La défense de la Terre sainte
Les croisés ont commencé à construire des châteaux dès leur arrivée au Moyen-Orient lors de la première croisade. Comme en Europe, ces édifices servent de résidences et de centres administratifs, tout en ayant une fonction militaire. Mais, après la deuxième croisade, les Francs d’Outremer se retrouvent sur la défensive et la nature militaire de ces châteaux prend de l’importance. Souvent imposants, sophistiqués et constamment améliorés grâce aux dernières innovations en matière de science militaire, ils sont au nombre de 50 en Outremer. La géographie, la main-d’œuvre et le système féodal expliquent cet investissement d’envergure dans la pierre.
Les États croisés sont étroits et tout en longueur et manquent donc de profondeur pour être bien défendus. La principauté d’Antioche, le comté de Tripoli et le royaume de Jérusalem s’étendent sur plus de 700 kilomètres du nord au sud, mais font rarement plus de 80 à 120 kilomètres de large, le comté de Tripoli se limitant dangereusement à la largeur de la plaine littorale, de quelques kilomètres seulement, entre Tortose (aujourd’hui Tartous) et Jeble. À l’intérieur des terres, les villes d’Alep, Hama, Homs et Damas sont toutes contrôlées par les musulmans, tandis que la Mésopotamie et l’Égypte représentent des terres propices au recrutement pour la contre-offensive musulmane, comme le prouveront les campagnes de Saladin et des Mamelouks. Les croisés bénéficient quant à eux d’une ligne de défense naturelle, les montagnes, et ils construisent des châteaux afin de sécuriser les cols.
La pierre est donc plus cruciale que le soldat, car l’Outremer affiche une pénurie chronique d’hommes. Après la conquête de Jérusalem en 1099, la plupart des croisés retournent en Europe. Le royaume de Jérusalem est ensuite défendu par 300 chevaliers montés. Malgré des croisades successives, à aucun moment de leur histoire les États croisés ne se sont montrés capables de disposer de plus de 2 600 chevaux sur le terrain. En outre, on compte certes une population chrétienne locale conséquente, mais il s’agit d’orthodoxes, tandis que les croisés appartiennent à la minorité latine.
En infériorité numérique et menacés, les Francs s’installent par nécessité dans des villes fortifiées ou des châteaux. Cependant, pour survivre, les États croisés doivent faire en sorte que les affaires soient florissantes. Les Francs se mettent donc à organiser leurs propriétés selon les principes féodaux européens. Les châteaux sont des centres de production et d’administration, mais aussi des places fortes militaires. Les maisons de campagne sont protégées par des remparts, renferment des moulins à grains et des pressoirs à olives et sont entourées de jardins, de vignobles, de vergers et de champs. Dans certains cas, les terres couvrent des centaines de villages et abritent des dizaines de milliers de paysans. Les exportations de bois vers l’Égypte, d’herbes, d’épices et de sucre vers l’Europe sont essentielles. Tout au long des xiie et xiiie siècles, l’approvisionnement de l’Europe en sucre est assuré par l’Orient latin.
Mais, en temps de guerre, la première victime est toujours l’agriculture. Sans les subventions occidentales et les taxes imposées sur le commerce entre l’Orient musulman et l’Europe transitant par les États croisés, l’effondrement serait plus rapide. Les souverains latins sont toujours à court d’argent, la majeure partie de leurs recettes étant allouée à l’entretien des mercenaires, chevaliers et châteaux. C’est un véritable cercle vicieux. Le manque de terres et d’effectifs rend la construction de forts indispensable et le coût représenté par les chevaliers et les châteaux est supérieur aux fruits de la production des terres.
Dans cette situation, les ordres militaires se font une place car ils disposent des ressources, de l’indépendance et du dévouement nécessaires, autant d’éléments qui expliquent leur pouvoir grandissant.
La structure de l’ordre du Temple
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Après la deuxième croisade, les Hospitaliers et les Templiers deviennent l’ossature de la résistance aux musulmans, mais l’élan militaire est imprimé par les Templiers. Les Hospitaliers sont encore un ordre entièrement pacifique lorsque nait l’ordre des Pauvres Chevaliers du Christ. Cependant, dans les années 1120, les Hospitaliers étoffent leur rôle en ne prenant plus seulement soin des pèlerins, mais en les protégeant par la force si besoin est. Ils deviennent les chevaliers de l’Hôpital de Saint-Jean ou chevaliers hospitaliers. Saint Jean n’est plus leur saint patron, il est remplacé par un personnage plus imposant, saint Jean-Baptiste. La première participation des Hospitaliers au combat remonte à 1128, huit ans environ après la création de l’ordre du Temple. C’est l’exemple des Templiers qui a contribué à faire des Hospitaliers un ordre militaire.
Les ordres militaires prennent possession en temps utile des grands châteaux, tâche qui leur convient parfaitement. Les châteaux frontaliers sont des endroits reculés qui n’attirent pas la chevalerie laïque d’Outremer. Mais, en raison des vœux monastiques prononcés par les ordres militaires, la vie austère au sein des châteaux leur convient bien. Ce sont des lieux où les fortifications intérieures servent de monastères aux frères. Leurs membres sont célibataires et donc plus faciles à contrôler. Ils n’ont en outre aucun intérêt privé extérieur. Superbement entraînés et très disciplinés, les Hospitaliers et les Templiers sont dirigés par des chefs d’une grande habileté militaire. Les capacités de ces ordres contrastent particulièrement avec les institutions laïques d’Outremer.
Ces ordres rendent directement compte à la papauté, ce qui les place au-dessus des querelles féodales locales, mais également des antagonismes des nations et de leur roi. En tant qu’entités, ils sont éternels, leurs effectifs à l’abri des fluctuations dues aux maladies ou aux décès. Ils sont capables de drainer en permanence de jeunes nobles européens désireux de remplir les obligations morales et religieuses de la chevalerie. Les Templiers et les Hospitaliers se voient offrir des propriétés en Europe, qui contribuent ainsi à leur enrichissement. Chaque ordre lève ses propres taxes, dispose de son service diplomatique et possède sa flotte de navires. Les Hospitaliers et les Templiers sont en fait un État dans l’État. Très rapidement, les États croisés en sous-effectif et en manque de finances vendent ou cèdent des forteresses frontalières à ces ordres. En 1166, seuls trois châteaux du royaume de Jérusalem échappent à leur contrôle.
Ce que coûtent les Templiers Chaque templier est un chevalier monté extrêmement bien entraîné qui coûte cher. Dans la France de la seconde moitié du xiie siècle, il faut à un chevalier monté 750 acres pour s’équiper et s’entretenir. Un siècle plus tard, ce coût a été multiplié par 5, pour atteindre 3 750 acres. Pour un templier opérant en Terre sainte, la facture est même supérieure, car il faut importer beaucoup de choses et notamment des chevaux. Chaque chevalier templier a trois chevaux et comme ces derniers sont touchés par la guerre et la maladie et ne vivent que vingt ans, il faut les renouveler plus fréquemment que l’élevage local ne le permet. Entre le xiie et le xiiie siècle, le prix des chevaux est multiplié par 6. De plus, ces animaux mangent cinq à six fois plus qu’un homme et il faut les nourrir même s’ils ne font rien. En cas de mauvaise récolte en Orient, il faut expédier en urgence de la nourriture pour les hommes et pour les bêtes. Chaque templier dispose également d’un écuyer chargé de s’occuper des chevaux. Il ne faut pas oublier les sergents, moins lourdement armés que les chevaliers, mais qui ont un cheval, même s’ils jouent aussi le rôle d’écuyer. Les sergents sont souvent recrutés localement et portent une tunique marron ou noire, et non blanche. En fait, chaque templier est entouré d’environ neuf personnes qui l’aident. Ce n’est guère différent de la guerre moderne, pour laquelle chaque soldat de première ligne est assisté de quatre ou cinq militaires qui ne voient pas l’ombre d’un combat, sans parler des milliers de civils produisant les armes, le matériel, les vêtements, la nourriture et se chargeant des transports. Les responsabilités grandissantes augmentent considérablement le coût des Templiers. Dans l’incapacité d’entretenir et de défendre leurs châteaux et fiefs, les seigneurs laïcs confient ces missions aux ordres militaires. Selon Benoît d’Alignan, abbé bénédictin qui se rend en Terre sainte dans les années 1240, les Templiers ont dépensé 1 100 000 besants sarrasins en deux ans et demi pour reconstruire leur château de Saphet (Safed), et ce à une époque où un chevalier de Saint-Jean-d’Acre peut vivre confortablement avec 500 besants sarrasins par an, et ils continuent de dépenser 40 000 besants sarrasins chaque année pour le fonctionnement quotidien du château. Saphet dispose de 50 chevaliers templiers, 30 sergents montés, 50 archers montés, 300 arbalétriers, 820 ingénieurs et autres hommes chargés de certaines missions, sans compter 400 esclaves, soit au total 1 650 personnes, effectif passant à 2 200 en temps de guerre. Tous sont logés, nourris, armés et approvisionnés de diverses manières. Seules les vastes propriétés d’Outremer et plus particulièrement d’Occident permettent aux Templiers de fonctionner à une telle échelle et de se remettre des pertes et échecs afin de continuer à défendre la Terre sainte. |
À son entrée au Moyen-Orient, la première croisade a franchi le col de Belen, à environ 25 kilomètres au nord d’Antioche, itinéraire déjà emprunté par Alexandre le Grand dans les monts Amanus mille quatre cents ans auparavant, après avoir écrasé l’armée perse de Darius III lors de la bataille d’Issos. Connu également sous le nom de Porte de la Syrie, le col de Belen permet d’entrer en Syrie et constitue aussi la frontière nord d’Outremer. Dans les années 1130, la défense du col incombe aux Templiers. Leur principale forteresse est Baghras, qui s’élève au-dessus du col. Les Templiers en ont construit plusieurs autres dans les monts Amanus. Ces châteaux forment un rideau le long de la frontière nord, région dans laquelle les Templiers évoluent comme de véritables seigneurs, en toute indépendance vis-à-vis de la principauté d’Antioche.
Les Templiers prennent également en charge la frontière sud du royaume de Jérusalem avec l’Égypte lorsqu’ils prennent les rênes de Gaza pendant l’hiver 1149-1150. Gaza est alors inhabitée et en ruine, mais les Templiers reconstruisent une forteresse au sommet d’une petite colline et les Francs font lentement revivre la ville qui l’entoure. C’est le premier grand château dont héritent les Templiers. Son rôle est de compléter le blocus d’Ascalon, petit territoire à 16 kilomètres au nord, sur la Méditerranée, toujours détenu par les Fatimides. Ascalon a pendant longtemps été une base à partir de laquelle les musulmans lançaient leurs attaques contre les pèlerins venant à Jérusalem par la route de Jaffa ou descendant le Jourdain. En 1153, la ville tombe finalement aux mains de Baudouin III, roi de Jérusalem. Les Templiers ont joué un rôle clé dans ce triomphe puisqu’ils sont les premiers à s’engouffrer dans la brèche lorsqu’une section des remparts s’écroule, même si Guillaume de Tyr s’est montré prévisible en retournant cet événement contre eux. Il a en effet affirmé dans sa chronique que l’impatience des Templiers était due à leur avidité pour les butins. En fait, les Templiers ont perdu environ 40 chevaliers dans l’opération et leur maître est même mort lors de l’attaque.
Tortose (aujourd’hui Tartous), sur la côte syrienne, était un autre site stratégique vital et un lieu important pour les pèlerins. Considérée comme l’endroit où l’apôtre Paul a dit sa première messe, une chapelle dédiée à la Vierge Marie y a été construite au iiie siècle, bien avant que le christianisme soit officiellement toléré au sein de l’Empire romain. Elle renferme une icône de la Vierge Marie qui aurait été peinte par saint Luc. Pour aider les pèlerins venant y prier, les croisés ont exploité cette histoire en construisant la cathédrale Notre-Dame-de-Tortose en 1123, édifice élégant qui marque architecturalement le passage du style roman au style gothique. Mais, en 1152, Nur al-Din capture et brûle la ville, la laissant déserte et détruite. Et, comme le comté de Tripoli manque de moyens pour la restaurer, Tortose est confiée aux bons soins des Templiers, qui améliorent considérablement ses défenses en érigeant un énorme donjon et des couloirs au sein d’un triple serpentin de remparts, avec une poterne dans la digue permettant à la cité d’être approvisionnée par la mer.
Ces croquis de T. E. Lawrence montrent le système de défense des châteaux, à l’aide de tours, d’où les défenseurs peuvent déclencher un feu de flanquement. Les Byzantins et les Arabes bâtissent généralement des tours carrées, mais les croisés ont introduit la tour ronde, plus solide et mieux défendable. Les flèches indiquent les lignes de feu. Une tour ronde ne laisse guère à l’ennemi d’endroit où s’abriter du feu des défenseurs et ne lui permet pas d’escalader les remparts ou de les miner.
Tortose tient son importance stratégique d’une ouverture dans la chaîne de montagnes qui s’étend vers l’intérieur jusqu’à la ville musulmane d’Homs. Vers l’extrémité orientale de cette trouée d’Homs, l’imposant Krak des Chevaliers, récupéré par les Hospitaliers en 1144, surplombe la route reliant l’intérieur des terres à la mer. Dans les montagnes entre le Krak et Tortose se trouve la forteresse de Chastel Blanc, désormais connue sous le nom de Safita, déjà aux mains des Templiers peu avant 1152. Du sommet du donjon de Chastel Blanc, on peut voir à la fois le Krak des Chevaliers à l’est et le château des Templiers d’al-Arimah à l’ouest, sur le littoral méditerranéen, au sud de Tortose. En bref, les Templiers, avec les Hospitaliers, contrôlent entièrement la route entre l’intérieur de la Syrie et la mer. Ils disposent en outre d’une souveraineté absolue sur leurs territoires, avec une autorité totale sur la population, le droit de se partager les trésors de guerre et la liberté de traiter avec les puissances musulmanes voisines.
Dans les années 1160, les Templiers s’emparent d’autres châteaux, cette fois-ci sur le Jourdain, à Ahamant (aujourd’hui Amman) et en Galilée, à Saphet (également appelée Safed), auxquels vient s’ajouter la forteresse du Chastelet, en 1178. Gaza, Ahamant, Saphet et Chastelet appartiennent toutes au royaume de Jérusalem, mais sont situées au niveau de ses frontières et revêtent donc un caractère défensif. Chastelet couvre le Gué de Jacob, gué le plus au nord du Jourdain, ancien point faible emprunté par Saladin en provenance de Damas pour attaquer facilement les chrétiens. Saladin est si alarmé par l’installation des Templiers au Chastelet qu’il lance immédiatement une attaque, qui se solde par un échec en juin 1179. Mais, deux mois plus tard, il prend d’assaut le château, fait 700 prisonniers, qu’il massacre ensuite. Le chef des Templiers se jette pour sa part dans le vide pour éviter d’être capturé.
Le donjon des Templiers, à Safita. Les maisons avoisinantes sont disposées selon les murailles concentriques originales.
Avec son emplacement plus central au carrefour de la route menant de Jérusalem à Saint-Jean-d’Acre via la Galilée, se trouve La Fève. Château acquis par les Templiers vers 1170, c’est un important dépôt d’armes, d’outils et de vivres qui abrite une garnison imposante. Il deviendra le point de départ de l’expédition qui aboutira à la défaite désastreuse de la bataille de la Fontaine du cresson, le 1er mai 1187, présageant la catastrophe de Hattin.
Outre la défense du royaume de Jérusalem, les Templiers continuent de remplir leur mission originale de protection des pèlerins venant des ports de Saint-Jean-d’Acre, d’Haïfa et de Jaffa visiter les lieux saints ou descendant de Jérusalem pour se rendre sur le Jourdain. Le chef des Templiers de Jérusalem dispose toujours en réserve de dix chevaliers pour accompagner les pèlerins sur le Jourdain et d’un troupeau d’animaux destinés à transporter les vivres et les voyageurs épuisés. Sur le Jourdain, les Templiers ont un château qui surplombe le site où Jésus a été baptisé. L’édifice sert non seulement à protéger les pèlerins, mais également les moines locaux suite à l’assassinat gratuit de six d’entre eux par Zengi.
Ils acquièrent des châteaux, mais aussi des terres autour de Baghras, Tortose et Saphet. Dans ces régions, les Templiers détiennent de nombreux villages, moulins et terres agricoles. Le détail précis de ces possessions n’est pas connu, car les archives des Templiers ont été détruites à Chypre par les Turcs ottomans au xvie siècle. Mais, de ce que l’on a pu recueillir, il semble que les ordres (Hospitaliers et Templiers) aient détenu près d’un cinquième des terres d’Outremer vers la moitié du xiie siècle et, en 1188, l’année de la bataille de Hattin, environ un tiers.