Kris arpente d’un pas circonspect un vaste inlandsis d’un mauve malsain, crevassé, creusé de névés blêmes et mous, hérissé de blocs épars et de moraines agressives, balayé par un blizzard qui dépixellise partiellement l’environnement. D’un horizon à l’autre, le ciel couleur d’écran vide fourmille d’une neige électronique qui ne descend pas jusqu’au sol. Kris n’a pas froid, ni chaud, car ces options coûtent cher et Mens Sana n’a pas jugé utile d’en doter ses agents. Le froid qu’elle éprouve est intérieur, émotif, lié à l’infinie désolation de ce paysage polaire, aux confins du cyberspace exploré.
Car il s’agit bien de confins. Si Antarctica a de nombreux adeptes au sein de MAYA, c’est parce que malgré sa vastitude digne des meilleurs explorers, il est abondamment balisé et pourvu de buts exaltants : Découvrir le Pôle Magnétique, Retrouver l’Expédition Disparue, Porter Secours aux Passagers de l’Avion Écrasé, Chasser la Baleine avec les Derniers Aléoutes, etc. Or il se trouve toujours des téméraires qui s’écartent des parcours sélectionnés, s’aventurent en une hasardeuse exploration hors-prog. Lâchés par la logistique interne du simul, ils ne savent plus revenir…
Kris n’aime guère cette facette de son boulot : d’une part elle se considère davantage psychologue que secouriste, d’autre part récupérer des inners déroutés est une tâche longue et fastidieuse, les confins d’explorers étant généralement incertains, truffés de bugs, déformatés par les tentatives de cracking.
Ce n’est pas le rôle de Mens Sana de retrouver les inners perdus dans leurs cybergames, lesquels sont en principe munis de garde-fous permettant d’éviter ce genre de problèmes, ou emploient des cybanims pour guider les joueurs et les empêcher de trop déconner. Or un explorer, par définition, ne possède ni cybanim ni garde-fou : c’est une aventure où l’on risque virtuellement sa vie. D’après la rumeur, aux confins de certains d’entre eux s’ouvriraient des portes sur la Réalité Profonde, cet Abgrund, cet abîme invisible, indétectable, ignoré de MAYA – bref, hypervirtuel au point que c’en est devenu une légende. N’empêche que chaque semaine des inners dysfonctionnent voire disparaissent, phagocytés par cette légende à l’instar d’un trou noir…
Et ça, c’est du ressort de Mens Sana.
L’inner qu’elle recherche à présent, Kris ne voudrait surtout pas le perdre. Elle éprouve encore du remords d’avoir laissé Maze aux mains peu scrupuleuses du SAMU l’autre jour. Elle considère cela comme une démission, une faute professionnelle, une interférence de sa répulsion sur son devoir. Ses collègues ont beau lui répéter que les inners sont responsables de leur état et informés des risques à cracker les garde-fous, Kris reste persuadée qu’elle aurait pu le sauver si elle l’avait suivi jusqu’au bout, qu’elle n’a pas fait tout son possible.
C’est pourquoi elle doit tirer celui-ci de là – où qu’il se trouve.
Son util de recherche intégré lui permet de repérer les traces du skidoo malgré les plaques de glace dure et le blizzard qui balaie plaintivement la neige : elles se révèlent à mesure qu’elle avance, à quelques pas devant elle, formant trois sillons parallèles d’un bleu vaguement phosphorescent.
Au début de sa traque, Kris a également généré un skidoo, mais a dû y renoncer au regard des difficultés à glisser sur ce sol irrégulier, parsemé d’embûches. En outre le skidoo consommait beaucoup de bande passante et plantait son util de recherche. Elle se contente d’une paire de skis (son script l’a aussitôt configurée en skieuse) qu’elle transforme selon la nature du terrain en raquettes ou en bottes à crampons. D’après l’appel lancé en hotline par Antarctica, Scott (c’est le pseudo de l’inner) se serait crashé avec son skidoo. Kris espère qu’il l’attend sagement aux coordonnées indiquées, mais doute fort de son bon sens.
Après avoir péniblement escaladé un sérac, ripant et glissant sur des rocs et glaces instables, cinglée par le blizzard neigeux qui ronge des portions d’elle-même, Kris distingue au loin le skidoo de Scott, chaviré, la fourche enfoncée dans une crevasse.
Personne autour.
Son abandon par l’inner est mauvais signe : rien de plus simple que d’effacer un accessoire inutilisé. Si Scott ne l’a pas fait, il n’est plus capable de grand-chose… Ou bien a-t-il voulu laisser un indice, un message, un signal ?
Elle s’extirpe du sérac en bataillant contre la neige et le vent, change ses bottes-crampons en raquettes et s’élance sur la surface de poudreuse au bout de laquelle est planté le skidoo. L’horizon s’évanouit au-delà, cerné par une pénombre crépusculaire de sombre augure.
Alors qu’elle est sur le point de l’atteindre, la scène splite brusquement dans un grand éclair blanc –
Masures délabrées, ruines sinistres, amalgames de tôles, cartons et plastiques encombrant une rue boueuse, jonchée d’immondices ; lueurs fuligineuses étouffées par des ténèbres poisseuses. Des silhouettes dépenaillées courent s’abriter d’un danger imprécis mais oppressant, manifesté par un brouhaha qui s’approche – rugissements mêlés de moteurs pétaradants (cut)
Ils surgissent au bas de cette rue cloacale : une horde hurlante, sauvage, juchée sur des véhicules hétéroclites – et armée ! Des coups de feu claquent autour de Kris, des balles sifflent à ses oreilles, des projectiles enflammés raient la nuit, lancés du haut des ponts, fusant des cabanes entassées à leurs pieds. Staccatos d’armes automatiques, giclées de lance-flammes qui boutent le feu au bidonville – hurlements des victimes, cris de guerre des envahisseurs (cut)
Contre-plongée vers le ciel enfumé, rougi par les incendies, tranché par l’arche élancée d’un pont sur laquelle se compose lentement un mot en lettres de feu :
MATE
— Et merde ! s’exclame Kris, exaspérée. Manquait plus que ça !
Elle s’évacue rageusement, zappe le sémillant menu MAYA principal et appelle son chef en hotline.
Elle tombe sur une boucle stand-by qui la dévisage d’un air sévère et lui ordonne d’attendre en silence. Elle obtempère, rongeant son frein, examinant cette tronche rébarbative qui l’étonne toujours. Car Deckard est vieux, gras et chauve, affublé de grosses lunettes à monture d’écaille, en MAYA comme en Basse Réalité : il se duplique tel quel, sans le moindre effort pour arranger ses rides et ses traits bouffis. D’accord, il n’a aucun rapport avec la clientèle, et ses seuls contacts Hi-R se limitent à ses agents et aux relations professionnelles, mais tout de même… c’est presque obscène.
L’avatar de Deckard remplace sa boucle stand-by, sans différence notable dans l’expression. Derrière lui, un bureau neutre – écrans, machines, murs beiges – son décor réel assurément.
— Kris ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Je viens d’être parasitée par Mate, ce hack abominable ! C’est pas possible de travailler correctement dans ces conditions !
— J’en suis conscient. C’est pourquoi je m’en occupe – et tu me déranges.
Bien qu’il ne l’ait jamais déclaré officiellement, il est de notoriété publique (du moins au sein de Mens Sana) que Deckard donne parfois un coup de main à Netwatch, le Contrôle des Réseaux. Par ailleurs, il est membre de la DelCom, la Commission d’Effacement chargée de statuer sur l’accès ou non des inners « à risques » à MAYA.
— Mais vous m’avez dit de vous informer chaque fois que…
— Je n’ai pas dit de le faire en urgence, la coupe Deckard. Tu peux simplement me transmettre l’info par mail. Tu n’as pas oublié de saisir les coordonnées du parasitage ?
— Non, répond Kris fièrement. J’ai enregistré la séquence, avec la date, l’heure, le débit, l’adresse IP, enfin tout ce qui peut servir.
Deckard hausse un sourcil par-dessus ses antiques lunettes à monture d’écaille.
— Étonnante initiative, grogne-t-il. Bon, passe-moi donc ces foutues données, puisque tu as quitté ton poste.
Kris pique un fard.
— Je n’ai pas quitté mon poste, monsieur Deckard. C’est Mate qui m’a…
— As-tu récupéré le client ?
— Pas encore, j’étais sur le point de le repérer quand Mate…
― Comment ? (Un lacis de rides coléreuses plisse le front de Deckard.) Tu abandonnes ton client en pleine crise pour venir me déranger avec ton histoire de hack ? As-tu un soupçon de conscience, ma fille ?
— Mais, monsieur…
— Je te préviens, Kris, si tu ne ramènes pas cet inner sain et sauf, tu es virée ! C’est clair ?
— Très clair, monsieur Deckard. Je ne vous dérangerai plus.
Elle adresse les données demandées puis se déconnecte totalement – en douceur néanmoins, par wayout du menu MAYA principal (l’allée d’un parc à l’anglaise, semée de pigeons roucoulants, bordée d’arbres centenaires et de massifs fleuris, qui se fond peu à peu, sur une musique suave, dans la blancheur virginale des écrans vides des cyglasses), se débranche et se lève, cœur battant, mâchoires serrées, paupières gonflées.
Elle vacille, surprise par l’obscurité qui règne dans son conapt. Déjà la nuit ? Elle appelle, frappe dans ses mains : pas de lumière. Le circuit électrique est toujours en panne… Foutue Basse Réalité. Heureusement son salon est propre, net, bien rangé, sent bon le « bouquet de printemps ». Quel salaud ce Deckard… Toujours à l’engueuler, la traiter comme une néophyte.
Pour se calmer, Kris va respirer un grand bol d’air à la fenêtre. Il fait chaud dehors, chaud, sec et poussiéreux. Le panorama qui s’offre à elle depuis son quatrième étage se résume à une façade d’immeuble en verre bleu veiné de granité rose pulvérisé. Quelques lueurs scintillent au sein de cette falaise de verre : signes de vie… ou simulacres de vie. La pénombre orangée, silencieuse, de la rue lui communique une étrange envie : sortir, marcher au hasard, flâner dans la calme tiédeur de la nuit jusqu’à trouver un lieu animé, une terrasse de café où s’asseoir pour regarder vaquer les passants… Désir anachronique, nostalgie d’une période oubliée de son enfance, quand tatie Betsy lui payait un Coca au bistrot du village : elle sait pertinemment que ce genre d’endroit n’existe plus qu’en simul, et peut-être encore dans cette campagne reculée où Kris a vécu, et qu’elle se surprend à regretter… Si elle sortait marcher dans les rues, elle ne trouverait que des places vides, des portes closes, des vitrines obscures.
De plus elle n’a pas le temps : elle a laissé Scott aux confins d’Antarctica. Qui sait où il divague maintenant… Elle doit le ramener à tout prix – sinon ce vieux crapaud de Deckard est foutu de la virer pour de vrai.
Mais ses yeux sont irrités, et une sourde migraine palpite derrière ses tempes enflées par les sondeurs : trop de temps passé en MAYA, bien qu’elle n’ait pas atteint la limite des vingt-quatre heures. Elle ramasse sa torche sur la table basse et se dirige vers la salle de bains : une friction d’eau froide sur la figure lui fera du bien.
Le filet d’eau qui s’écoule du robinet est chiche, brunâtre, sent le chlore et le métal. Encore une pénurie… Ça lui rappelle les images outers diffusées par Mate. Finalement on n’est pas si loin des conditions de vie des outers, malgré nos consoles sophistiquées, réfléchit-elle. Plus d’électricité, une eau rare et dégueulasse, l’entropie générale… La Basse Réalité est oubliée, ignorée. Elle se désagrège et tout le monde s’en fout – pire : ne veut pas la voir. Alors les inners restent plus longtemps connectés, et plus ils restent connectés, plus leur environnement se déglingue… Cercle vicieux que les robots et sysex sont incapables de juguler – il ne faut pas se leurrer. Un nombre croissant d’inners se rendent à cette évidence, quittent la ville et s’installent en brousse, là où la Basse Réalité est préservée, l’environnement encore « naturel », agréable à réintégrer. Mais la vie y est aussi beaucoup plus dure, car il faut tout faire soi-même, et rien n’est plus rétif à manipuler que la Basse Réalité… Kris est séduite par cette courageuse démarche, mais se demande si elle sera jamais capable de l’accomplir.
Elle s’asperge néanmoins le visage de cette flotte infâme, avale un Nevronal avec une gorgée de Smart et se réinstalle en soupirant dans son fauteuil, ses cyglasses sur les yeux, sa commande au poignet.
Elle zappe de nouveau le pimpant menu principal, transmet son login prioritaire à Antarctica et saute à l’endroit précis d’où elle avait décroché : à quelques mètres du skidoo renversé de son client. Celui-ci est demeuré en l’état, par contre les ténèbres qui encerclent l’horizon ont gagné du terrain, rogné la morne plaine de neige balayée par le blizzard… Le skidoo semble ainsi constituer l’ultime rempart de la clarté, le dernier objet rationnel avant les sombres tourbillons de la folie.
Évidemment, les empreintes des snow-boots de Scott se dirigent vers cette nuit boursouflée.
Il n’a rien emporté : tout son équipement de survie est encore à bord de l’appareil. Ce qui signifie qu’il n’avait déjà plus toute sa tête quand il a décidé de partir à pied… s’il l’a décidé. Jusqu’où est-il allé ? Attiré par quoi ?
Au prix d’un gros effort gourmand en énergie, Kris parvient à dégager le skidoo de la crevasse. Elle le checke rapidement : une infime déformation de la fourche, qui ne l’empêchera pas d’avancer. Elle remercie Scott en son for intérieur de lui avoir laissé cette machine : ainsi elle n’a pas à bouffer sa propre bande passante, qu’elle peut utiliser pour booster son util de recherche.
Chevauchant l’engin qui démarre aussitôt, elle s’élance sur les pas de Scott – vers les ténèbres.