à l’horizon, vomit une nouvelle gerbe de gaz bleutés qui s’irisent au soleil levant.
Maze s’impatiente de nouveau. Un bug ? Un raté de son script ? Doit-il tenter quelque chose ?
Loki expectore violemment scories et blocs de soufre. La balafre de Jupiter s’est élargie, animée de tourbillons violacés. Son anneau griffe l’espace. Le soleil monte au-dessus de l’horizon purulent de Io.
Maze flotte dans le vide, conscience désincarnée. Quelque chose ne va pas, s’alarme-t-il. J’aurais dû quitter cette séquence. Je ne devrais plus visionner cette scène…
La scène s’estompe en un lent fondu au noir. Il reprend espoir : il y a eu un blocage momentané, une saturation des canaux peut-être, un bug que MAYA a dû traiter en priorité. Cela arrive parfois : la Haute Réalité n’est pas toujours aussi fiable qu’on le croit. D’une seconde à l’autre, il reviendra au point zéro, efficient, prêt pour un nouveau parcours.
D’une seconde à l’autre. Il attend. Dans le noir total à présent.
Il commence à avoir peur… Il a toujours eu peur du noir, depuis sa tendre enfance.
Voyons, se raisonne-t-il. J’ai des moyens d’action. Je peux commander un retour prioritaire au menu principal. Il suffit de dire « retour d’urgence ».
― Retour d’urgence !
Mais il n’a plus de voix, puisqu’il n’a plus de corps. L’intention ne suffit pas.
Dans le noir rôdaient des monstres informes qui craquaient, des démons squelettiques, des outers sanguinaires venus l’égorger…
J’ai une autre solution, se rassure-t-il. Dangereuse, mais toujours valide : la déconnexion. Il suffit de presser le bouton rouge au milieu des cyglasses, entre les yeux : les écrans s’éteignent, le son est coupé, les sondeurs se rétractent – il tombe comme une pierre dans la Basse Réalité. Il risque le breakdown, mais c’est préférable à ces ténèbres angoissantes…
Presser le bouton rouge.
Mais où sont ses doigts ?
Du calme. Je ne suis pas vraiment là, dans ce noir menaçant. En Basse Réalité je suis…
Il ne s’en souvient plus. Ça l’aiderait pourtant. Merde ! Putain de mémoire. Quel est son nom ? son adresse ? son login ? Son code d’accès à MAYA. S’il le retrouvait, tout lui reviendrait. Tout s’arrangerait.
Maze… Non, ça c’est son pseudo, le nom de son avatar. Comment est-il arrivé là ? La panique l’empêche de réfléchir. L’obscurité palpite, prête à exsuder ses monstres, ses démons, ses outers sanguinaires. Il les sent, tapis au fond de sa peur, ricanants.
Au secours, appelle-t-il mentalement. Aidez-moi !
Il tourbillonne dans le noir, conscience atomisée, metaxu désassigné d’un monde qui lui a échappé. Il hurle dans son âme, sa terreur s’englue dans les ténèbres. Personne ne l’entend, personne ne vient à son secours.
Un visage…
Un visage émerge du néant.
Le démon squelettique, l’outer sanguinaire… Les terreurs de son enfance le poursuivent… C’est la fin.
Le visage se précise. Sa panique reflue : il le reconnaît.
Il se reconnaît. C’est lui-même.
Lui, Maze. Son avatar en MAYA, miroir de sa surprise.
Allons, se rassure-t-il, tout va s’arranger. MAYA me recrée. Le bug est maîtrisé. Mes sens vont revenir.
Son double s’adresse à lui sur un ton menaçant :
— Comme on se retrouve, cher Igor… Tu croyais m’échapper, hein ?
Igor ? S’appelle-t-il Igor ? Ce nom ne lui dit rien.
Qui êtes-vous ? veut-il demander – mais il n’émet aucun son. Ce clone lui ressemble, mais n’est pas lui-même : il ne peut le contrôler.
— Tu restes muet ? ricane le double. La surprise, sans doute ? Cette fois, Igor, je te tiens…
Sa main se lève sur Maze. Elle tient un poignard terriblement effilé.
Quelqu’un a capté son appel, mais Maze l’ignore. Certains cybergames à haut risque – comme Évasion de Jupiter – comportent une assurance sous-jacente : une hotline directe au save-service Mens Sana, spécialisé dans la récupération des inners en détresse. Cette clause n’est pas rendue publique afin d’éviter les abus du genre « je suis couvert, je prends tous les risques ». Mens Sana n’intervient qu’en cas d’erreur-système grave, de breakdown insurmonté, de perte de contrôle ou de schize dangereux. Les inners simplement égarés dans leurs simuls ne sont pas son problème.
Un signal d’alerte rouge bipe au sein de la vaste IA enfouie dans les entrailles physiques de Mens Sana, localisées à Kiruna (Laponie). En quelques nanosecondes, elle checke les coordonnées Low-R de la victime, son innerid et la nature apparente du problème : immersion en Abgrund à la suite d’un bug fugitif.
Ce que MAYA nomme pudiquement « Abgrund » n’est autre que la Réalité Profonde, cet abîme virtuel, ce néant hors-prog où finissent par s’enliser les inners hallucinés qui ont débridé leurs consoles, cracké leurs garde-fous ou dépassé leur temps de connexion. S’ils ne réapparaissent pas d’eux-mêmes au bout de cinq minutes, MAYA commute sur Mens Sana. Généralement on arrive à retrouver leurs signatures spectrales en cyberspace et à les ramener par des voies douces, mais parfois, il faut envoyer un agent en Basse Réalité.
L’IA repère donc l’agent le plus proche : c’est Kris, à deux kilomètres à peine de l’adresse Low-R de l’inner en perdition. D’après son innerid, Kris ne craint pas de se taper physiquement deux kilomètres…
L’IA endosse son id-Max et lance une routine de recherche. Elle la trouve en pleine love story dans une gondole vénitienne, en train de barboter câlin-câlin sur le Grand Canal avec un beau ténébreux. Pour éviter de casser brutalement son simul, Max s’adresse à elle à travers le sim-gondolier :
— Kris, bouge de là : une plongée en Abgrund.
Elle sursaute, surprise, dans les bras de son amant. Se tourne vers le gondolier.
— C’est toi, Max ? Tu pourrais au moins prendre un accent italien !
— Il y a un problème ? susurre le beau ténébreux avec force effets de sourcils.
— Le boulot – une urgence. Désolée…
— On se reverra ?
— Où tu veux, mon chou.
— Paris ? Bangkok ? Malibu ? (Haussement de sourcils.) … Vénus ?
— Kris, merde, trépigne le gondolier, cet inner disjoncte !
— Je t’appellerai. Ciao, mi amore…
Kris envoie du bout des doigts un baiser à son amant (qui s’étale en tache de rouge à lèvres sur sa joue bleutée de barbe naissante) et s’évapore en une volute de fumée rose. Le beau ténébreux sourit en hochant la tête, cueille la tache de rouge à lèvres et la triture pensivement entre ses doigts. La tache se transforme en une icône monochrome du visage virtuel de Kris.
— Belle fille, murmure-t-il, contemplant l’icône d’un air dubitatif. Vous avez son code ? demande-t-il au gondolier.
Pour toute réponse, le sim-gondolier se met à entonner une barcarolle : il a repris son programme.
Une brève recherche dans Évasion de Jupiter n’a rien donné : l’inner a splité quand les Space Guards lui ont tiré dessus, et un bug d’origine indéterminée l’a éjecté de son script : plus aucune trace en cyberspace. Kris devra donc, comme l’a suggéré Max, aller le récupérer à son adresse Low-R.
Avant de sortir, elle se relooke (du peu que le permet la Basse Réalité) dans la salle de bains de son conapt, à la lueur d’une led solaire. Depuis deux mois les domots de son immeuble doivent réparer le circuit électrique, mais vu la quantité d’urgences et le suivi obtus de leurs programmes, elle n’est pas près d’avoir de la lumière. Heureusement, sa console est alimentée directement par MAYA, qui ne défaille jamais… ou presque.
Kris n’est pas aussi belle en Basse Réalité que la jugeait son amant vénitien, mais à travers les écailles du miroir (une vieille glace à l’étain, ni tactile ni connectée, héritée de sa grand-mère), elle se trouve plutôt bien conservée, malgré les cernes gris autour de ses yeux noirs en amande qui trahissent ses longs séjours en cyberspace. Élancée, muscles souples et déliés (régulièrement entretenus), fesses rondes, taille étroite, poitrine ferme et menue, visage ovale aux lèvres généreuses et au petit nez mutin, elle pourrait presque se dupliquer telle quelle en MAYA, si la mode n’était pas aux formes charnues et rebondies. Seul défaut (outre une acné rebelle) : des cheveux noirs et raides, incompatibles avec les pièces montées en vigueur.
Elle se coiffe, se colore ambre, se maquille noir et bleu (efface les points rouges des sondeurs sur ses tempes), change son jog froissé pour une combi de travail neutre, qu’elle brumise en vert amande : teinte calmante et rassurante pour un inner en état de choc. S’estimant prête et présentable, elle sort.
Par miracle, l’ascenseur fonctionne. Un petit domot-araignée, ventousé au plafond de la cabine, est en train de vérifier les circuits. Kris espère qu’il a tenu compte de sa présence… On raconte sur Gossip que dans une des vieilles tours de bureaux de la Défense, des gens sont restés bloqués par une panne entre deux étages ; quand les domots sont enfin arrivés, ils n’ont retrouvé que quelques bouts d’os rongés par les rats.
Dehors, la fournaise de l’été se déverse sur elle comme une coulée de plomb tordu. Elle aurait dû se vêtir plus légèrement. Par chance, le compteur UV de sa remote de poignet, s’il n’est pas franchement vert, ne tourne pas non plus au rouge. Transpirant dans sa combi brumisée, traînant les pieds sur l’asphalte craquelé de la rue de Tolbiac, elle guette l’irruption improbable d’un taxomat. Mais ces engins sont en voie de disparition : la demande n’est plus assez forte pour induire un prog d’entretien. Kris devra – comme elle s’en doutait – se taper ces deux foutus kilomètres à pied.
À pied dans Paris vacant, qui tourne à vide telle une vieille machine oubliée : des feux qui ne régulent qu’une rare circulation, essentiellement robotique ; des boutiques vides aux vitrines crasseuses, aux grilles rouillées, dont les enseignes éteintes sont les chicots branlants des mâchoires séniles de la rue ; les façades lézardées, aux fenêtres aveugles, de vieux immeubles conaptés, transformés en cyber-termitières ; l’ancienne fac Paris XIII, éventrée à jamais, hérissée de grues décharnées, chancrée d’engins de chantier avachis comme de gros insectes morts, rebut d’un plan de rénovation obsolète ; des véhicules décolorés, empoussiérés, gisant là tant qu’ils n’entravent pas quelque prog prioritaire… L’entropie gagne du terrain, constate Kris à chacune de ses sorties. Pas partout cependant : çà et là, des bataillons d’urbots protéiformes réparent, nettoient, défrichent, construisent, posent des canalisations, restaurent des rues ou des bâtiments, en fonction d’urgences imposées par des règles de sécurité draconiennes, ou de programmes décidés au sein de MAYA d’après une rumination administrative de rapports de systèmes experts.
Au coin de l’avenue d’Ivry, Kris demande son itinéraire à sa remote qui lui fournit aussitôt un plan du quartier avec le trajet optimisé en vert fluo.
À l’angle de l’avenue d’Italie, elle est soudain bousculée par un homme. Réprimant une amorce de fuite (un agent de Mens Sana n’est pas censé avoir peur en Basse Réalité), elle observe le type avec une curiosité professionnelle. Celui-ci, âge indéterminé, ventru, traits flasques hérissés de barbe, en jean sale et fripé, trace fébrilement dans l’air surchauffé l’icône de retour au menu principal et marmonne d’une voix chevrotante « retour d’urgence, retour d’urgence ». Clignant ses yeux chassieux, il remarque tout à coup la présence de Kris. Son visage exprime effroi et désespoir.
— Pourquoi ça marche pas ? glapit-il. Pourquoi je reste coincé dans ce simul de merde ?
— Vous êtes en Basse Réalité, lui rappelle Kris.
— Alors tu… vous… êtes réelle ? (Il allonge le bras, la touche, retire craintivement sa main.) Qu’est-ce que je fous là, putain ? Qu’est-ce que je fous là ?
Cet inner est largué, constate Kris. En d’autres circonstances, elle l’aurait aidé, mais elle a une mission plus urgente à assurer.
— Je l’ignore, monsieur, dit-elle de sa voix onctueuse « spéciale détresse ». Mais je vous conseille de rentrer chez vous pour vous reposer, reprendre vos esprits…
L’homme embrasse d’un geste saccadé l’avenue bitumée de neuf, où glissent en silence quelques véhicules. La panique suinte sur son visage bouffi.
— Mais on est où, là ? Vous le savez, vous ?
— Écoutez, monsieur, je n’ai pas le temps de vous ramener chez vous, mais votre remote ou votre implant pourront vous indiquer le chemin. Vous possédez l’un ou l’autre, très certainement ?
Le type acquiesce d’un signe de tête, déglutissant avec peine. Elle le plante là et traverse l’avenue. Parvenue de l’autre côté, elle se retourne et l’aperçoit qui tente d’appeler l’icône teleport.
— Vous devez y aller à pied ! lui crie-t-elle.
Vingt minutes plus tard, fourbue et harassée par cette course sous une telle chaleur, dans cet environnement dur et implacable, Kris pénètre enfin dans la résidence de son client perdu en Réalité Profonde.
L’immeuble est ancien (fin XXe), mais l’entrée est nickel : marbre et bois ciré, carrelage immaculé, plantes vertes soignées et arrosées, électronique et machinerie en parfait état… Volonté de propriétaires méticuleux ou résultat d’un prog d’entretien rationnel ? En tout cas c’est de bon augure : Kris craignait l’antre infâme.
L’ascenseur lambrissé la monte en douceur au quinzième, en compagnie d’une musique suave, d’un parfum de pin des Alpes et d’un paysage montagnard holographique. La musique et le parfum la suivent jusqu’à la porte de l’inner en détresse.
Kris sonne pour la forme, sans attendre de réponse : si Maze était parvenu à se déconnecter tout seul, Mens Sana l’aurait avertie. Au bout d’une attente polie de vingt secondes, elle présente sa remote devant la serrure optique.
Après lecture de son code prioritaire, la porte déclique et s’entrouvre.
Une puanteur abominable l’assaille : merde, crasse et putréfaction.
Se bouchant les narines, grimaçant de dégoût, Kris pénètre dans le conapt obscur et appelle la lumière, qui répond aussitôt : au moins, ici, l’électricité domestique fonctionne.
Le plafonnier basique éclaire une décrépitude auprès de laquelle le pire taudis outer est un havre de propreté : amoncellements de débris, hardes crasseuses, emballages biodégradés, vestiges alimentaires pourris, vaisselle moisie, poussière grasse. Coulures de pisse sur les murs, excréments sur la moquette élimée. Des hordes de blattes, surprises par la lumière, s’éparpillent en tous sens. L’air épais, nauséabond, est irrespirable : Kris bat en retraite vers le couloir pour s’empoumoner de pin des Alpes avant de replonger dans ce capharnaüm.
La nausée au bord des lèvres, marchant sur la pointe des pieds entre les immondices, elle s’enfonce plus avant dans le living. La lumière crue, immodulée, souligne en ombres acérées le chaos qui se déverse en strates archéologiques de meubles hétéroclites, ensevelit tables, fauteuils, canapé. Le lit est une soue, dans laquelle grouille une colonie d’insectes noirs. La tanière d’un ours doit sentir meilleur, imagine-t-elle. Seule la console MAYA, encastrée dans le mur, a échappé à la décrépitude générale. Dorée, rutilante, elle bipe inlassablement son signal d’alarme.
L’inner est répandu dans sa fange, au pied de la machine. Hâve, émacié, la peau blême, vêtu de haillons pestilentiels. Il est couché sur le côté, une main à quelques centimètres de ses cyglasses, qu’il a sans doute tenté d’enlever. La partie visible de son visage, dans laquelle s’ouvre une bouche édentée, est figée dans l’angoisse. Elle exhale avec difficulté un souffle au remugle de caries.
Surmontant sa répugnance, Kris s’accroupit devant lui, l’appelle doucement :
— Vous m’entendez ? Monsieur ! Vous m’entendez ?
Pas de réaction. Elle saisit son poignet mou comme une chiffe, cherche le pouls. Il bat – faible, irrégulier. Cet inner s’est laissé aller au point de sombrer dans le coma. Depuis combien de temps – de semaines – ne s’est-il pas déconnecté ? Encore un qui a cracké les garde-fous qui limitent à vingt-quatre heures la durée maximale de connexion… Et voilà le résultat : un zombie vautré dans sa merde. Pauvre crétin. En tout cas, elle remercie le bug – quel qu’il soit – qui a déclenché l’alarme.
Bon, thérapie de choc, décide Kris. Un breakdown contrôlé le ramènera sans doute.
Elle presse le bouton rouge au centre des cyglasses – se recule vivement, prête à saisir son pistolet hypodermique : les réactions au breakdown sont imprévisibles.
Pas de réaction.
Elle se rapproche, soulève les deux branches des cyglasses – taches rouges et grumeleuses aux tempes, où s’appliquent les sondeurs proprioceptifs qui transmettent au système nerveux l’illusion de mouvement, de force, de texture, etc. – et prenant son souffle, les arrache d’un coup.
Dessous, c’est gris verdâtre comme un morceau de viande faisandée. Ça pue pareil. Les yeux exorbités, injectés de sang, évoquent ceux d’un lémurien atteint de glaucome. Ils ne voient rien, aveuglés par une pure terreur.
Où que tu sois, ça n’a pas l’air terrible, suppose Kris en dégainant son pistolet hypodermique. Elle glisse dans le réservoir une cartouche de novocaïne, applique l’embout fuselé contre l’épaule filandreuse de l’inner et presse la détente. La cartouche se vide avec un pschchch. Elle place une deuxième cartouche dans le pistolet – un cocktail de vitamines et d’anxiolytiques –, renouvelle la manœuvre.
L’inner n’a pas frémi.
En dernier ressort, elle lui presse une capsule d’oxygène dans la bouche. Le type halète brièvement, reprend son souffle râleux.
— Mon vieux, je ne peux rien de plus pour toi, constate Kris à voix haute. J’appelle le SAMU.
Elle porte sa remote à ses lèvres, la commute sur Low-Phone et commence à épeler le numéro.
« Non », entend-elle.
Elle se retourne, surprise. L’inner n’a pas bougé d’un cil.
— Vous avez parlé ?
Néant. Black-in total. Kris fronce les sourcils, secoue la tête. Elle a pourtant cru entendre… Bah, un bruit quelconque.
Elle appelle le SAMU.
Un quart d’heure plus tard, deux infirmiers déboulent avec un brancard. Kris les attend dans le couloir, s’emplissant les poumons de pin des Alpes. Les infirmiers, habitués à intervenir dans les pires conditions, ne bronchent pas devant le délabrement du conapt où Kris les guide avec répugnance.
Elle s’immobilise à la porte du living : il lui semble que l’inner a bougé. Qu’il a rampé sur quelques centimètres.
Mais elle ne peut s’en assurer : efficaces et diligents, les infirmiers l’ont saisi et déposé sur le brancard.
— Que lui avez-vous donné ? s’enquiert l’un d’eux.
— Novocaïne, vitamines, anxiolytique. Et une capsule d’oxygène. Sans résultat.
— Il est au bout du rouleau, commente l’autre infirmier, stoïque.
Au moment où ils passent devant Kris, portant le brancard, l’inner tourne légèrement – mais distinctement – la tête vers elle. Une lueur de vie passe dans son regard, comme une ultime supplique.
— Hé ! s’écrie-t-elle. On dirait qu’il reprend conscience…
— M’étonnerait, grogne l’infirmier de tête.
— L’est au bout du rouleau, répète son collègue.
Kris apprend plus tard que l’inner a décédé durant son transport à l’hôpital. Elle soupçonne les infirmiers de l’avoir quelque peu négligé : les hôpitaux de Paris sont pleins de ce genre de légumes à jamais déconnectés du réel, et ne les acceptent plus qu’avec difficulté. Elle en éprouve un vague remords, le sentiment obscur que si elle s’en était mieux occupée, il aurait fini par réintégrer son corps.
Mais merde, je suis psychoriste, pas infirmière, se justifie-t-elle.