Des rats. Des hordes de rats qui les cernent. Ils perçoivent leurs couinements excités. Hang n’en avait pas vu autant lorsqu’il était descendu dans les égouts avec Gus et Moud… Leurs torches fumeuses les éloignaient sans doute. Or cette fois, Hang et Kris sont bloqués dans leur royaume, sans armes, sans lumière, sans possibilité de faire demi-tour.
— Hang ! s’affole Kris. Ils… ils me grimpent sur les pieds – aïe !
— Saletés ! foutez le camp !
Hang bat des pieds, fait des moulinets avec sa barre de fer, frappe en aveugle – il sent qu’il en écrase quelques-uns. Il entend les os craquer, des couinements d’agonie.
Et il découvre aussi autre chose : le choc du fer sur le béton rugueux produit des gerbes d’étincelles. Pas assez pour vraiment voir, mais suffisantes pour effrayer les rats qui battent en retraite.
Hang empoigne la main de Kris et l’entraîne dans l’immonde tunnel, frappant le sol et la paroi à coups réguliers. Chaque gerbe d’étincelles leur permet d’entrevoir trois pas devant eux, et provoque une débandade. Derrière, c’est la curée : avec des cris de rage et de faim, les rats se disputent les morts et les blessés.
Haletants, crispés, en sueur, Hang et Kris progressent à pas mesurés, scrutent les ténèbres rayées par les étincelles. Les coups se répercutent en longs échos dans le collecteur. Pourvu qu’on n’entende pas à la surface, s’inquiète Hang. Si les flics descendent, nous serons coincés comme des rats… C’est le cas de le dire, songe-t-il avec un rire nerveux.
Pas à pas, ils parviennent à un croisement de deux collecteurs. En tâtonnant du bout de sa barre de fer, Hang se rend compte que la passerelle qui enjambe le croisement est effondrée dans le cloaque. Pas d’autre issue que de tourner à droite, suivre le passe-pied étroit et glissant, poursuivis par les rats qui n’attendent qu’un instant de faiblesse pour les attaquer.
— On va jusqu’où comme ça ? gémit Kris. J’étouffe… Je vais crever là-dedans.
Hang ne répond pas, s’arrête brusquement. Scrute les ténèbres pestilentielles. Il lui semble apercevoir… Oui, là-bas, droit devant : une lueur ténue, diffuse. Un soupçon de lumière que devinent ses yeux dilatés.
— Je crois qu’on approche d’une sortie…
Kris reprend courage.
La lueur provient d’une bouche glaireuse qui déverse ses immondices sous leurs pieds. Une autre passerelle métallique enjambe le branchement. Hang tâte du bout du pied : ça paraît tenir. Ils traversent à pas précautionneux, se font le plus légers possible. Le passe-pied grillagé craque mais résiste. Sur l’autre rive, un boyau mène à un regard. Des échelons rouillés, scellés dans le béton. Ils les gravissent avec soulagement.
Parvenu au sommet, Hang s’arc-boute et pousse sur la plaque avec la barre de fer.
— Tu crois qu’on est sortis du cimetière ? demande Kris anxieuse.
— Je l’espère.
Mesurant ses efforts pour ne pas dégringoler avec l’échelon qui se descelle sous ses pieds, Hang parvient à soulever la lourde plaque de fonte de quelques centimètres. Il risque un œil au-dehors, respirant avec délices l’air tiède de la nuit.
Le regard débouche au coin d’une petite rue qui donne dans l’avenue Gambetta. À une cinquantaine de mètres sur la gauche, l’avenue est bouchée par plusieurs voitures de police, leurs gyros bleus balayant inlassablement les façades endormies des immeubles.
— Les flics sont tout près, prévient Hang, penché sur Kris. On sort quand même ou on continue ?
— On sort, décide-t-elle péremptoirement. Je ne tiendrai pas une minute de plus dans ces atroces boyaux.
Tremblant sous l’effort, Hang écarte la plaque centimètre par centimètre. Il a l’impression qu’elle fait un vacarme d’enfer en raclant l’asphalte du trottoir. Il s’arrête fréquemment pour observer le barrage de flics… Rien ne bouge là-bas : ils doivent être en train de ratisser le Père-Lachaise.
Enfin l’ouverture est suffisante pour ramper au-dehors. Soupirant de soulagement, ils se hissent sur le trottoir poussiéreux… se plaquent dans l’ombre, puis s’enfoncent en courant dans le dédale de petites rues sombres entre l’avenue Gambetta et la rue de Ménilmontant.
Celle-ci est déserte et vivement éclairée. Serrés l’un contre l’autre au coin de la rue des Amandiers, les deux fugitifs l’inspectent attentivement avant de s’y engager. Hang lève les yeux…
— Regarde.
Kris suit la direction de son doigt tendu – et la repère à son tour, au coin de l’immeuble, sous un lampadaire : une ScanTrack, braquée sur le carrefour.
— Il y en a à chaque carrefour, rue ou bâtiment important, explique Hang. Certaines sont infrarouges ou cinétiques. Je suis loin de toutes les connaître… Impossible de traverser Paris à pied. On sera fatalement repérés.
— Alors pas question de chercher un taxomat, relève Kris. Les stations doivent être surveillées aussi, et peut-être même les taxomats. (Elle se mord les lèvres.) Quoi qu’on fasse, on est dans un écran, hein ? Les salauds…
Leur objectif – ils en ont convenu tandis qu’ils se rendaient chez Hang, après que Kris a appelé sa grand-mère avec sa remote – est la gare Montparnasse, d’où partent encore des trains de marchandises vers la Bretagne. Beaucoup de rues, de carrefours, de kilomètres pour y arriver. Beaucoup de risques…
— J’ai une idée, déclare Hang.
Ils battent en retraite dans les ruelles. Marchant le plus possible dans l’ombre, évitant les grandes avenues et les carrefours trop éclairés, traversant les rues en courant, ils s’éloignent peu à peu, avec force détours, vers le centre de Paris. Hang essaie en passant les portières des voitures garées, la plupart poussiéreuses, décolorées, manifestement abandonnées… mais closes.
— Qu’est-ce que tu cherches ? Tu veux voler une voiture ?
— Tout juste, acquiesce Hang.
— Tu sais conduire ?
— J’ai appris en Russie. Il y a longtemps que j’ai pas pratiqué, mais c’est comme la natation : une fois qu’on sait, ça se perd pas.
Dans une petite rue, ils tombent sur une citybulle. Close aussi, mais la fine portière en composite n’est pas dure à forcer. Aucune alarme ne se déclenche, qui aurait l’idée de voler une citybulle ? Celle-ci paraît un peu moins négligée que les autres : peut-être que son propriétaire l’utilise encore de temps en temps… et que sa batterie longue durée n’est pas complètement à plat.
Pas de clé de contact, évidemment, mais Hang a beaucoup appris en consultant les archives WVR, notamment comment les délinquants piquaient les voitures jadis : il suffit de trouver les fils du démarreur et les connecter…
Après bien des tâtonnements, un démontage partiel du tableau de bord et pas mal d’énervement, Hang finit par repérer les bons fils : leur contact fait tousser le moteur. Qui finit par démarrer, non sans réticence.
— La batterie est presque naze, constate Hang.
Le niveau de charge clignote dans le rouge. Il hésite à allumer les phares, craignant de pomper le peu de courant qui reste. Il dégare la citybulle et l’engage non sans cahots dans la rue. Tourne sans s’arrêter dans l’avenue Ledru-Rollin, cramponné au volant. Quelques centaines de mètres plus loin, il a pris le véhicule en main, ce qui n’est pas difficile : un enfant de huit ans pourrait conduire une citybulle.
— Pourvu qu’on rencontre pas de barrages, s’inquiète-t-il. À cinquante à l’heure, on n’aurait aucune chance.
Mais les flics ont dû concentrer leurs forces autour du quartier du Père-Lachaise : les rues sont vacantes à cette heure tardive, empruntées uniquement par des roblivs et des véhicules de service. Au bout d’un moment, la charge remontant quelque peu dans la batterie, Hang se résout à allumer les phares : inutile d’attirer l’attention en circulant sans lumière.
Ils n’échangent aucun mot durant le trajet, concentrés sur la conduite et l’observation des rues, conscients que seuls la chance et le temps local jouent en leur faveur. Car les flics ont dû s’apercevoir que le cimetière du Père-Lachaise est vide. Ils ignorent de quels moyens ceux-ci disposent, hormis le réseau de télésurveillance, pour les repérer dans cette citybulle… Il s’est passé tant de choses pour eux, et la situation est encore si critique, qu’ils n’ont pas le temps de réaliser ce qui leur arrive vraiment : la fuite en Basse Réalité, hors du conmonde, sans espoir de retrouver dans un proche avenir le réconfort convivial et chatoyant de MAYA, ses milliers de jeux, simuls, netrades, ses univers gigognes, ses mines de connaissances en hyperview, ses millions d’avatars et de sims en interaction – là où est la vraie vie en somme, fluide, multiforme, composite, métalabyrinthique, éminemment malléable… Prisonniers du réel, de la Basse Réalité si rude, si simple et si pauvre, ils savent que, tôt ou tard, il leur faudra affronter leur conscience.
Ils parviennent sans encombre devant la gare Montparnasse, vaste structure de verre et d’acier livrée à la poussière et à la rouille. Elle est fermée, bien sûr : les transports voyageurs sont depuis longtemps tombés en désuétude, pour finir par disparaître complètement. Derrière l’immense surface de verre ne s’étirent plus que des grilles qui dissimulent un entrepôt sans marques distinctives : Domonet, Direct Service, ComaDom ou Netrade, nul ne sait. L’activité est souterraine et 100 % automatique : les trains qui partent ou arrivent ne transportent plus que des marchandises, triées et manipulées par des armées de roblivs et manutrans peut-être surveillés par quelques employés humains figés quelque part devant leurs consoles. Sur le parvis, la tour Maine-Montparnasse est un immense monolithe de verre noir, vestige énigmatique d’un passé révolu ; nul ne sait ce qui se trame derrière ses façades qui paraissent mortes, s’il s’y trame encore quelque chose.
Hang et Kris longent les bâtiments qui bordent la gare, résistent à l’envie d’y pénétrer par la première porte ouverte qu’ils croisent (empruntée par des roblivs et des camions homéostatiques de livraison), car ils savent qu’un entrepôt de ce type est mieux défendu qu’une base militaire : toute présence vivante – rat, chien ou humain – est éliminée sans avertissement ni fioritures.
Leur pérégrination les amène sur un pont qui enjambe le réseau des voies. Un train s’étire dessous, à portée de saut. Ils franchissent le parapet, se ramassent sur la grille de protection qui s’étend au-dessus des caténaires, visent soigneusement (gare à ne pas toucher les fils, où court une tension de vingt-cinq mille volts, prévient Hang) – sautent – atterrissent sur le toit bombé du wagon, roulent, passent par-dessus bord, tombent durement sur le ballast entre deux rames.
— Aïe ! s’écrie Kris. Je me suis tordu la cheville.
— C’est pas le moment, grogne Hang, meurtri lui aussi par les cailloux anguleux. (Il se redresse en grimaçant, ôte les graviers incrustés dans ses paumes.) Faut trouver le bon train maintenant. T’es sûre qu’ils vont tous en Bretagne ?
— Oui, répond Kris, claudiquant derrière lui. Enfin, je suppose… Mais il y a plusieurs lignes. Il faut trouver la direction de Brest…
Hang inspecte les wagons, anciens pour la plupart. Des codes sont inscrits dans des cartouches, mais aucune indication de direction… à moins qu’elle ne soit codée, déchiffrable uniquement par les robots qui les chargent.
— Merde ! grommelle Hang.
— Hé ! Par ici !
Tous deux font volte-face, cœur battant, prêts à fuir. Quelqu’un leur fait signe, depuis un fourgon dont la porte coulissante est entrouverte. Juste une silhouette, une forme vague dans l’obscurité. Ils s’approchent, circonspects.
— Grouillez-vous !
L’homme tend une main, aide Hang et Kris à monter dans le fourgon. Kris grimace, masse sa cheville.
— Vous êtes inconscients ou quoi ? se fâche le type. Si n’importe lequel de ces robots vous voit, il vous grille aussi sec !
— Qui êtes-vous ? se méfie Kris.
— Un… voyageur, élude le type. Comme vous, je suppose. Vous allez où ?
— En Bretagne, répond Hang.
— Où, en Bretagne ?
Hang se tourne vers Kris : il n’en sait rien.
L’homme a allumé une torche minuscule, à la mince lueur de laquelle il paraît grand, maigre, de longs cheveux noirs plaqués en arrière, un regard doux, une allure générale plutôt efféminée, accentuée par ses vêtements : paréo et boléro multicolores. Kris se détend : aucun flic n’oserait s’attifer comme ça.
— Saint-Brieuc, répond-elle. Plus loin si on peut.
— Ce train s’arrête à Rennes, informe le type. Très peu vont plus loin : il n’y a plus grand monde à fournir au-delà de Rennes… à part Brest.
— On va chez ma grand-mère, qui habite un village sur la côte, quelques kilomètres après Saint-Brieuc.
— Je vois, fait le type. (Il réfléchit brièvement, se demande sans doute s’il peut faire confiance.) Écoutez, se décide-t-il. J’ai un ami qui va m’attendre à Rennes. Il habite Saint-Brieuc, et il a une voiture. Je pense qu’il ne refusera pas de vous emmener… Après tout, c’est son rôle de faire preuve de charité chrétienne, n’est-ce pas ? (Un petit gloussement.)
— Pourquoi ?
— Il est prêtre. (Il joint les mains et ferme les yeux, l’air ravi.) J’ai hâte de le revoir.
Hang et Kris se dévisagent, interloqués – se sourient. Allons, la Basse Réalité recèle parfois d’heureuses surprises…
— Installez-vous ! Ce n’est pas très confortable (il promène le faisceau de sa mini-torche sur le contenu du wagon, essentiellement des palettes de caisses et de cartons), mais on ne sera pas dérangés par le contrôleur, n’est-ce pas ? (Un petit gloussement.) Au fait, je m’appelle Juicy Fruit. Juce pour les intimes.
— Kris.
— Et moi Hang.
Ils se serrent la main. Celle de Juce s’attarde un peu dans celle de Hang, pas assez cependant pour que ça devienne gênant. Puis il les invite à partager son bivouac, installé sur une caisse, où restent les reliefs d’un repas composé exclusivement de barquettes lyophilisées.
— Si vous avez faim, il y a le choix, explique-t-il, désignant de sa torche un carton ouvert rempli de barquettes. L’eau n’est pas un problème non plus. (Coup de torche vers un second carton éventré, qui laisse échapper des packs de bouteilles d’eau.) Le seul inconvénient, c’est qu’il faudra manger froid… Faire du feu risque d’attirer les robots, et on ne part que dans trois quarts d’heure. D’ailleurs… (il se lève pour aller fermer la porte) j’espère que vous n’êtes pas claustrophobes ?
— Ça ira très bien, répond Kris, qui reprend confiance. À vrai dire, j’ai une faim de loup !
— Profitez-en. C’est Domonet qui offre. (Un petit gloussement.)
Ils se confectionnent des repas froids en versant de l’eau minérale dans les barquettes d’aliments déshydratés (« lieu à la bordelaise » et « bœuf Stroganoff », annoncent les étiquettes, mais les produits ont sensiblement le même goût). Juicy Fruit les observe d’un regard bienveillant.
— Vous partez en vacances ? s’enquiert-il.
— Non, éructe Hang. On est en fuite.
— Oh oh ! Vous avez volé ? commis un crime ? Loïc pourra vous confesser, si vous le désirez.
— Loïc ?
— Loïc Lasbleiz. Mon ami prêtre, qui nous attend à Rennes.
— Pas la peine, pouffe Kris. On n’est pas croyants.
— Moi non plus, vous avouerai-je. (Un petit gloussement.) Mais avec Loïc, je fais comme si. Il aime bien implorer la miséricorde du Seigneur après avoir fait l’amour, et il m’en voudrait si je ne m’associais pas à sa culpabilité… Mais assez parlé de moi ! Vous êtes en fuite, dites-vous. Vous avez certainement vécu une aventure passionnante…
Il se penche en avant, tout ouïe.
— Je viens de perdre mon père, déclare Hang sombrement. Je suis pas d’humeur à bavarder. Désolé.
— Oh ! C’est moi qui suis désolé, s’écrie Juce, posant sur sa bouche une longue main fine. Un accident ? Pardonnez mon indiscrétion.
— Un meurtre, fait Hang entre ses dents serrées. Ils ont dû envoyer un satellite-tueur pour le descendre… ou le tirer depuis un laser au sol. Et dire que c’est moi qui leur ai refilé les coordonnées de la station…
Il baisse la tête, abattu, mastiquant machinalement son bœuf Stroganoff insipide. Maintenant que sa vie n’est plus en danger, le drame des heures passées envahit sa conscience, sa propre culpabilité commence à le tarauder. À quoi bon, se dit-il, à quoi bon tous ces efforts ? Tout ça pour en arriver là – dire que j’ai fait confiance à cet enculé de Deckard… Qu’est-ce que j’espérais ? Qu’ils allaient remettre une navette en service, dépenser des millions d’UI juste pour sauver mon père ? Quelle naïveté… Si ça se trouve, c’est aussi Deckard qui a envoyé les Omons pour me liquider ! Pas de vagues avec les Russes, hein, faut respecter le consensus, ce putain de sacro-saint consensus ! Que vaut la vie d’un cosmonaute fou et d’un hacker de merde quand la sécurité de MAYA est en jeu, quand ça risque de compromettre le bizness, hein ? Allez vous faire foutre, tous autant que vous êtes, je fais plus partie de votre monde maintenant. J’espère que Zora a réussi à déchiffrer le plan et que les outers vont déferler sur Paris, saccager ce nid de larves pour le confort desquelles on a tué mon père !
— Je suis désolé pour votre ami, s’adresse Juce à Kris, à mi-voix. Il est très éprouvé…
— Moi aussi je suis éprouvée, soupire Kris. Je viens de perdre MAYA. Toute ma vie, autrement dit.
— Dieu merci, il n’y a pas que MAYA dans la vie… (Juce lui coule un regard en biais, avec un petit gloussement.) Il y a l’amour aussi.
La matinée est déjà bien avancée quand le train arrive en gare de Rennes. Juce réveille Hang et Kris, endormis entre deux cartons, tandis que le train brinqueballe à vitesse réduite dans les aiguillages.
— Dépêchez-vous ! Il faut sauter avant d’entrer en gare, sinon les robots vont nous massacrer.
Il ouvre la porte à glissière du fourgon. Un rayon de soleil tombe sur Hang et Kris, les fait cligner des yeux. Ils se redressent, encore ensommeillés.
— Allez ! s’écrie Juce, avec un grand geste du bras.
Il saute dans les nœuds ferroviaires, suivi des deux fugitifs. Un autre train les frôle, en route vers Paris. Ils traversent les voies en courant (la cheville de Kris va mieux), sautent par-dessus le grillage, dévalent le remblai, posent pied dans la rue, sous un chaud soleil. Aussi peu d’animation ici qu’à Paris, à première vue.
Un coupé rouge est garé non loin, un homme assis sur le capot. Juce lui fait de grands signes et accourt vers lui. Le père Lasbleiz, devine Kris. De haute taille également, vêtu d’une élégante combi anthracite où luit un petit crucifix d’argent. Plutôt bel homme, à part son nez rouge qui trahit sans doute un abus de vin de messe. Les deux amis s’embrassent avec effusion. Kris se détourne, gênée. Elle n’a rien contre l’homosexualité, c’est plutôt de voir des gens s’embrasser pour de vrai, en Basse Réalité… Mais après tout, avec Hang, elle a trouvé ça agréable.
— Voici deux amis, Hang et Kris, présente Juce. On a voyagé ensemble… Ils vont vers Saint-Brieuc, alors j’ai pensé…
— Bien sûr, sourit le père Lasbleiz. Ma voiture est moins puissante qu’elle en a l’air, mais elle nous emmènera bien tous les quatre jusque-là, grâce à Dieu.
Tous quatre s’entassent dans le coupé Toyota, qui malgré son look aérodynamique, est en effet poussif et fumeux. Mais il roule, c’est l’essentiel.
— Kris a une grand-mère qui vit dans un village de la côte, explique Juce.
— C’est louable de penser aux anciens, approuve le père Lasbleiz. Ils sont si seuls la plupart du temps. Votre visite fera certainement très plaisir à votre grand-mère… Moi-même je mets un point d’honneur à visiter chaque village une fois par mois. Je n’y vois pas grand monde, mais le peu qui vient à la messe me procure… (Il s’interrompt, se retourne.) Comment s’appelle votre grand-mère ?
— Alice Menguy.
— Je la connais ! (Loïc Lasbleiz frappe dans ses mains, enchanté. La voiture embarde, il rattrape le volant in extremis.) Son amie s’appelle Betsy, n’est-ce pas ? (Kris acquiesce.) Toutes deux sont très assidues à ma messe mensuelle… Je me rappelle maintenant, Alice m’a parlé de vous. Sait-elle que vous arrivez ? Oh, elle va être très contente.
— Hang et Kris sont en fuite, raconte Juce. Ils ont vécu à Paris des aventures extraordinaires, à côté desquelles le meilleur hunt fait figure de jeu d’enfant. N’est-ce pas ? (Un petit gloussement.)
— Faut rien exagérer, marmonne Kris. On a sauvé notre peau, c’est tout.
— Passionnant ! s’écrie Loïc Lasbleiz, intéressé. Comme la route est assez longue, vous aurez le temps de me raconter tout ça…
En fait, tout au long du trajet, c’est surtout Juce qui raconte leur aventure, l’enjolivant à sa manière, quêtant de temps à autre une confirmation donnée distraitement. Hang et Kris sont trop occupés par eux-mêmes pour prêter attention aux propos volubiles de leur compagnon de voyage, rectifier ses affabulations. Enlacés à l’arrière, ils s’efforcent de se réconforter, trouver dans l’amour et les caresses une nouvelle énergie, une compensation à leur désarroi, une planche de salut à leur naufrage mental. De temps à autre ils jettent un œil sur le paysage, plutôt monotone : alternance de friches sauvages et d’immenses étendues cultivées, arpentées par des machines monstrueuses, vides de tout conducteur et pilotées en Hi-R depuis une ferme invisible. Parfois des troupeaux d’animaux, des vaches rondes comme des barriques, dont les pis évoquent de gros extensacs roses. La route à quatre voies sur laquelle ils se traînent à cent kilomètres-heure est fort peu fréquentée, sinon par d’énormes camions qui les dépassent en secouant la Toyota comme un fétu. Impossible, à travers les vitres fumées, de savoir s’il y a un chauffeur à bord.
Devant le peu de loquacité de leurs passagers, Juce et Loïc finissent par parler entre eux, se raconter leur vie, leurs projets, leurs petites misères, tout en se caressant fréquemment les genoux, les cuisses, les joues, s’étreignant parfois (ce qui dévie dangereusement la trajectoire de la voiture – ils sont une fois rappelés à l’ordre par le klaxon sirénique d’un poids lourd qui les frôle dans un vrombissement sismique).
Alors qu’ils arrivent à Saint-Brieuc, le père Lasbleiz propose gentiment de conduire Hang et Kris jusque chez grand-mère Alice.
— C’est l’occasion de revoir mes plus fidèles paroissiennes, ajoute-t-il.
Quand la Toyota poussive et fumante traverse enfin le petit village, le seul à sortir pour la voir passer est le vieux Yannick, à la porte de son bistrot. Hang parcourt les façades mornes d’un regard effaré.
— Mais il n’y a personne ! Ce village est mort !
— Tu t’attendais à quoi ? rétorque Kris. À une kermesse ?
— C’est par où ? s’enquiert le père Lasbleiz.
— À droite au bout de la place.
Kris se penche en avant pour indiquer le chemin. Peu après la Toyota s’arrête en frémissant dans la petite rue, devant la véranda de chez Alice. Une citybulle fleurie et passablement cabossée est garée de guingois au bord de la route.
— Betsy est là aussi, remarque le père Lasbleiz. C’est sa voiture. Eh bien ! Elle sera contente de me voir.
— Pourquoi ? demande Juce. C’est une grenouille de bénitier ?
— Oh non ! Mais elle s’est entichée de moi… (Il serre le bras de Juce.) Tu n’es pas jaloux, j’espère ?
— Les voilà !
Betsy sort à petits pas précipités de la véranda, suivie par Alice plus lente. Pour l’occasion, Betsy a mis son manteau en fibres de carbone polymérisé qui vibre au soleil, ses bagues laser et s’est maquillée comme une peinture psychédélique. Le joint qui fume entre ses doigts aux ongles violet fluo est bleui par son rouge à lèvres outremer métallisé.
— Avec le père Lasbleiz en plus ! s’écrie-t-elle, au comble de la joie.
— Kris ! Ma chérie, je suis si contente de te revoir ! chevrote Alice, les larmes aux yeux. Comme tu as changé ! (Effusions, embrassades.) Et voici ton ami sans doute ? Bienvenue, jeune homme.
— Quel beau garçon !
— Betsy ! (Sourire contrit.) Excusez-la, à force de fumer, elle exagère…
— Betsy a raison, mamy. Hang est un beau garçon. Hein ?
Kris pose un baiser dans le cou de Hang, qui frissonne.
— Et le père Lasbleiz, soupire Betsy, coulant vers lui un regard langoureux. Avec votre ami aussi… Enchantée, enchantée. Mais entrez donc !
Betsy invite tout le monde comme si la maison d’Alice était chez elle. Alice pleure en riant et ne sait plus où donner de la tête, tellement elle est heureuse.
— Je vous ai préparé une chambre, vous devez être fatigués par ce long voyage… Mais suis-je bête ! C’est bientôt midi, vous avez sûrement faim, je vais préparer quelque chose.
— Laisse tomber, Alice, papillonne Betsy. Vous venez tous chez moi, j’ai préparé un énôôôrme soufflé. Sers-nous plutôt un petit apéritif pour fêter ça… Ô mon Dieu ! On a bu tout l’armagnac hier soir !
— J’en ai une autre bouteille.
— Et tu me l’avais pas dit, cachottière ! T’as bien fait. C’est le moment de la sortir. Tenez, jeune homme. Vous connaissez ?
Les yeux brillants, Betsy tend le pétard à Hang.
— Du tabac ?
— Mieux ! De l’herbe. Que je cultive moi-même. (Elle se trémousse fièrement.) Et ma récolte est plutôt bonne cette année.
Hang goûte, s’étouffe, rend le pétard à Betsy, toussant et larmoyant.
— Tss ! persifle-t-elle. Ces jeunes, ça ne sait plus rien des bonnes choses de la vie. Mais vous apprendrez, Hang, comptez sur moi.
Tandis qu’Alice fouille dans son placard pour sortir verres et bouteille, et que Kris parcourt du regard la pièce sombre au plafond bas, tout à coup revenue quinze ans en arrière, Hang tombe en arrêt devant la console antédiluvienne.
— Incroyable ! souffle-t-il. Une Virtuavision. Est-ce qu’elle marche ?
— Non ! lance Kris péremptoirement.
— Si, glousse Betsy. Mais il y a une sorte de fantôme dedans.
— Plus maintenant, soupire Hang.