— Vitia, mon fils, quel bonheur de t’entendre !
— Je te capte assez mal, papa. Ta voix me paraît très lointaine…
— Ah oui ? Moi je te reçois 5 sur 5. Comme si tu étais près de moi… Je t’ai attendu hier, tu sais. Pourquoi n’as-tu pas appelé ?
— Je… j’ai eu un empêchement. Désolé.
(Et même aujourd’hui je prends un risque. S’ils me repèrent…)
— Tu n’imagines pas à quel point ça me fait plaisir d’entendre une voix humaine qui soit extérieure à moi-même.
— Da, je comprends, mais dis-moi… Papa ? Tu m’entends ?… Allô ?
(Merde putain de console de bricolage maison.)
— … l’impression de m’échapper, de sortir de ma coquille. Tu comprends, Vitia ?
— Excuse-moi, je t’ai perdu un instant. J’aimerais te poser une question…
— La solitude, c’est ça le plus terrible. Personne à qui parler, aucune échappatoire au carrousel sans fin de mes pensées. Heureusement que tu es là pour me parler chaque jour… ou presque chaque jour.
— À propos de solitude…
— Comment est Moscou, Vitia ? Comment ça va chez nous ? Comment va ta mère ?
— (Soupir.) Je ne vis plus à Moscou, papa, je te l’ai répété cent fois. Il n’y a plus de chez-nous et maman est morte.
(Non ! Pas encore ! Pas replonger dans ce cauchemar !)
— … M-morte ?
— Arrête, papa, tu me l’as déjà jouée celle-là. Tu le sais depuis des années.
— Mais… comment est-ce arrivé ?
— Comme totia Marushka. Mais c’est de l’histoire ancienne… J’aimerais que tu me parles d’Igor.
(Les bottes noires des Omons, le fracas de la porte brisée, les rires des hommes en noir… Les cris, les cris de maman et de Marushka, les cliquetis des armes… et Vera – Vera qui tombe…)
— Igor ? Tu l’as revu ? Comment va-t-il ?
— Franchement, papa, tu te fiches de moi. Je sais qu’Igor est avec toi. J’ai assisté à votre départ, tout de même !
— Mais non, bougre d’imbécile ! Je me tue à te dire qu’il a été évacué !
— C’est impossible, et tu le sais très bien : sinon on n’en serait pas à se parler à travers ces vieux machins comme deux fossiles. Qu’est-il arrivé à Igor ?
— Ah, Igor, ce brave tovaritch… Comme nous étions fiers, tous les deux, de participer à cette grandiose mission ! Je me rappelle encore quand le chef de projet est venu nous trouver, comment s’appelait-il déjà, un petit gros…
— Arrête, tu commences à m’écœurer avec tes souvenirs d’ancien combattant. Igor est-il toujours vivant, oui ou non ?
— Bien sûr qu’il est vivant. As-tu écrit à sa famille comme je te l’ai demandé ? Marushka saurait te dire où il est.
— Marushka est morte, papa ! Et maman aussi ! Toutes les deux ! Dans un camp, un camp des fascistes qui ont pris le pouvoir en Russie, et qui font régner la terreur depuis sept ans. C’est ça la pravda, papa ! Cesse de te leurrer ! Regarde la réalité en face !
(Et moi j’ai fui, pieds nus dans la neige, j’ai couru dans les bois, pourchassé par des chiens, je me suis planqué dans des fossés boueux, j’ai bouffé de la merde, je me suis cogné à tant de portes closes, de visages fermés, de regards emplis de terreur. J’ai fui mais j’ai survécu, papa, tandis que toi… toi, tu es un mort qui parle !)
— Papa ? Tu es encore là ?… Tu m’entends ?
— J’ai fait un rêve à propos d’Igor : il était furieux contre moi et voulait me tuer avec un couteau. Le monde était en ruine, et Igor prétendait que c’était moi le responsable. Il voulait me tuer… Tu te rends compte ? Nous qui étions si bons amis !
— En vérité c’est toi qui l’as tué, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, on n’était pas toujours d’accord, notamment sur le plan politique, il avait des idées un peu trop nationalistes, extrémistes à mon goût, mais ça n’empêchait pas que…
— Papa ! Papa ! Réponds-moi : tu l’as tué, oui ou non ?
— Cesse de m’importuner, à la fin ! Igor a été évacué, je te dis ! Tu ne crois plus ton père maintenant ? Tu penses que je délire, c’est ça ?
— Écoute, il est temps d’en finir avec cette mascarade, de voir la vérité en face. Tu as fait ta petite guerre civile personnelle contre Igor, hein ? Enfermés tous les deux sans contact avec le pays, qui se déchirait sous vos yeux sans qu’aucun de vous ne puisse intervenir, et fatalement, une crise plus grave, un moment de folie… C’est comme ça que ça s’est passé, n’est-ce pas ? Essaie de te souvenir vraiment, papa. Je suis sûr que ça te ferait du bien, que ça t’aiderait à surmonter cette –
– cut –
(Merde ! J’y suis peut-être allé un peu fort ? Pourtant ils le disent sur Psynet : le seul moyen d’extirper un traumatisme, c’est de le regarder droit dans les yeux, le choper à pleines mains et lui tordre le cou ! Bon, j’ai encore deux minutes de fenêtre, je vais tâcher d’arrondir les angles…)
— Papa ? C’est moi, Victor ! Réponds-moi !… Papa, tu m’entends ? C’est Vitia, ton fils ! Réponds-moi… Ah, spassiba, je me demandais si tu… Papa ?
— (Sanglot.)
— Écoute, je ne te juge pas, tu comprends ? On était tous fous à cette époque. Moi-même je n’ai dû mon salut qu’à la fuite… et j’ai dû tuer aussi. Alors tu vois, je ne te reproche rien, d’autant plus qu’Igor n’était pas mon ami, mais j’essaie simplement de… de savoir ce qui s’est passé en vérité…
— Tu penses que je suis fou, c’est ça ? Allez, dis-le ! Traite ton père de cinglé !
— Mais non, pas du tout. Je voudrais juste te… te ramener les pieds sur terre. Enfin, je veux dire –
– cut –
(Oh merde, cette fois j’ai vraiment déconné. Qu’est-ce qui m’a pris ? Je n’ai plus le temps de le recontacter maintenant. J’espère qu’il va y réfléchir… qu’il ne prendra pas tout ça trop mal. Non, ça devrait lui faire du bien. C’est ce qu’ils disent sur Psynet : s’il commence à accepter la vérité, un pas décisif sera franchi… J’espère qu’ils ont raison. Car j’ai besoin de savoir moi aussi : si Igor n’est pas mort, où est-il ? Pourquoi ne parle-t-il jamais ?
Ou bien ils l’ont vraiment évacué ? Bon Dieu, je vais devenir cinglé moi aussi…)