APPEL URGENT DE DECKARD, clignote le Low-Phone, rouge-flashant sur « urgent ».
Kris prend la com.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? vocifère le decyb. Pourquoi vous avez déconnecté ?
— Il y a eu… une surcharge, quelque chose comme ça, explique Kris. Vassili est apparu en Basse Réalité. (Elle en frémit encore.)
— Quoi ?
Elle lui narre l’événement. Deckard écoute sans mot dire, sourcils froncés.
— Le sysex l’a vu aussi ? interroge-t-il. (Bellini entre dans le champ du Low-Phone.) Qu’est-ce que vous avez vu ? lui demande Deckard.
Bellini parcourt la pièce d’un regard effaré, comme si Vassili – ou n’importe quoi d’aussi effrayant – allait se manifester de nouveau. La panique le gagne à mesure qu’il prend conscience de ce à quoi il a assisté – à quelque chose d’impossible.
— Un vieillard décharné, barbu, en haillons, décrit-il. Qui brandissait quelque chose… Je ne sais pas, une arme peut-être.
Le regard du decyb se tourne vers Kris, en quête de son assentiment. Elle caresse les cheveux de Hang toujours effondré sur sa console, comme elle le ferait à un petit enfant effrayé par un cauchemar et qui a besoin d’être réconforté.
— C’est Joe, opine-t-elle. C’est Vassili Chataline.
— Avez-vous déjà vu cette personne auparavant ? demande Deckard au sysex.
Celui-ci secoue énergiquement la tête, comme pour chasser cette terrible vision.
— Jamais, appuie-t-il. Et j’espère bien ne plus la revoir. (Il passe une main fébrile dans ses rares cheveux.) Y a-t-il quelque chose à boire ici ? Je crois que j’ai… qu’on a tous besoin d’un remontant.
— Dans l’extensac, dit Hang sans redresser la tête. Il y a une bouteille de whisky.
Kris attrape l’extensac posé sur la cliclac. L’agent Gaspard va pour s’interposer – réglementairement, le contenu de l’extensac de l’accusé a été saisi par la police – mais il se rend compte qu’il s’est passé ici quelque chose de grave, qui lui a échappé alors qu’il était censé surveiller. Deckard étant son supérieur hiérarchique, l’agent Gaspard préfère se faire petit et discret.
Kris exhibe une bouteille de whisky argentin pur malt, le meilleur du monde d’après la pub. Seuls les pays faiblement connectés produisent encore de bonnes choses, songe-t-elle. Les productions du conmonde ressemblent à MAYA : des illusions aux formes attractives et aux couleurs chatoyantes, mais finalement insipides, sans goût, frustrantes. Elle gagne la kitchenette, y trouve quatre verres sales qu’elle entreprend de rincer, mais l’eau qui coule parcimonieusement du robinet est couleur de rouille et pue le chlore. Elle renonce, se contente d’y passer un coup de chiffon.
De retour dans le living, elle constate que la console a été rebranchée. Penché sur sa test-case, le sysex étudie l’enregistrement de la connexion. L’holo de Deckard est de nouveau installé sur la banquette. Après tout, réalise Kris, lui aussi est un fantôme… Pourquoi l’apparition de Vassili en Low-R nous a-t-elle tant effrayés, alors qu’on trouve celle de Deckard normale ? Parce que, réfléchit-elle, l’holo de Deckard est prévu, planifié, repose sur une assise technologique connue. Peut-être que l’analyse de la connexion fournira une explication rationnelle à l’apparition de Vassili… ou peut-être pas. Et c’est ça qui nous fait peur, réalise-t-elle. Non Vassili en lui-même, mais l’irrationnel qu’il véhicule.
Avachi sur sa chaise, Hang fixe d’un air morne la moquette élimée. Son visage s’éclaire quand Kris se penche devant lui pour poser verres et bouteille sur une table basse. Elle lui adresse un sourire incertain, qu’elle voudrait encourageant, mais elle n’est pas encore bien remise de cette… confrontation (à défaut d’un terme plus adéquat).
— Vous nous servez, Hang ? l’invite-t-elle. C’est votre bouteille après tout… et nous sommes chez vous.
— On peut se tutoyer, suggère Hang qui reprend contenance. Je n’aime pas vouvoyer les gens que… que j’estime.
Il débouche la bouteille, remplit généreusement les verres.
— Pas pour moi, intervient l’agent Gaspard. Je suis en service et je n’ai pas le droit d’accepter quoi que ce soit de l’accusé. Ça peut être considéré comme une tentative de corruption.
— Et vous, qu’avez-vous vu ? l’apostrophe brutalement Deckard.
— Je… n’ai rien vu de particulier, se défile Gaspard.
Il se détourne, confus, du regard scrutateur du decyb, d’autant plus troublant qu’il est immatériel.
— Vous avez vu mon père, c’est ça ? s’enquiert Hang.
— Oui. (Kris frémit de nouveau.) Ici, dans cette pièce, en chair et en os – enfin presque.
Elle avale une gorgée en grimaçant : elle n’a pas l’habitude de l’alcool, et le whisky lui brûle l’œsophage.
— C’était une illusion, déclare Deckard d’un ton ferme. Une pure hallucination consensuelle. Vassili a-t-il touché quelqu’un ? (Signes de dénégation.) Donc rien ne nous permet d’affirmer qu’il était réel.
— Mais le sysex l’a vu, objecte Kris. Alors qu’il ne connaissait pas son apparence. Je me demande comment…
— Il n’y a rien à se demander. C’est une vision résiduelle, une rémanence rétinienne. N’oubliez pas que vous étiez connectés à la même console, à affronter le même metaxu, dans un état de tension extrême.
— Pas moi, souligne Bellini, rouge et clignant des yeux après avoir sifflé son verre d’un trait. Je traitais des algorithmes, je mesurais des tensions, je vérifiais des circuits. Je n’étais pas censé voir…
— Ça suffit. (Deckard balaie l’argument d’un geste de la main.) La question n’est pas là, ce n’est qu’un effet secondaire sans importance. Le vrai problème, c’est que ce hacker (il désigne Hang) a mis en danger la sécurité des inners par l’introduction illicite en MAYA d’un metaxu agressif associé à des scènes morbides. C’est un crime puni par la loi, et le fait qu’il ait été perpétré par un feedback de schize n’apporte au mieux que des circonstances atténuantes. Hang peut toujours plaider la folie pour adoucir la sanction, ça n’empêchera pas son effacement.
— Monsieur Deckard, vous réalisez ce que vous dites ? (Kris est atterrée par son discours légaliste, qui réduit cette expérience unique à un simple acte de piraterie.) Vassili a d’autant plus besoin de parler à son fils que nous allons le récupérer. Hang est le dernier lien qui le retient en Basse Réalité, et si vous lui coupez l’accès…
— En effet, c’est ce que je vais faire, l’interrompt le decyb d’un ton froid. Du moins je vais proposer son effacement à la DelCom. La santé mentale de millions d’inners compte davantage à mes yeux que celle d’un cosmonaute oublié en orbite.
Kris s’est rapprochée inconsciemment de Hang. Celui-ci esquisse le geste de lui prendre la main – se ravise.
— Mais maintenant qu’on connaît l’origine physique du parasitage, continue-t-elle d’argumenter, ce serait facile d’installer un filtre, un antivirus, que sais-je, afin de permettre à Hang de maintenir son père…
— Suffit, Kris. Ma décision est irrévocable. Toutes les preuves sont là (il désigne la test-case), et elles sont accablantes. La DelCom suivra certainement mon avis. Hang a fini de nuire.
— Mais Vassili…
— Je vais aviser de ce problème l’AAE qui prendra les mesures qui s’imposent. Une fois ramené sur Terre, Vassili sera dirigé vers un établissement de soins approprié – et n’aura évidemment pas le droit d’utiliser le moindre appareil de com. Hang sera obligé de se déplacer pour lui rendre visite… (Deckard lui adresse un sourire sardonique.) Mais tu as l’habitude, hein ? Qu’est-ce que tu allais faire à Slum City ? demande-t-il abruptement.
— Rien, sursaute Hang. Me balader, tourner quelques plans, c’est tout…
Son vieux téléphone-crapaud analogique se met à sonner stridemment. Le sysex tressaille violemment, renverse le whisky qu’il était en train de se resservir. Hang blêmit. (Non, Zora – pas maintenant !)
— Qu’est-ce que c’est ? interroge Deckard, lui décochant un regard soupçonneux.
— C’est – heu… juste une alarme, pour… pour me rappeler l’heure, ment Hang piteusement.
— Décroche, intime Deckard.
Hang hésite. Étant un hologramme, Deckard ne peut le contraindre physiquement à quoi que ce soit. Par contre, l’agent Gaspard lui fait signe d’obtempérer. Il décroche le combiné d’une main peu assurée. Malgré toute sa morgue de hacker on line et son courage à Slum City, Hang est désarmé devant l’autorité – même représentée par un simple holo et un jeune agent à qui il pourrait fausser compagnie s’il en avait le cran. Soumission caractérielle issue de son passé, suppose-t-il.
— A-allô, bafouille Hang.
— C’tâ, fouille-merde ? T’as bouffé ta langue ou quoi ?
— Je… je suis pas seul, Zora. Tu piges ?
— Vu, têtneu. Mène ton cul si tu peux.
Clic.
— Qui est cette Zora ? fulmine Deckard. Qu’est-ce que vous manigancez tous les deux ? Où aboutit cette ligne téléphonique ?
— C’est un vrai téléphone analogique ? s’enquiert le sysex, intéressé. Faites voir ?
— Zora est mon contact à Slum City, explique Hang. C’est elle qui me permet de filmer là-bas…
— En échange de quoi ?
— De rien ! C’est… juste un accord entre nous…
— Puis-je vous emprunter ce téléphone ? s’empresse Bellini. Je n’en ai jamais vu de près…
Hang ne répond pas. Prenant son silence pour un assentiment, le sysex ravi débranche l’antique appareil et le joint à son matériel qu’il a rassemblé sur la table.
— Bon, soupire Deckard. Cette question concerne la police Low-R. Elle a les moyens de te faire avouer. Gaspard, vous avez noté ?
— Oui, monsieur Deckard.
— Mettez-le en garde à vue. Je l’interrogerai plus tard.
Gaspard abat sa main sur l’épaule de Hang et le pousse vers la porte. Kris se précipite, s’interpose à l’entrée.
— Je ne veux pas qu’on l’arrête, lance-t-elle à Deckard. J’ai besoin de lui.
— Dégage le passage, Kris. Ne te rends pas ridicule.
— C’est vous qui êtes ridicule ! s’emporte-t-elle. Vous l’arrêtez comme un simple hacker alors qu’on vient d’assister grâce à lui à un événement extraordinaire…
— J’ai cru être assez clair, gronde Deckard. Ce hacker est dangereux pour MAYA et c’est pas une hallu rémanente qui me fera changer d’avis. Écarte-toi ! Sinon Gaspard t’embarque aussi pour complicité. Je ne rigole pas, Kris !
Elle s’écarte à contrecœur. Puis cédant à une impulsion subite, elle attrape Hang et colle dans son cou un fougueux baiser.
— Je te tirerai de là, lui souffle-t-elle.
Il la dévisage, abasourdi. Tâte son cou du bout des doigts, comme s’il ne parvenait pas à croire à la réalité de ce baiser.
Gaspard entraîne Hang dans l’escalier, suivi par le sysex qui s’est chargé du matériel. Kris reste seule dans le conapt, en compagnie de l’holo de Deckard qu’elle étranglerait de ses propres mains si elle le pouvait.
— Tu peux rentrer chez toi. Ta mission est terminée.
— Vous me virez, monsieur Deckard ?
— Non. Je te mets en congé jusqu’à nouvel ordre. Tu as besoin de reprendre tes esprits, ma fille.
— Vous êtes sans doute très fort comme decyb, lui crache-t-elle, mais nul en relations humaines.
— Éteins cette console en partant, et ferme la porte. Les flics viendront poser des scellés.
L’holo splite brusquement, sans adieu. Kris se retrouve totalement seule, à tourner en rond, cœur battant, dans le conapt encombré. Que se passe-t-il avec Hang ? s’interroge-t-elle. Pourquoi me met-il dans cet état ? Elle connaît la réponse… la théorie. Mais elle ne l’a jamais ressentie… jamais en Low-R. Et là pas de ruse, pas de masque, pas de jeu subtil de séduction. La confusion, les erreurs en direct. Composer tant bien que mal avec les moyens limités que lui a prodigués la nature… et qu’elle ne peut contrôler. Ça me fait peur, réalise-t-elle.
La bouteille de whisky est toujours sur la table. Elle se sert une rasade qu’elle avale d’un trait. Elle grimace, tousse, s’étouffe. Mais son courage est revenu, boosté par l’alcool. Elle s’installe en trébuchant devant la console, louche sur le tactile.
Je vais te tirer de là, Hang, se répète-t-elle. Et je sais qui peut m’aider…
Kris shunte l’innerid de Hang grâce à son accès de superinner et s’injecte direct sur la hotline de Mens Sana, oubliant qu’elle peut être captée par au moins une oreille indiscrète. Un logo-bulle souriant tournoie bientôt devant elle.
— Hello, Kris. Qu’y a-t-il pour ton service ?
— Max, j’ai besoin de ton aide, émet-elle d’une voix pâteuse.
— Lors keski dit ?
— Dit kl’est no seul. No goud ça. S’est fait serrer j’crois.
La Grande Zora arpente de long en large la salle du conseil municipal de l’ancienne mairie de Bagnolet qui lui sert de QG, où les boiseries, dorures et portraits de présidents qui subsistent contrastent furieusement avec son campement de guerrière et les nombreux objets ou « cadeaux » récoltés çà et là, plus ou moins en état : du moteur de camion au service à café en porcelaine de Limoges, en passant par un filet de camouflage ou un ordi de bureau obsolète… tout un fatras qui ferait la fortune d’un brocanteur. Les portraits des présidents, défigurés par des ajouts au marqueur de tagueurs locaux, ont servi de cibles aux concours de tir de Zora et de ses lieutenants.
Sa dernière acquisition est une feuille de plastique bleu à peine froissée et tachée, munie en un coin de broches de connexion fondues et de ce qui devait être une pile. Ce sont deux gosses qui l’ont trouvée près de la Barrière. Le père de l’un d’eux la lui a apportée, dans l’espoir de gagner quelque faveur en échange. Mais Zora ne troque pas : elle prend ce qu’elle veut et donne quand ça lui chante. Le père du gosse risque d’attendre longtemps. Avec elle, on ne sait jamais quand tombent les récompenses – ou les punitions. De l’or un jour, la mort le lendemain… Zora a une opinion très personnelle de qui est son allié ou son ennemi.
Cette feuille de plastique sert à colmater une fenêtre, et produit une belle tache de lumière bleue dans la salle. Zora n’y prêtait plus attention, jusqu’à ce qu’un de ses lieutenants se mette à l’examiner en détail… et y découvre un fin réseau de lignes plus claires en transparence, comme incrustées dans la matière photosensible.
— Ça louque un plan, a supputé le lieutenant (d’âge mûr, chauve, bariolé et zébré de cicatrices). T’sais ? Kif un vieux plan métro.
— Plan métro ?
— No, +compliqué. À moitié effacé aussi. No sais cke c’est.
— C’est tekno inner. Hang saura, a décidé Zora.
D’où son coup de fil – sans succès.
— T’as idée ? lance-t-elle.
Toute demande de Zora étant un ordre, le vétéran se met à réfléchir, affalé sur une banquette de bus noire de crasse, sirotant à petites gorgées un tord-boyaux distillé à partir de déchets végétaux dans les sous-sols de la mairie. Zora attend patiemment, fourbissant son Cobra luisant.
— J’connais un grab à Montreuil, avance-t-il enfin d’une voix lente. Bossait pour la ville dans le passé, quand ça tournait encore. Ptêt lui saura.
— OK. Mène-le ici.
— Ptêt daid le grab. +parano en tout cas. Hard à bouger son cul.
— Mène-le ici, répète Zora.
— Dur quartier, Montreuil. Et ptêt ça vaut queud ce truc bleu.
Machinalement, presque fortuitement, le canon du Cobra s’est pointé sur le lieutenant.
— T’es goud warman, Crass. Amner un grab, c’est queud pour tâ. Ou j’goure ?
— Non Zora, tu no-goures. (Crass se lève en soupirant.) Big bistouille. Montreuil no goud pour moi.
— Prends qui tu veux. C’est laze ici. Quand t’es back j’ai une meufette pour tâ. 14 piges, +fraîche, juste niquée par son dab. Daid le dab. L’a killé vec une fourchette. Sauvage, t’vois.
— +goude, se pourlèche le vétéran. Okay, vais catcher le grab.
Deckard sort épuisé de sa connexion holographique à la console de Hang, migraineux, courbaturé, les yeux papillotants. Diriger un avatar en Low-R à Paris depuis son bureau de Kiruna tout en téléchargeant et analysant les données transmises par le sysex a requis un effort de concentration et de dissociation dont il n’a plus l’habitude. Il se lève, s’étire, décide d’aller prendre l’air avant de poursuivre.
Il longe une suite de bureaux vides, assoupis dans le long crépuscule estival, arpente avec plaisir les couloirs immaculés, au silence sous-tendu par les discrets ronronnements de la « salle des machines » (une pièce isolée et blindée, d’où Max, l’IA moléculaire, étend en MAYA ses tentacules virtuels), puis sort du bâtiment bas, peint de couleurs vives dans le style du pays (jaune et violet, toit vert). Seule une petite plaque apposée près de l’entrée atteste que c’est là le siège de Mens Sana, occupé surtout par Deckard et parfois par un technicien lapon de maintenance, qui – grand bien lui fasse – préfère chasser le renne au flashball en skidoo réel plutôt que se connecter à Antarctica.
Debout sur le porche, caressé par l’air frais et les rayons dorés du couchant, Deckard s’imprègne de la tranquillité du paysage – l’ancien centre de contrôle spatial, abandonné depuis des années (hormis une station homéostatique de poursuite de satellites), où la nature a repris ses droits : routes herbues, antennes envahies de lierre, arbres mêlant leurs branches aux pylônes, myriades de chants d’oiseaux… Il lui tarde de retourner pêcher le saumon dans la Kalix ou la truite dans la Torne, ou dans l’un des milliers de lacs, étangs et cours d’eau qui parsèment la région, si calme, douce et fleurie en été, rude et gelée en hiver… Le Grand Nord sera mon Walhalla, songe souvent Deckard. Loin de la corruption des hommes… Il a de plus en plus tendance à envisager sa chère base de Kiruna comme son ultime demeure.
Mais avant de goûter au repos et aux joies simples de la pêche, Deckard a un travail à terminer.
Il rejoint son bureau anodin, néanmoins protégé de toute incursion imaginable, réelle ou virtuelle, se réinstalle dans son fauteuil en cuir, se sert un doigt d’Absolut qu’il avale cul sec. Il se sent prêt maintenant à affronter les vieux barbons de la DelCom et les gorilles galonnés de l’Armée de l’Air et de l’Espace.
La DelCom ne soulève aucune difficulté : il suffit à Deckard d’indiquer Hang comme source indirecte du metaxu « Joe » pour que les onze membres répondent « oui » à son effacement de MAYA assorti d’une interdiction de connexion de dix ans, sans même demander la moindre preuve. Une simple formalité en somme – même le nouveau PDG de KD-Links ne soulève aucune objection, précisant qu’il va « corriger les mesures laxistes de feu son prédécesseur ».
Avec l’AAE, le dialogue s’avère plus difficile : tout d’abord les subalternes auxquels Deckard se heurte persistent à nier l’existence d’une station orbitale aux coordonnées indiquées, et refusent de lui passer un supérieur compétent, jusqu’à ce qu’il menace de foutre le bordel dans les systèmes de poursuite des satellites-espions et démontre sa capacité en bloquant provisoirement les transmissions du satellite Watch-3B en orbite polaire au-dessus de la Sibérie. Le général Rogoon s’introduit aussitôt dans le forum privé où attend Deckard. Son avatar, d’allure martiale et altière, est nanti de tous les galons, médailles et décorations qu’il possède en Basse Réalité. Il fusille le decyb de son regard gris acier, impitoyable et incorruptible.
— Monsieur Deckard, vous outrepassez largement vos droits ! Je vais vous faire arrêter pour atteinte à la sûreté de l’État et traduire en cour martiale !
— Vous n’en ferez rien, général. Car vous n’avez aucune preuve que ce satellite a été bloqué – d’ailleurs il ne l’est plus. En outre j’ai au sein de MAYA des appuis plus puissants que les vôtres. Vos menaces ne m’impressionnent pas, aussi je vous prierai de vous asseoir et de m’écouter.
— Que voulez-vous, à la fin ? Et depuis quand un civil se permet d’intervenir dans les affaires de l’AAE ?
Le mot civil est apparemment une insulte dans la bouche du général Rogoon.
— Je me permets d’intervenir, général, parce que l’AAE est en mesure de résoudre un problème posé à la société civile que, je vous rappelle, vous êtes chargé de défendre et protéger. Je veux que vous expédiiez une navette habitée sur la station orbitale Alpha dont voici les coordonnées.
Elles s’affichent en lettres lumineuses sur le mur du forum, qui n’est autre que le bureau de Deckard, légèrement agrandi et enrichi de mobilier style Tudor.
— Votre demande est aberrante. La station Alpha a été détruite.
— Général, cessez de me seriner le couplet de vos sous-fifres ! J’ai des preuves qu’Alpha existe et est occupée. Vous trouverez les données nécessaires en e-mail. Il s’avère que le cosmonaute survivant qui l’habite hante certains secteurs de MAYA et constitue un danger pour la santé mentale des inners.
— Qu’est-ce que c’est que cette fable ? Ça fait huit ans que les Russes y ont envoyé leur dernier cosmonaute. Il n’a pas pu survivre autant de temps. S’ils ne l’ont pas récupéré, il est mort.
— Non seulement il n’est pas mort, général, mais comme je vous le dis, il s’introduit en MAYA pour agresser psychologiquement les inners. (Deckard lui résume l’histoire de Hang et de Vassili, passant néanmoins sous silence le fait que l’arrestation de Hang mette en principe fin au problème.) Voilà où nous en sommes… Si ce cosmonaute n’est pas ramené sur Terre dans les plus brefs délais, qui sait quels dégâts il peut commettre encore. C’est la sécurité de l’ensemble du cyberspace qui est concernée. C’est donc un problème de sécurité intérieure qui concerne l’AAE tout autant que Mens Sana.
— Faux. Le cosmonaute est russe, la station est russe. C’est aux Russes de faire le ménage.
Comment peut-on être aussi obtus et devenir général ? s’interroge Deckard – sachant pertinemment que la question contient sa réponse : c’est parce que Rogoon est obtus qu’il est devenu général. Il décide une autre approche qui flattera certainement l’esprit patriotique du militaire.
— Écoutez, général. Je ne suis pas comme vous au fait des manœuvres et manigances du camp adverse, mais j’ai la nette impression que si les Russes ont laissé là-haut ce pauvre fou, c’est volontairement, dans le but de nuire à l’Occident en parasitant ses réseaux. Vous ne croyez pas ?
— Possible, reconnaît Rogoon. C’est bien une stratégie tordue typique de Jarunovitch.
— Je ne vous le fais pas dire. Donc, si vous expédiez une navette pour récupérer Chataline, vous pourriez en profiter pour explorer la station et peut-être découvrir quelque secret militaire…
— Mmmh… réfléchit Rogoon. S’il y a un quelconque secret militaire à bord, les Russes ne nous laisseront pas faire. Mais j’en doute. Cette station est ancienne, et c’était à l’origine un projet international. Les Russes l’ont récupérée après leur coup d’État en profitant de la faiblesse du gouvernement américain de l’époque, un des derniers gouvernements fédéraux avant l’instauration de Governet et la sécession des Russes et des Chinois… Mais je ne vais pas vous faire un cours d’histoire politique. (Le général se lève, raide comme la justice.) Je prends votre requête en considération, monsieur Deckard. Nous allons l’étudier avec mon état-major, mais ne vous bercez pas d’illusions : expédier une navette coûte cher, d’autant plus que notre parc est vétuste et n’a pas servi depuis longtemps.
— Quel que soit le résultat, tenez-moi au courant.
Deckard se lève à son tour.
— Entendu. Et à l’avenir, abstenez-vous d’utiliser ce genre de persuasion… Ça ne passera pas deux fois.
— Compris, général. Je vous appellerai directement chez vous.
— Je suis en code rouge.
— Ce n’est pas un problème.
— Monsieur Deckard (les yeux gris de Rogoon lancent littéralement des éclairs), vous fréquentez trop les hackers. Prenez garde !
Le général splite sur ces mots, militairement, sans fioritures. Deckard sort à son tour par un wayout et se renverse dans son fauteuil en soupirant. Je fréquente trop les hackers ! Mais si je les fréquentais pas, connard, c’est pas moi qui aurais bloqué ton satellite-espion. C’est Hang ou un bidouilleur de son espèce, depuis sa console 3S ou Micronics de base, en tripotant un tactile avec deux doigts pleins de graisse de hamburger. Et ça aurait déclenché la Troisième Guerre mondiale.
La Basse Réalité, c’est vraiment qu’une source d’emmerdements, songe-t-il en se resservant un doigt d’Absolut. Elle devrait être réservée aux rennes et aux poissons. Les hommes ne font que s’y prendre la tête et y foutre le bordel.