Kris n’aime pas les cyberloves. Ce n’est pas par puritanisme ou pudibonderie, simplement ses fantasmes sont assez classiques : s’envoyer en l’air avec un beau mâle à la fois spirituel et bien membré, à l’issue d’une séduction dont le cadre, la classe et l’originalité comptent autant pour elle que la qualité de sa conclusion. L’amour doit se faire avec amour, et la baise pour la baise a toujours ennuyé Kris, même si tous les délires sont permis en cyberlove, et ne sont limités que par l’imagination des participants.
C’est pourquoi, déjà passablement agacée par la page-menu de Cupidon (un ballet de cœurs fessus où sont incrustées en 3D des scènes illustrant les diverses options du cyberlove : triolisme, SM, dominatrices, homo, partouze, etc.), elle décide de couper au plus court et se projeter directement au dernier check opéré par le datalogger de MAYA de l’inner en perdition. Pour cela, elle doit entrer le login de son client, et c’est en l’inscrivant dans la fenêtre technique ouverte sur l’un des cœurs fessus qu’elle remarque soudain le pseudo employé : « Alice ».
Kris n’a pas besoin d’utiliser un décodeur pour lire dans le login l’origine géographique de l’inner : la Bretagne. C’est pas vrai, s’effare-t-elle. Mamy Alice dans un cyberlove ! Non, c’est une coïncidence, Alice est un nom courant. Elle demande néanmoins à MAYA l’innerid d’Alice…
C’est bien celle de sa grand-mère.
— Un problème ? s’enquiert la montre de Kris.
Elle la porte à hauteur de ses lèvres. C’est un simple cercle bionique adhésif scotché sur la face interne de son poignet, qui présentement n’affiche pas l’heure mais deux points cerclés et un trait courbe – deux yeux et un sourire. Max s’est cloné dans la montre.
— Ce client qu’on doit récupérer… c’est ma grand-mère.
Les yeux se plissent, le sourire s’élargit jusqu’au bord du cercle : Max rigole.
— Ta grand-mère a eu une bouffée de chaleur ? Ou bien elle s’est trompée en voulant accéder à « Tricot, le réseau des mailles » ?
— Ça me fait pas rire, Max. C’est pas du tout le genre de mamy Alice.
— Vas-y, plonge. On verra bien ce qu’il en est.
— Tu n’oublies pas le fil d’Ariane, hein ? rappelle Kris, son doigt hésitant sur l’icône ENTER.
— Ne t’inquiète pas : où que tu sois, je te ramènerai.
Kris touche l’icône qui rougeoie, puis éclate en cercles concentriques.
Elle débarque en pleine orgie.
Comme des porcs vautrés les uns sur les autres, remarque-t-elle avec répugnance. La vaste pièce ovale, au plafond miroir et aux murs écrans, meublée de lits, canapés, coussins, tapis, globules et peaux de bêtes, est remplie de corps entrelacés, enchevêtrés, interpénétrés, luisants de sueur, de salive et de sperme, rampant d’un sexe à l’autre, hommes et femmes pour la plupart, mais aussi des combinaisons plus excentriques, travestis, créatures bisexuées, femmes avec trois seins, hommes avec deux queues, une grappe de mains caressant un corps, un cul énorme embroché sur un sexe géant, quelques animaux, chiens, singes ou mélanges indéfinis qui forniquent à tout-va, le Kāma-sūtra revisité à l’endroit et à l’envers, rires, cris, râles, soupirs, halètements… Kris se rend compte que son client a pris toutes les options – aucune entrave aux pires perversions ! Elle n’ose croire qu’il s’agit réellement de mamy Alice : son login a dû être piraté et elle se fait taxer les options à plein tarif.
— Ça va, Max ? chuchote-t-elle à sa montre. Tu te rinces l’œil ?
— Ce genre de scène m’excite moins qu’un beau Mandelbrot.
— Ah oui, j’oublie toujours que tu n’es qu’une IA…
— Hé, jolie blonde, qu’est-ce que tu fous tout habillée ? l’apostrophe un éphèbe grec qui se fait pomper le dard par deux naïades, elles-mêmes prises par une espèce de diable qui a transformé tous ses doigts en pénis.
— Je ne fais que passer, grimace Kris, presque honteuse de se trouver en combi de travail parmi toutes ces peaux lascives.
— Arrête-toi un peu ! Viens boire à ma fontaine. Elle a un goût de pêche, pas vrai, les filles ?
— Abricot, rectifie l’une des filles, en pressant la fontaine en question dans la bouche de sa copine.
L’instrument gicle un liquide crème que toutes deux se mettent à lécher. Kris s’éloigne, dégoûtée.
— Pars pas comme ça ! lance l’éphèbe, qui fait un geste torsadé de la main – Kris se retrouve soudain dépouillée de tous ses vêtements, à l’exception de sa montre-Max et des accessoires spécifiques à sa fonction. L’éphèbe se marre, content de sa plaisanterie.
— C’est malin, bougonne Kris. Rends-moi mes vêtements !
(« Ce mec m’a hacké mes fringues, glisse-t-elle à Max en aparté.
— OK, c’est noté », confirme Max.)
— Viens baiser d’abord. C’est pour ça que t’es là, non ?
Le diable en train de fourrager les deux filles tripote Kris du regard : elle sent physiquement ses yeux qui s’immiscent entre ses cuisses. Elle les serre et le foudroie.
— Et toi, ôte tes sales yeux de là !
— Taille-moi une pipe, rauque le diable, dont le sexe s’allonge tentaculairement vers la bouche de Kris.
Elle l’écarte d’une claque.
— Je suis pas là pour baiser, réplique-t-elle. Je suis agent de Mens Sana et je cherche un inner dénommé Alice, qui était là il y a un instant. L’un de vous l’aurait-il aperçu ?
— C’est la grande brune bisexe, reconnaît l’éphèbe grec.
— Je te dirai où elle est si tu me tailles une pipe, insiste le diable.
La montre-Max génère une icône pipe. Kris la pointe sur le diable. Aussitôt son pénis se transforme en bouffarde en écume, éjaculant des ronds de fumée. Il la contemple avec stupéfaction.
— Annulation ! annulation ! glapit-il, en vain.
Les deux nanas se roulent par terre de rire, imitées par l’éphèbe.
— Tu me dis où est partie Alice ou je te laisse comme ça, prévient Kris.
— La porte rose, là-bas, entre les deux murs pixellisés. C’est l’alcôve de Mona Lisa. Ta nana – ou ton mec, au choix – est avec elle. La lumière rouge indique qu’elle ne veut pas être dérangée.
— Je la dérangerai quand même. Merci.
Kris inscrit son propre code annulation : la bite du diable recouvre forme humaine, mais elle fume toujours.
— Hé ! braille-t-il. C’est pas normal !
— J’y peux rien, rétorque Kris. Doit y avoir un bug.
Elle entend sa montre couiner, la lève vers son oreille : c’est Max qui éclate de rire.
L’une des filles se coule entre les jambes du diable et goûte avec précaution ce membre fumant. Elle aspire une bouffée – se tourne vers sa copine, ravie :
— Waouh ! C’est de la skunk !
Toujours nue (donc moins remarquée), Kris enjambe des amas de corps et des grappes de membres et parvient jusqu’à la porte rose – close. La poignée est codée.
— Décode-moi ça, intime-t-elle à Max, tournant sa montre vers la serrure.
Les yeux se mettent à clignoter en alternance, rivés sur l’afficheur.
— 69Q69, énonce Max. C’est enfantin.
Kris souffle le code dans l’écouteur de la poignée. La porte s’ouvre.
Elle donne sur un couloir baigné d’une lueur rougeoyante, aux murs souples et chauds en forme de cuisses, qui se rejoignent naturellement autour d’une gigantesque vulve aux lèvres rouges et luisantes, surmontée d’un pubis de fourrure noire.
— C’est d’un goût charmant, soupire Kris, qui s’engage entre les cuisses à contrecœur.
Une langue tapissée de velours rouge permet d’entrer dans le vagin, en se faufilant entre les petites lèvres. Une icône « nez » clignote au coin du champ de vision, prévenant les inners nantis de l’option olfactive qu’il est temps de l’activer.
Kris s’introduit entre ces muqueuses moites avec une moue répugnée ; elle s’attend à trouver de l’autre côté une nouvelle scène de baise avec Mona Lisa, la reine du cyberlove.
Elle tombe sur une cave sordide, jonchée de cadavres.
Sol et murs de béton brut, une vieille ampoule à filament qui émet une lueur vacillante, et des morts étalés partout, femmes et enfants surtout, égorgés, crâne éclaté, leurs hardes ensanglantées, trouées par des rafales, plusieurs femmes manifestement violées, flaques de sang bues lentement par le béton poreux du sol.
— Tu captes ça ? éructe Kris au bord de la nausée.
Poignet levé, elle promène le regard de la montre dans la cave.
— Je capte, confirme Max. C’est un bug. Non, c’est un hack. Non, c’est un game cracké. Non, c’est… je n’ai aucune référence pour ça. J’ouvre un dossier.
— Tu as toujours le fil d’Ariane ?
— Je l’ai toujours. Avance, ne t’inquiète pas.
Le fil d’Ariane est une simple macrochaîne de commandes « retour », de l’épaisseur d’un seul bit, qui se traduit par une infime erreur de lecture dans tous les scripts qu’elle traverse. Activer la dernière, assignée dans la montre-Max, met en action toutes les autres par récurrence, et Kris revient automatiquement à son point de départ. Un truc tout bête… Une exclusivité Max.
Kris ose trois pas dans la pièce, se retourne à la recherche d’une issue. Elle découvre une porte au sommet d’une volée de marches en ciment.
Sur les marches, une femme nue hisse un cadavre.
Son propre cadavre, car toutes deux sont pareilles : grandes et brunes, cheveux longs et raides, peau laiteuse, seins volumineux, hanches larges et longues cuisses blanches surmontées d’un triangle de fourrure noire épaisse… au milieu duquel pendouille un petit pénis mou. Alice, « la grande brune bisexe ». Dédoublée. Celle qui est morte a un poignard planté dans le cœur.
Ce n’est pas ma grand-mère, frémit Kris. Ça ne peut pas être mamy.
— M-Mamy ? balbutie-t-elle néanmoins. Mamy Alice ?
La femme bisexe lève les yeux, remarque soudain la présence de Kris. Elle lâche son double mort, qui reste immobile, flottant, presque translucide – on devine les marches au travers. Ses yeux sont d’un bleu intense qui rayonne puissamment. Kris est aussitôt captivée par ce regard. Ses pensées se brouillent, se fondent en un tourbillon dont le vortex est ce regard irradiant – et d’étranges souvenirs affleurent, des images fugitives, des scènes entr’aperçues… Des souvenirs que Kris n’a jamais vécus : une vaste place carrée devant une église aux coupoles dorées… de grands bâtiments blancs, un immense échafaudage au milieu d’une plaine de béton… une colonne de feu dans le ciel… Un nom – son nom : Svetlana.
— Svetlana ? dit la femme d’une étrange voix masculine. Regarde – c’est Igor. C’est Igor que j’ai tué. Ce traître, ce… cet Omon… Il aurait fini par m’avoir, car il connaissait mes idées, tu sais, Svetlana…
— Igor, se ressaisit Kris. Tu es… Joe.
— Igor est mort, n’est-ce pas ? Tu es bien Svetlana ?
Soupçonneuse, la femme bisexe descend les marches sans quitter Kris des yeux. Elle arrache au passage le poignard du cœur de son double – qui splite aussitôt en une neige électronique informe, vite dissipée. Brandissant son poignard noir et tranchant, la femme s’approche de Kris, et en même temps se transforme : plus petite, plus fine et élancée, blonde et bouclée, aux yeux noirs en amande, lèvres charnues, poitrine menue… l’avatar de Kris en MAYA.
— Tu es Igor, reprend la nouvelle forme à l’image de Kris. Tu ressuscites une fois de plus mais je suis toujours là, tu vois, je suis là pour te faire payer ton crime encore et encore… Car tu m’as trahie, c’est bien ça, c’est ce que Vitia essayait de me dire, tu as voulu me dénoncer mais je t’ai eu, je t’aurai toujours !
Elle s’approche pas à pas, poignard brandi. Kris recule jusqu’à buter contre un cadavre et s’étale le long du mur, elle voit avec horreur cette lame sanglante se lever sur elle, celle qui la tient est vêtue et casquée de noir et porte la croix orthodoxe, l’emblème sinistre des Omons – ô mon Dieu, se dit-elle, cet enfer ne finira donc jamais, pourquoi cette guerre pourquoi tous ces morts toutes ces ruines, la gradjanskaïa voïna quel malheur…
— Tu vas mourir, Igor, tu paieras pour tous les autres !
Tandis que son double se jette sur elle, Kris a une décharge d’adrénaline qui lui fait recouvrer d’un coup sa lucidité.
— Max ! Retour ! hurle-t-elle.
Max n’est plus là. La montre affiche une heure désespérante.
Kris pare l’assaut comme elle peut, grâce à certaines techniques de combat brièvement évoquées lors de son stage d’embauche à Mens Sana. Usant de son potentiel-force spécial d’agent de sécurité, elle bloque le poignard à trois centimètres de son cou par une clé au bras de son double… lequel semble acquérir la même force. Le statu quo ne tiendra pas longtemps…
— Je ne suis pas Igor ! s’écrie soudain Kris. Je suis Svetlana ! Ta femme !
— Hein ? Svetlana ? hésite le double. (Kris en profite pour raffermir sa prise.) Non ! crie-t-il, furieux. Svetlana n’est pas là ! Elle est morte ! Morte dans un camp, comme Marushka, c’est Vitia qui me l’a dit. Tu mens encore, Igor ! Tu cherches à me tromper !
Le potentiel-force de Kris s’amenuise. Son double puise en elle toute sa puissance. Sa résistance défaille, le poignard s’approche de son cou… Soudain le double s’affaiblit, perd sa consistance.
— Igor ? Igor, où es-tu ? s’écrie-t-il d’une voix curieusement fadée, tandis qu’il devient incertain, fantomatique, comme une image satellite mal captée.
Les couleurs bavent, les contours tremblent, les volumes se chargent de parasites… Tassée contre le mur, Kris assiste, intriguée, à la disparition progressive et affolée de son double…
Dès le dernier pixel évanoui, la cave-charnier disparaît brusquement.
Kris est enfoncée dans un fauteuil, abasourdie, dans l’alcôve de Mona Lisa, face au grand lit circulaire où la reine du cyberlove s’ébat avec deux hommes et une femme.
L’un des hommes relève sa tête de la vulve pulpeuse de Mona Lisa et aperçoit Kris effondrée dans le fauteuil.
— Hé ! Y a une autre fille !
Mona Lisa sort le sexe de l’autre homme de sa bouche et apostrophe Kris :
— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? T’es pas invitée !
— Oh, on la prend, elle est craquante ! supplie la femme, qui détaille l’agent de Mens Sana avec gourmandise.
Kris consulte sa montre, des fois que… Max y est, tout sourire.
— À ton service.
— Trop tard, c’est fini, soupire-t-elle. Retour, Max.
En quelques nanosecondes vertigineuses, elle se retrouve plantée devant l’accort menu MAYA principal et ses milliers de destinations sémillantes.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Max ? se fâche Kris. Pourquoi tu n’étais pas là quand j’ai eu besoin de toi ?
— C’est Deckard qui m’a secoué les puces. Il m’a balancé dans les conapses un check antivirus total. Ça m’a occupé un bout de temps.
— Toi ? la tête pensante de Mens Sana ? Un check antivirus ?
— Deckard me soupçonne de collusion avec un hacker… Je suis obligé de te quitter, Kris. Je ne voudrais pas te mouiller.
— Mais – attends, je comprends pas…
19:37, affiche sa montre. Max est parti. Interloquée, Kris se déconnecte à son tour. Elle veut des explications.
Un appel de Deckard l’attend sur sa console. Mais Kris a hâte d’éclaircir l’histoire de sa grand-mère et savoir s’il ne lui est rien arrivé. Elle compose son numéro Low-Phone et attend longuement devant le moniteur vide, trépignant d’impatience.
Enfin on décroche. Il n’y a pas d’image : l’écran reste bleu.
— Allô ? (La voix d’Alice. Kris respire, soulagée.)
— Mamy Alice ? C’est Kris ! Tu vas bien ?
— Kris ! Oh, ma chérie, comme je suis contente de t’entendre !
— Tu peux me voir aussi, si tu allumes ton moniteur.
— Mon quoi ?
Cette chère mamy. Toujours aussi larguée.
— Il y a un bouton sur ta console, du côté Low-Phone, marqué « image on » ou « picture on ». Tu le vois ?
— Attends… oui, en effet.
— Bon. Presse-le.
L’image jaillit soudain dans le moniteur de Kris : la tête blanche et ridée de grand-mère Alice penchée sur son clavier, l’air concentré. Elle lève les yeux, son visage s’éclaire.
— Ah, je te vois enfin, ma petite-fille. Mon Dieu, que tu as l’air fatigué !
— Trop de boulot… Dis-moi, tu as utilisé ta console récemment ?
— Tu sais bien que je ne sais pas m’en servir… Je l’ai confiée à l’un de mes voisins, pour qu’il t’expédie une lettre que je suis en train de t’écrire.
— Un voisin ? Il est là en ce moment ? Sur ta console ?
— Oui. (Alice détourne un instant le regard.) Il… Je crois qu’il s’est endormi.
— Débranche-le, mamy ! Débranche-le tout de suite !
— Comment ? Que se passe-t-il ?
— Je t’expliquerai, mais dépêche-toi !
— Comment dois-je faire ?
— Tu enlèves tout ce qu’il a sur le crâne, tu tires tous les fils que tu vois sauf la prise de courant. Dépêche-toi, mamy !
Alice quitte le champ, sourcils froncés, l’air ennuyé. Kris trépigne de nouveau. Sur sa console, l’appel de Deckard s’efface puis revient à intervalles réguliers, flash et buzz énervants : il a dû lancer un dialer qui va la faire chier toutes les vingt secondes jusqu’à ce qu’elle réponde.
Enfin Alice revient. Passablement affolée.
— Kris, je ne comprends pas… J’ai l’impression que Horst a eu un malaise.
— Comment est-il ?
— Complètement hébété, les yeux exorbités… Il ne réagit pas quand je lui parle ou le secoue. Il a bavé sur ma console !
— Appelle un médecin, ou le SAMU… Non, laisse tomber, je vais le faire. Comment s’appelle-t-il ? Horst comment ?
— Heu… Apfelbaum. Et sa femme c’est Tanaka. Elle est très gentille. Ils ont emménagé dans la ferme Lefol, il y a…
— M’en fiche ! Écoute, mamy, ça peut être très grave. Le SAMU va venir. Ne touche à rien en attendant, surtout pas à ta console.
— Pas de danger ! J’ignore comment on allume ce machin.
— Et à l’avenir, ne permets à personne de l’utiliser ! D’accord, mamy ?
— Même pas à Betsy, pour me commander mes courses ?
— Non, même pas à Betsy. Je te rappellerai quand tout danger sera écarté. Je suis obligée de te quitter, mamy. On m’attend sur une autre ligne. Au revoir… Je te rappellerai.
Kris coupe sur l’expression effarée de sa grand-mère, un peu honteuse de la laisser ainsi en plein désarroi. Mais les événements se précipitent : elle a l’identité de l’inner… et du nouveau sur « Joe ». De quoi apaiser sans doute la colère de Deckard… Car s’il insiste tant, ce n’est sûrement pas pour la féliciter. Son chef a toujours trente-six raisons de gueuler.
Après avoir transmis au SAMU l’adresse de sa grand-mère, le nom de la victime et la nature du malaise (breakdown ou immersion en Abgrund), Kris prend son souffle, recoiffe ses cyglasses et se résout à répondre à Deckard.
Il l’accueille froidement dans son bureau neutre de Kiruna. Pas de partie de pêche cette fois.
— Qu’est-ce que tu foutais avec Max ? lance-t-il abruptement.
— Il me tendait un fil d’Ariane, comme vous le savez déjà, persifle Kris. Vous lui avez balancé un check antivirus juste au moment où j’étais aux prises avec Joe. J’ai failli ne pas revenir.
— À d’autres ! Tu es parfaitement capable de te débrouiller seule, et tu n’as aucunement besoin de l’assistance de Max. D’ailleurs je t’interdis d’avoir avec lui d’autre rapport que strictement progiciel, technique et routinier.
— Ça va être pratique, bougonne Kris. Max est notre IA, tout de même. Débranchez-le, pendant que vous y êtes ! On communiquera par pigeons voyageurs !
— Pas d’humour mal placé, Kris. Ou je te balance un contrôle à toi aussi.
Ulcérée, Kris se lève, prête à claquer la porte.
— C’est ça ! Faites-le et dites adieu à votre enquête ! Vous vous coltinerez Joe vous-même, Deckard ! Et je vous préviens qu’il n’est pas marrant !
— Alors tu l’as rencontré ?
— Je n’ai rien à vous dire. Ma console vous fournira les données utiles,
Elle gagne la porte. Deckard la transforme en mur.
— Assieds-toi, Kris. Ce n’est pas à toi que j’en veux. C’est à Max.
— Mais enfin, qu’est-ce qu’il vous a fait ? Ce n’est qu’une IA, bon sang !
— Justement. Une IA n’est pas censée lier de relations privilégiées avec des hackers. Elle est au contraire censée les traquer et les combattre.
— À propos, on en a repéré un dans le cyberlove… Mais poursuivez.
— C’est tout. Enfin – c’est tout ce que tu devrais savoir. Mais comme je suis bon avec toi et que ce problème te concerne peut-être, sache que notre ami Max a fourni à un hacker dénommé Hang toutes les combines pour lui permettre de balancer en toute impunité ses images de merde au hasard des réseaux. Tu vois de quoi je parle ?
— De Mate, devine Kris.
— Exact. Tu es moins bête que je le pensais.
— Vous êtes bien bon de me reconnaître un soupçon d’intelligence… Donc vous avez arrêté ce Hang, je suppose. Mate est fini.
— Non. Netwatch l’a repéré dans le simul Bistro, en grande conversation avec notre ami Max dans un endroit nommé Trash Bar. Il s’est déconnecté avant qu’on ait réussi à remonter sa trace, mais il est repéré. Ce n’est plus qu’une question d’heures.
— Pourquoi dites-vous que ça peut me concerner ? Je n’enquête pas sur Mate…
— As-tu prêté attention aux images qu’il balance dans les réseaux ?
— Pas vraiment, grimace Kris. La violence ne m’a jamais fascinée.
— Tu aurais dû. Car nombre d’entre elles proviennent de ta ville.
— Paris ?
— Plus précisément sa banlieue. Banlieue Est, pour être exact.
— Vous n’insinuez quand même pas que j’ai un rapport quelconque avec…
— Ce que j’insinue, c’est que Hang filme ses rushes dans le ghetto parisien. J’ai interrogé les checkpoints de sorties, qui malheureusement ne fournissent pas d’adresses. Toutefois le no 66 m’a signalé de fréquents allers-retours d’un citoyen dénommé Victor Vassiliévitch Chataline.
Le cœur de Kris bondit dans sa poitrine.
— C’est Joe, lâche-t-elle d’une voix blanche.
— Il t’a donné son nom ?
— Non, mais c’est lui, j’en suis sûre ! s’écrie Kris excitée. Je vous l’avais dit !
— Ah oui ? (Deckard affiche un air soupçonneux.) Quand ?
— Mon intuition, au bord de la rivière… (Kris arbore un sourire de triomphe.) Vous voyez, elle se confirme !
— Pas du tout, grogne Deckard. Si ce Victor Chataline peut être Hang, rien ne prouve qu’il soit Joe.
— Ça ne peut être que lui, insiste Kris.
— Qui est le flic ? aboie Deckard. Toi ou moi ?
— C’est vous, se renfrogne Kris.
— Exact. Et un flic ne mène pas une enquête sur une intuition. Mais je veux bien t’accorder le bénéfice du doute. Comme tu as l’air si sûre de toi, je veux que tu sois présente quand Victor Chataline sera arrêté. Je veux que tu l’interroges toi-même. D’ailleurs, à partir de maintenant, tu es mon assistante particulière sur cette affaire. C’est une promotion qui te procure certains avantages, que tu trouveras en e-mail.
— Je… vous remercie, monsieur Deckard, mais je ne suis pas sûre de…
— Tu as intérêt à être sûre. Il vaut mieux pour toi que tu aies raison. Je déteste les fausses pistes. La sortie c’est par là.
Un pan de mur du bureau s’efface sur un wayout – un simple couloir gris menant à une porte saturée de lumière blanche. Kris se lève, hésitante, se tourne vers Deckard – il a disparu. Son bureau commence à s’estomper.
J’ai raison et je lui prouverai, se répète Kris en se dirigeant vers la sortie.