— Victor ? C’est toi ?
— Bien sûr, papa, qui crois-tu que ce soit ?
— Eh bien, je ne sais pas, n’importe qui… Tiens, l’autre jour j’ai aperçu Igor Illitch Tourgueniev. Tu te souviens d’Igor ?
— Da, da… Qu’est-ce qu’il est devenu ?
(Oh oui je m’en souviens, cette taupe des Omons{1}. Comment avons-nous pu être aveugles à ce point ?)
— Ce vieux grigou d’Igor ! Tu te rappelles la cuite qu’on a prise avant notre départ ? Tu étais bien avec nous, Vitia, n’est-ce pas ?
— Oui… Vous cherchiez un troisième. Mais comme vous aviez épuisé votre quota d’alcool, c’est moi qui suis allé dans la beriozka{2}…
— Une beriozka ? Tu es sûr ?
— Da, à Kouznetski. Vous aviez des dollars, et Igor voulait boire une vraie Stolichnaïa, mais au Goum ils ne vendaient qu’un tord-boyaux tout juste bon à récurer le carrelage…
(Mais ça c’était avant, papa, c’était jadis. Les beriozka n’existent plus…)
— Oui, c’est ça, il disait : « Peut-être qu’on ne reviendra jamais, et je veux goûter une dernière fois à la vraie vodka russe ! »
— Alors vous m’avez envoyé dans ce piège à touristes, où j’ai payé la Stolichnaïa au prix touriste, en dollars. Tous vos billets changés au noir y sont passés, et j’ai même dû ajouter les dix mille roubles que j’avais gagnés avec mon bizness rue Arbath.
— Quel bizness rue Arbath ?
— Nitchevo. C’est du passé tout ça.
— Victor Vassiliévitch ! Je te somme de répondre !
— Papa, on ne va pas encore s’engueuler, alors qu’on ne peut même pas s’embrasser… qu’on ne le pourra plus jamais.
— Que veux-tu dire par là, fils ?
— Heu… rien. C’était une connerie. Excuse-moi.
— Tu as bu ?
— Mais non !
— C’est vrai, à ta voix tu n’as pas l’air d’avoir bu… Tu t’es drogué ! Tu as acheté de la drogue aux Tchétchènes !
— Arrête, je t’en prie ! Il y a longtemps que ça ne se passe plus comme ça. D’ailleurs je t’ai déjà dit que je n’étais plus à Moscou.
(Vas-y ! Pose-moi les bonnes questions : Où es-tu ? Que fais-tu ? Intéresse-toi à moi ! au monde !)
— Ah, Moscou, Moscou… Quelle virée on y a faite, avec Igor ! Tu y étais aussi, n’est-ce pas ? Je me souviens maintenant, on est allés finir cette bouteille au Melitza. Il y avait là-bas des Géorgiennes bien girondes… On ne t’y a pas emmené, j’espère ?
— Si. Vous vouliez m’envoyer au McDo de la place Rouge, mais comme je n’avais plus un kopeck, je vous ai suivis… C’est là que je me suis déniaisé, d’ailleurs.
(À dix-neuf ans… Après il y a eu Vera – Vera qui tombe, fleur de sang.)
— Ah, quelle biture ! Quelle soirée ! On n’était pas frais, le lendemain matin, pour prendre le train !
— Vous n’avez pas pris le train, papa. Il n’y avait plus de trains.
(Les attentats, tu as oublié ? Les potes nationalistes de ton ami Igor ? Tu ne te souviens que des bons côtés, hein ?)
— Alors on a dû repartir dans la voiture d’Igor…
— Non plus : elle était en panne d’essence, et toutes les stations étaient fermées pour cause de pénurie. Ce sont deux Omons qui vous ont ramenés à Chelkovo… Eux avaient de l’essence.
— Tu es sûr ?
— Certain, papa. Ils ont même failli vous coffrer pour ivresse sur la voie publique. C’était presque la prohibition, rappelle-toi. Heureusement qu’Igor avait des relations…
— Sacré Igor ! Brave tovaritch !
— Qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Hein ? Qui ?
— Igor ! C’est de lui qu’on parle, non ? Igor Illitch Tourgueniev ! Ton collègue !
— Est-ce que je sais, moi ? Il est parti, je suppose…
— Non, papa. Il n’a pas pu partir, sinon tu l’aurais suivi. Il est toujours avec toi, hein ? Malade, peut-être, ou… pire ? Papa ? Tu m’écoutes ?
(Allez, dis-le qu’il est mort ! Vois la réalité en face !)
— Fils, je ne comprends rien à ce que tu racontes. Igor est certainement retourné dans sa famille. As-tu pensé à leur envoyer une carte à Noël ? Les Tourgueniev t’aiment beaucoup, tu sais. Eux qui n’ont jamais pu avoir d’enfant normal, ils te considèrent un peu comme leur fils adoptif… Tu te souviens quand totia Marushka cuisait des pirojki dans le fourneau à bois de la datcha ? Comme ça sentait bon…
— Marushka est morte, tu sais.
— Qu’est-ce que tu me chantes là, Victor ! Hier encore je lui parlais au téléphone !
— (Soupir) Ce sont tes fantômes, papa. Les téléphones n’existent plus. Du moins, plus là où je suis.
— Et où es-tu donc ?
— Quelque part en Europe… Je ne peux rien t’en dire. Je n’ai même pas le droit de te parler. D’ailleurs on va être coupés.
— Comment, tu n’as pas le droit ! Tu es en prison, c’est ça ? Tu as encore fait des bêtises ?
— C’est trop long à t’expliquer, et je ne suis pas sûr que tu comprendrais.
(Les Omons, les hommes en noir qui me traquent… Toute ma vie ils me poursuivront. Je ne suis pas à l’abri comme toi, papa…)
— Tu as revendu de la drogue ! Tu fréquentes toujours ces chiens de Tchétchènes !
— Non, papa, ce n’est pas ça du tout. D’ailleurs la Tchétchénie n’existe plus. Écoute, on va être coupés maintenant. Tu ne m’oublies pas, hein ?
— Non, Vitia, je ne t’oublie pas.
— Tiens le coup, papa. Je t’embrasse.
— Moi aussi, fils. Vitia…
— Oui ?
— Parfois je crois que je… que je perds la tête. Je dois te paraître…
— Pas du tout. Tu es un héros, tu sais. Personne n’a tenu aussi longtemps que toi. Personne.
(Et moi je suis un lâche : j’ai fui pour survivre. Svetlana et Marushka sont mortes… et j’ai trahi Vera.)
— Tu leur diras, alors ?
— Quoi ?
— Qu’ils viennent me chercher…
— Da, je leur dirai. Priviet, papa. À demain.
— À demain, fils. Surtout ne fais pas de bêtises.