Encore en retard, s’impatiente Alice, assise raide sur sa chaise dans la véranda, scrutant d’un œil encore vif la route déserte. Cette sacrée Betsy, elle n’a jamais su être à l’heure. Imper zippé, foulard sur la tête, sac à main sur les genoux, Alice est prête depuis vingt minutes. Maintenant c’est l’heure, et elle n’entend toujours pas le bruit de mixer de la citybulle de Betsy cahoter sur la route. Elle consulte une fois de plus son antique montre-bracelet digitale à pile, qui lui indique 17:23, heure bloquée depuis cinq ans : ce genre de pile ne se fait plus. Alice ignore pourquoi elle la met quand elle sort. Une vieille habitude, un attachement sentimental… Malgré tout elle sait que c’est l’heure.
10 heures, ce dimanche, l’heure de l’unique messe du mois à l’église. Et Betsy est en retard.
Alice se lève péniblement, retourne à petits pas rhumatisants dans le salon sombre et froid de sa vieille maison de pierre. Entre l’armoire ancestrale et une télé plate du siècle dernier qui occupe inutilement tout l’angle de la pièce, trône sur une commode une console Virtuavision pour laquelle un antiquaire donnerait un bon prix, d’autant plus qu’elle fonctionne. Le combiné Low-Phone, bien qu’intégré à la console, en est suffisamment distinct pour éviter toute confusion. Pourtant Alice reste perplexe devant toutes ces touches colorées. Betsy lui a expliqué maintes fois comment se servir du Low-Phone – l’antique réseau téléphonique en Basse Réalité –, mais Alice oublie toujours. J’ai la mémoire qui flanche, c’est de mon âge, constate-t-elle non sans autoapitoiement. Alors qu’elle cherche comment l’allumer (c’est sans doute la première chose à faire), elle perçoit enfin le zinzin électrique de la citybulle de Betsy, accompagné de son couinement d’amortisseurs épuisés. Alice soupire, soulagée : elle n’aura pas à utiliser ce fichu appareil, et ne sera pas trop en retard à la messe.
Betsy stoppe sa coquille d’escargot à fleurs devant le portail écaillé du jardin et se met à klaxonner. « J’arrive, j’arrive ! » se précipite Alice à petits pas. Mais sa copine ne l’entend pas : au volant de la citybulle, elle dodeline de la tête, les yeux masqués par de larges lunettes noires. Quand Alice ouvre la portière de plastique, une épaisse fumée de marijuana s’échappe du minuscule habitacle. Alice recule en toussant, chasse la fumée de la main. Betsy lui sourit, lèvres outremer bordées d’argent. Des reflets dansent dans le noir de ses lunettes, des écouteurs rose fluo ornent ses oreilles. Un énorme nœud papillon jaune est planté dans sa perruque mauve. Le tatouage qui orne sa pommette droite – un ange plutôt fripé maintenant – est rehaussé au vernis fumé anthracite. Elle porte un manteau en fibres de carbone polymérisé pour capter les ultraviolets, tout vibrant de réverbération. Ses doigts boudinés qui pianotent sur le volant sont couverts de bagues laser qui rayonnent au rythme du clip qui flashe dans sa tête. Alice n’a aucun mal à deviner que c’est du rubdub : Betsy n’écoute que du rubdub d’il y a trente ans sur sa vieille remote Virtual Walker qui saute.
Alice se serre tant bien que mal contre sa plantureuse amie dans la coquille enfumée. Elle presse en vain le bouton pour baisser la vitre, tandis que Betsy engage la citybulle sur la route défoncée.
— Tu sais bien que ça marche plus, lui rappelle-t-elle. Désolée, j’oublie toujours que la fumée te dérange.
— Tu finiras par en crever, de cette saloperie, rétorque Alice en réprimant une nouvelle quinte de toux.
— Ma chérie, ça fait soixante-trois ans que je fume, je vais pas changer mes habitudes maintenant !
— À ton âge, justement, tu ne devrais pas t’attifer de cette façon. Pour aller à la messe en plus !
— Bah ! (Betsy hausse les épaules. La citybulle embarde entre deux nids-de-poule.) Le père Lasbleiz est un vieux pédé. Les pédés aiment les couleurs. Et moi aussi.
— Tu pourrais dire homo, c’est quand même moins insultant.
— Chérie, écrase un peu ! L’époque du politiquement correct était déjà finie avant qu’on ait eu marre d’en rire. Et toi, regarde un peu comment t’es fringuée ! On dirait que t’as quatre-vingts piges !
— J’ai quatre-vingts ans !
— Si tu continues sur cette pente, s’esclaffe Betsy, tu vas t’habiller tout en noir et tu finiras grenouille de bénitier.
— Certainement pas ! C’est toi qui es amoureuse du père Lasbleiz, je te rappelle.
— Amoureuse ! Faut pas exagérer, tout de même. Mais c’est vrai que c’est un homme charmant. Si j’avais quelques années de moins… (Soupir.) De toute façon, il est pédé.
— Homo, rectifie Alice.
Mieux vaut un prêtre homosexuel qu’une église fermée, songe-t-elle, reprenant le slogan que le père Lasbleiz répète à l’envi.
La citybulle zinzine en traversant la place au bitume herbu et craquelé, se gare avec un soubresaut sur le parking vide de l’église dont les cloches sonnent pour annoncer la messe. Tandis que les deux grands-mères entrent dans la nef en se tenant par le bras, la pluie commence à tomber sur le village à l’abandon, triste et gris.
Le curé se tient derrière l’autel, sous les faisceaux croisés de cinq projecteurs. Il est penché sur une console 3S portable, en train d’opérer les ultimes réglages des trois microcams qui entourent l’autel, petits ovoïdes blancs perchés sur de fins monopodes chromés. Un écran neutre est tendu derrière lui, arc de cercle bleu englobant les champs de vision des caméras.
Alice et Betsy s’installent au premier rang. Le père Lasbleiz leur adresse un petit signe de bienvenue, auquel Betsy répond par un trémoussement de son ample bassin. Elle a traîné son odeur d’herbe jusque dans l’église, au point d’en étouffer celle de l’encens.
C’est pour elles que le curé fait brûler de l’encens. Quel intérêt sinon, dans une église vide ? Le parfum de l’encens ne passe pas dans les réseaux. Car le père Lasbleiz enregistre la messe pour Les Voies du Seigneur, le simédit ecclésiastique en MAYA. Une messe par mois dans chaque paroisse, trente paroisses, trente messes : ainsi chaque pratiquant peut suivre l’office de son choix dans le décor de son choix, où est incrusté le père Lasbleiz, omniprésent dans chaque foyer grâce aux Voies du Seigneur.
Alice et Betsy préfèrent l’attendre un mois pour le voir en personne. Betsy parce qu’elle le trouve tellement charmant au naturel, et Alice parce qu’elle n’a jamais réussi à faire marcher correctement sa console. Déjà, dans sa jeunesse, elle ne contrôlait de la télé ou du téléphone que les fonctions de base. Alice est comme ça : foncièrement rétive à la technologie. Elle est née sans doute un siècle trop tard.
Elle sort son bréviaire et son chapelet de son sac pendant que le père Lasbleiz remercie ses paroissiens d’être venus si nombreux prier avec lui en ce jour du Seigneur. Cette phrase fait glousser Betsy : elle sait que la foule est ajoutée au montage, comme l’orgue, la chorale, l’évêque, l’eucharistie : tout est en option sur Les Voies du Seigneur. On peut même, pour un supplément modique, suivre la messe sur la place Saint-Pierre, à Rome, dite par le pape en personne.
Le père Lasbleiz se duplique tel quel dans le réseau local des Voies du Seigneur – s’embellir serait péché d’orgueil –, c’est pourquoi il prend un soin particulier à l’éclairage, au cadrage, au son : si les machines s’efforcent de copier l’homme comme l’homme s’efforce de copier Dieu, autant qu’elles le fassent bien.
Alice observe d’un œil critique cet étalage de technologie sur l’autel en marbre et bois polychrome du XVIIe siècle. Elle le trouve incongru et le désapprouve. Le père Lasbleiz trône au milieu, lisse sa moustache, fait des mimiques et des effets de manches devant les microcams, prêche pour des ouailles qu’il ne verra jamais, qu’il ne sentira pas communier avec lui. Et c’est de la « communication » ! Où est la communication là-dedans ? C’est plutôt de l’« isolation »… Elle rit sous cape à sa plaisanterie sénile.
Son accès de gaieté se fane quand, se levant pour l’Ave Maria, elle jette un regard autour d’elle, sur les bancs vides et poussiéreux – juste Betsy à ses côtés, qui dodeline de nouveau et ne tarde pas à s’endormir. Jadis, quand elles sont revenues au village, après des années de folles missions chez les sœurs de la Divine Indulgence – aux temps sombres du sida et de la prohibition des drogues, et surtout après, quand les jeunes déboussolés sont tombés dans tous les excès –, jadis, oui, quand elles sont revenues, les sermons s’adressaient à un vrai public, peu nombreux mais fidèle. En sortant de la messe, les hommes allaient au bistrot, les femmes faisaient le marché, oui, c’était comme ça jadis… Les gens n’avaient que des télés 16/9 chez eux, même pas toutes reliées aux ordinateurs, on s’étonnait encore de voir quelqu’un se balader dans la rue en causant dans son portable, et les jeunes jouaient à des cybergames grossiers à Virtualand dans la galerie marchande du Leclerc. Jadis, oui… Il y avait des jeunes au village. Il y avait des paysans dans les champs, qui récoltaient choux-fleurs et artichauts. Il y avait des champs… Jadis la campagne puait le lisier, les rivières étaient saturées de nitrates et les plages se couvraient d’algues vertes l’été. Il était parfois interdit de se baigner, mais les touristes venaient quand même. Maintenant qui vient ? Qui se souvient que ce village existe, que quelques vieillards gâteux comme elle et Betsy l’habitent encore ? Il y a bien ce jeune couple qui s’est installé récemment dans l’ancienne ferme Lefol, qui a l’air perdu et ne sait pas utiliser le vieux VTT donné par le père Iffig. Betsy prétend que c’est la nouvelle tendance : de plus en plus de jeunes décrocheraient de MAYA, quitteraient les villes, attirés par la nature redevenue sauvage, la Basse Réalité comme ils disent. Grand bien leur fasse ! Mais d’ici que le village reprenne vie, ait de nouveau une boulangerie, un marché, une salle des fêtes… Alice ne sera plus que poussière.
Cette rêverie l’amène à songer à sa petite-fille. Depuis combien de temps ne lui a-t-elle pas écrit ? Pourtant, elle aussi disait qu’elle aimerait quitter la ville, MAYA, la Haute Réalité, retrouver de vraies valeurs et une approche simple de la vie, quelque chose comme ça… Faire un « pèlerinage » – oui, c’est son mot – sur les lieux de son enfance. Kris est un peu comme moi, réfléchit Alice. Elle a beau dire qu’elle ne croit pas en Dieu, n’empêche qu’elle voue sa vie à sauver des âmes en détresse… désormais égarées dans l’univers fallacieux des réseaux et non plus sur les vrais chemins du vice. Je voudrais que tu reviennes, supplie Alice en son for intérieur. Je voudrais te revoir avant de mourir… Es-tu restée humaine ? Espiègle et joyeuse comme quand tu étais petite ? J’espère que tu n’es pas devenue un de ces lémuriens blêmes, aux yeux rouges et exorbités, à passer ton temps derrière ces lunettes, là, ces cyglasses. Ô mon Dieu, je n’ai jamais pu m’y faire… Pourquoi les gens se sont-ils détournés de Toi ? Ta Création n’était-elle pas assez belle à leurs yeux ? Ou bien l’ont-ils trop salopée ? Seigneur, vas-Tu les laisser faire ? Quel châtiment leur prépares-Tu ?… Mon Dieu, quelle vilaine pensée, moi qui ai toute ma vie prêché Ta Divine Indulgence…
Le sermon est fini. Alice se rend compte qu’elle l’a suivi sans l’écouter, se levant quand il fallait, entonnant les répons machinalement, tandis qu’elle songeait à sa petite-fille, élaborait son propre dialogue avec Dieu. Tant pis, le sermon est enregistré de toute façon. Betsy le lui repassera sur sa console.
Elle secoue son amie qui ronfle sur le banc, bras croisés sur son opulente poitrine. Derrière l’autel, le curé range son matériel.
— Excusez-moi ! sursaute Betsy. Je suis vraiment désolée…
— Tu as encore trop fumé, lui reproche Alice. Excusez-la, père Lasbleiz, mais c’est son vice…
Le prêtre balaie l’argument d’un geste gracieux de la main.
— Puisse le Seigneur lui avoir inspiré des rêves élevés !
— Mon père, est-ce que vous allez nous confesser aujourd’hui ?
C’est le moment qu’Alice préfère : après la messe, tous trois s’enferment dans la sacristie et éclusent une ou deux bouteilles de vin de messe en évoquant le bon vieux temps, sous prétexte de confession. Le père Lasbleiz adore écouter Betsy raconter (enjoliver, certainement) ses frasques sexuelles au début du Vaccin, alors qu’elle était déjà sœur de la Divine Indulgence. Ces histoires choquent Alice qui a toujours été prude, même à cette époque où inviter quelqu’un sans baiser avec était la dernière des ringardises, mais rallument en elle l’étincelle de désirs enfuis, refoulés, nostalgiques…
— Je suis navré, répond le curé. Mon ami arrive aujourd’hui, vous comprenez… Je dois aller le chercher à la gare.
— À la gare ? bâille Betsy.
— À Rennes. Il a trouvé une place sur un train porte-conteneurs.
— Alors vous n’avez pas le temps de nous confesser ? insiste Alice, dépitée.
— Ce sera pour la prochaine fois ! sourit le curé de toutes ses dents blanchies « reflets nacrés ».
Soutenue par Betsy, Alice sort de l’église en grommelant. Pas de vin de messe, pas d’évocations du bon vieux temps… Déjà retourner dans sa maison triste et sombre, à rien attendre sinon la mort ?
— Allez viens, compatit Betsy. Je te paie un coup au bistrot.
Le bar Ty Yannick, de l’autre côté de la place, est ouvert. C’est le dernier commerce qui subsiste au village. Son look de façade a au moins cinquante ans, et son patron bien davantage. Ses clients sont les cinq-six petits vieux qui ont toujours préféré un vrai ballon de gwin ru sur une vieille table en formica décoloré au plus convivial des simuls… Ultime survivance de la France profonde.
Parvenues au milieu de la place détrempée, Alice et Betsy perçoivent soudain le grondement d’un tracteur qui enfle entre les murs clos des rues du village.
— Mon Dieu, c’est le fils Mével ! s’écrie Alice, paralysée par la terreur.
— Grouillons ! l’exhorte Betsy.
Cramponnées l’une à l’autre, elles se dépêchent entre les flaques vers le havre sûr du bistrot. Mais le tracteur approche bien plus vite qu’elles.
Le monstre déboule soudain au fond de la place, couleur de terre, la boue giclant de ses roues de trois mètres de haut sur les vitrines encrassées.
— Seigneur, faites qu’il nous évite ! crie Alice, bras au ciel.
— Garde ton souffle ! l’entraîne Betsy.
Dans un rugissement asthmatique et cliquetant de moteur mal réglé, l’énorme tracteur charge sur la place, tous phares allumés, tel un éléphant enragé. Une silhouette à bord, indistincte derrière le pare-brise vert bouteille dégoulinant de pluie. Les deux vieilles trottinent sur leurs jambes arthritiques…
Le tracteur géant les frôle de quelques centimètres, les asperge d’eau boueuse, puis s’engouffre dans une rue, faisant vibrer les vitres sur son passage. Alice et Betsy restent figées, haletantes et trempées, étonnées d’être encore en vie.
Yannick sort de son troquet en claudiquant sur sa canne, échevelé.
— Il vous a touchées ?
— Non, ça va, soupire Betsy, qui examine d’un air dégoûté son manteau ultraviolet couvert de gadoue. Quel dingo çui-ci !
— On dit « déficient mental », la corrige Alice, encore essoufflée.
— Venez vous sécher, les invite Yannick.
Dans la chaleur du bistrot – au décor aussi ancien que ceux qui l’occupent, à part une console d’arcade poussiéreuse et un chauffage vitrocéramique design près duquel gît l’ancêtre Iffig devant son ballon de rouge –, réconfortées par un petit rhum, les deux grands-mères reprennent contenance. En compagnie de Yannick, elles commentent abondamment l’incident qui a failli leur être fatal. La conversation dérive sur le fils Mével, ce pauvre fou qui finira par tuer quelqu’un avec son tracteur, s’il ne se tue pas lui-même avant. On sait bien ce qui l’a rendu comme ça : ses dettes, Bruxelles qui décide que la Bretagne sera réserve naturelle, son tracteur acheté inutilement, ses champs qui retournent en friche, sa femme qui le quitte, son matériel qui rouille, et lui qui n’arrive pas à se recycler, et qui boit, nuit et jour, et se bourre de médicaments… Quand il arrive à se procurer du fuel, il part en guerre contre la friche, l’œil hagard et l’écume aux lèvres, se rue à l’assaut des ronces et des ajoncs, transforme une lande en noman défoncé jusqu’à ce que son engin tombe en panne ou que lui s’écroule, épuisé, sur le volant.
— C’est le dernier des paysans, conclut Betsy, soufflant au plafond la fumée odorante de son pétard, sous l’œil envieux de Yannick (qui n’a plus le droit de fumer, et devrait déjà être mort selon Homedoc).
Après un second petit rhum, elles reprennent la route tant bien que mal, divaguent à trente à l’heure à bord de la citybulle sur la chaussée pelée. Le vent mouillé leur apporte les lointains rugissements du tracteur du fils Mével, en train de batailler contre les ajoncs du côté du champ d’éoliennes. Il ne va tout de même pas s’attaquer aux éoliennes, se demande Alice. Un nouveau Don Quichotte… Quelle idée saugrenue. Ça doit être l’herbe de Betsy qui lui fait de l’effet, à force d’en être enfumée.
— Viens boire une tisane, lui propose Alice devant sa porte.
— Chérie, je suis trempée, dégueulasse…
— Avec un fond d’armagnac, ajoute Alice.
— Bon, mais cinq minutes alors.
À peine entrée dans le salon, Betsy remarque le moniteur allumé de l’antique Virtuavision sur la commode. Elle s’en approche et déchiffre l’inscription sur l’écran, les yeux plissés.
— T’as un message, prévient-elle.
— Un message ? De qui ?
— Ta petite-fille, je crois bien.
— Mon Dieu ! Que dit-elle ?
— Je peux pas le lire. Il faut entrer ton code dans la console.
— Mon code… Ah oui, je l’ai noté quelque part. Où ai-je bien pu le fourrer ? (Alice fouille fébrilement dans le tiroir de la commode et les poches murales débordantes de vieux papiers.) Pourquoi passe-t-elle toujours par cet appareil ? Ce serait tellement plus simple si elle m’écrivait, si elle m’envoyait une jolie carte…
— Le courrier papier est supprimé depuis dix ans, rappelle Betsy.
Alice soupire, porte une main ridée à son front où s’égarent quelques mèches blanches.
— Seigneur, je perds la tête…
— On devient tous fous, opine Betsy. Comme le fils Mével, on veut se persuader que le passé existe encore.
— Ah, voilà mon code ! (Alice déniche un bout de carton dans le tiroir sous la console, le brandit triomphalement.) Alors qu’est-ce que je fais ?
— Donne, je m’en charge. Sers-nous un armagnac en attendant.
Betsy s’installe devant la console qu’elle manipule d’une main lente, en tirant la langue, mais sans hésitation. Le message de Kris s’étale bientôt sur l’écran. Alice s’approche, deux ballons d’armagnac dans les mains.
— Qu’est-ce qu’elle dit ? Je ne trouve pas mes lunettes.
— Attends, j’augmente le grossissement. Voilà.
Chère mamy Alice,
Je suis étonnée de ne pas te trouver chez toi au moment où je t’appelle. La télépathie ne marche plus entre nous ? En tout cas moi je pense à toi et j’ai bien envie de venir. Mais tu sais comme c’est difficile… Je n’ai pas de véhicule personnel et il n’y a pas de transport voyageurs vers la Bretagne. Et je suis tellement prise par mon job… J’ai de plus en plus de travail. Il faut dire que de plus en plus d’inners déjantent… Tu as entendu parler de la Réalité Profonde ? C’est là où finissent par échouer ceux qui se perdent aux confins de leurs cybergames. MAYA ne la reconnaît pas officiellement, parce qu’elle ne laisse aucune trace en Haute Réalité. Elle semble induite par l’inconscient collectif, une histoire de champ électrique du cerveau en phase avec les fréquences de certains nanocomposants, Max m’a expliqué, mais je n’ai pas bien compris. Moi et la technique… Quoi qu’il en soit, les inners visualisent leur propre inconscient, leurs fantasmes, leurs désirs, mais aussi leurs angoisses, leurs frustrations, etc. Bref, je suis obligée d’aller les chercher là-dedans parfois. Tu imagines comme ça peut être éprouvant… Des fois j’en ai marre, j’ai envie de tout plaquer, de revenir comme toi au village. Voir une vraie mer, de vrais arbres, sentir le vent salé sur mon visage. Aller chercher les œufs pondus par les poules… Tu as toujours des poules ? Et ton amie Betsy, comment va-t-elle ? Est-ce qu’elle fume toujours cette plante qu’elle cultive, comment l’appelle-t-elle déjà ?…
Zut, encore un appel urgent. Je suis obligée de te laisser.
Appelle-moi, je t’ai expliqué comment faire, c’est dans la mémoire de ta console.
Je t’embrasse, chère mamy.
Kris
— Je n’ai rien compris à cette histoire de Réalité Profonde, grommelle Alice.
— Max, c’est son petit ami ? s’enquiert Betsy.