Les premiers financiers européens
Les Templiers sont devenus les premiers banquiers en Europe, évolution involontaire et imprévue, mais naturelle au regard de leur situation. Depuis leurs débuts, les Templiers sont une organisation internationale tournée vers la Terre sainte, mais dont le soutien provient d’Europe, où ils possèdent des terres, perçoivent la dîme et reçoivent des dons de la part des fidèles. Ils organisent des marchés et des foires, administrent leurs domaines et font le commerce de tout, de la laine aux esclaves, en passant par le bois et l’huile d’olive. Avec le temps, ils se constituent une formidable flotte marchande en Méditerranée, capable de transporter des pèlerins, des soldats et des vivres entre l’Espagne, la France, l’Italie, la Grèce et l’Outremer.
Disciplinés, honnêtes et indépendants, les Templiers inspirent confiance dans toute la société médiévale et leur expérience en matière de commerce et de finance en fait les banquiers idéaux pour les papes et les rois. C’est cependant dans leur réussite en tant que banquiers et financiers que réside l’une des causes essentielles de leur chute. À l’instar de l’Église et des croisades, les Templiers ont une dimension internationale, mais, aux xiiie et xive siècles, les rois européens, surtout de France, créent des États-nations. Si les Templiers lèvent des fonds afin de défendre la Terre sainte avec leurs armes, ils financent également le nouveau nationalisme émergeant en Occident. Mais la France en tant qu’État-nation doit à son tour « nationaliser » les Templiers et les détruire.
La plupart des produits qu’importent les Templiers, tels que les chevaux, le fer et le blé, leur parviennent par la mer. Dans un premier temps, les Templiers passent des accords avec des transporteurs et agents commerciaux, mais, au début du xiiie siècle, ils commencent à se constituer leur propre flotte. Ils sont présents en masse dans tous les ports importants d’Outremer : Césarée, Tyr, Sidon, Gibelet (qui s’appelait Byblos dans l’Antiquité, et aujourd’hui Jbeil), Tripoli, Jebel et Port Bonnel, au nord d’Antioche. Mais leur port d’attache est Saint-Jean-d’Acre, ville fortifiée bâtie sur une langue de terre offrant une excellente protection pour son double port.
Les principaux pouvoirs du royaume de Jérusalem sont représentés à Saint-Jean-d’Acre, mais, en 1191, après la prise de Jérusalem par Saladin, la ville devient le nouveau quartier général des Templiers en Terre sainte. Selon le chroniqueur du xiiie siècle connu sous le nom de Templier de Tyr, « Le temple était l’endroit le plus solide de la ville, dont une grande partie était au bord de la mer, comme un château. À l’entrée figurait une grande tour robuste dont les murs faisaient 8 mètres d’épaisseur. » Il mentionne également une autre tour, bâtie si près de la mer que les vagues déferlaient contre elle, « dans laquelle était conservé le trésor du Temple ».
Après 1218, les Templiers agrandissent leurs infrastructures à Saint-Jean-d’Acre en se dotant d’une nouvelle forteresse, à une cinquantaine de kilomètres au sud. Aujourd’hui connue sous le nom d’Atlit, les Templiers l’appellent Chastel Pèlerin car elle a été construite sur un promontoire rocheux avec l’aide de pèlerins. Selon un pèlerin germain qui la visite au début des années 1280, ce château « est situé au cœur de la mer, fortifié par des murs, remparts et barbacanes si solides et crénelés que le monde entier ne suffirait pas pour le prendre ».
Saint-Jean-d’Acre, aujourd’hui Akko, ville israélienne. Le quartier des Templiers occupait une grande partie du promontoire (dont une portion a depuis disparu dans la mer), formant le port au premier plan, où l’on peut encore voir les restes des structures des Templiers.
Depuis leurs ports d’Outremer, les navires des Templiers voguent vers l’ouest. En France, leur principal port d’attache est Marseille, où ils chargent pèlerins et marchands avant de mettre le cap vers l’est. Les ports italiens de l’Adriatique sont également importants, surtout Brindisi, qui présente l’avantage d’être proche de Rome. À Bari et Brindisi, on trouve du blé, des chevaux, des armes, des vêtements, de l’huile d’olive, du vin et des pèlerins. Messine, en Sicile, sert à la fois de circuit d’exportation depuis le continent et d’entrepôt pour les cargaisons provenant de Catalogne et de Provence. Les Templiers construisent également des navires dans les ports européens, partout entre l’Espagne et la côte dalmate.
Le commerce des esclaves blancs Autre chargement des Templiers, les esclaves blancs, transportés en très grand nombre de l’est vers l’ouest, où ils participent au fonctionnement des maisons de l’ordre du Temple, surtout en Italie et en Aragon. Les Hospitaliers exploitent également des esclaves et s’adonnent à ce commerce florissant pour tous, même les pouvoirs maritimes italiens, plus particulièrement à Gênes, et surtout dans les États musulmans orientaux. À la fin du xiiie siècle, la plaque tournante du commerce des esclaves est le port d’Ayas du royaume arménien de Cilicie, sur la Méditerranée. Marco Polo débarque à Ayas en 1271 afin d’entamer son périple vers la Chine, à peu près au moment où les Templiers y ouvrent un comptoir. Les esclaves, qui sont turcs, grecs, russes et circassiens, ont été récupérés suite à des luttes intertribales, parce que des parents pauvres ont décidé de vendre leurs enfants ou parce qu’ils sont enlevés. Ils sont acheminés à Ayas par des marchands d’esclaves turcs et mongols. Les jeunes hommes robustes des steppes russes du sud ou du Caucase, sélectionnés, sont généralement envoyés en Égypte, où ils sont convertis à l’islam et servent de soldats esclaves d’élite appelés Mamelouks. En 1250, les Mamelouks prennent le pouvoir en Égypte et mènent le jihad final qui boute les Francs hors d’Outremer. |
En Outremer et dans la péninsule Ibérique, les Templiers offrent des services d’ordre militaire, mais en Angleterre, en France et en Italie, leur contribution première est financière. On met traditionnellement en lieu sûr les documents et objets précieux dans les monastères, mais à une époque se caractérisant par des déplacements d’ampleur en raison des croisades et de la croissance du commerce et des pèlerinages en Occident, le réseau de commanderies (à savoir les maisons et domaines) de l’ordre du Temple est capable d’offrir un meilleur service. Les Templiers développent un système d’avoirs permettant de retirer de l’argent dans une autre commanderie que celle dans laquelle il a été déposé, à condition de présenter l’avoir. Cette procédure exige une tenue des comptes honnête et scrupuleuse, ce en quoi les Templiers excellent.
Que ce soit à Paris, à Saint-Jean-d’Acre ou ailleurs, les Templiers consignent quotidiennement les détails des transactions, avec le nom du déposant, le nom du caissier de service, la date et la nature de la transaction, le montant déposé et le compte sur lequel le dépôt doit être effectué. Ces écritures quotidiennes sont ensuite transférées sur un registre général faisant partie d’immenses archives définitives. Les Templiers publient également des relevés plusieurs fois par an récapitulant les crédits et les débits, l’origine et la destination de chaque élément.
Avec leurs agences, si l’on peut dire, aux deux extrémités de la Méditerranée et avec les importants bastions des temples de Paris et de Londres, ils peuvent non seulement encaisser les dépôts mais également mettre à disposition les fonds à l’étranger si besoin.
L’extension logique de l’activité consistant à garder les documents et l’argent des croisés est de rendre ces fonds disponibles lors des expéditions proprement dites. Les Templiers disposent de navires qui recèlent de précieux trésors, proches du littoral, où les chevaliers, nobles et rois en campagne peuvent procéder à des retraits en urgence. Les Templiers accordent également des prêts, par exemple au roi de France Louis VII pendant la deuxième croisade. Cela marque le début de l’étroite collaboration financière entre les Templiers et la monarchie française puisqu’ils deviennent ainsi ses trésoriers.
Du financement des croisades à l’entrée dans le système financier européen, il n’y a qu’un pas pour les Templiers. Le roi Jean d’Angleterre emprunte au maître du Temple de Londres à peu près au moment où il signe la Grande Charte, en 1215. Après la quatrième croisade, au cours de laquelle les Latins renversent les empereurs byzantins et placent un Franc sur le trône, l’empereur latin de Constantinople Baudouin II emprunte une énorme somme garantie contre la Vraie Croix. Dans le cadre de leur participation au système financier européen, les Templiers prennent part à la toile qu’ont tissée les marchands et banquiers italiens dans toute l’Europe et le Levant.
En échange de ces services, les Templiers bénéficient de divers privilèges et concessions. Ils reçoivent ainsi par l’intermédiaire d’une bulle pontificale et des décrets des rois français et anglais la juridiction pleine et entière sur leurs terres et les habitants qui l’occupent. Ils décrochent également le consentement royal pour l’organisation de marchés agricoles hebdomadaires et de foires annuelles mettant en valeur le commerce local et rapportant à l’Ordre des revenus conséquents, tant grâce aux droits versés par les participants qu’à la dynamisation de l’économie locale en général. En associant l’agriculture et le capital, les Templiers rencontrent un succès considérable dans l’exploitation commerciale de leurs domaines, mais aussi par le biais de l’élevage de moutons en Angleterre, par exemple. Dans cette activité, leurs capacités en matière de crédit font d’eux des fournisseurs de laine de tout premier plan. Parmi les avantages dont ils bénéficient figure notamment l’exportation en toute liberté de biens et de fonds de l’Occident vers l’Outremer.
En outre, les Templiers réalisent des bénéfices avec le change de monnaies et leurs services sont payants. Bien que cela n’apparaisse pas clairement sur les documents, ils font payer des intérêts sur les prêts, parfois sous forme de dépenses, afin de contourner les réticences médiévales envers les intérêts, même s’il leur arrive aussi de les mentionner courageusement en toute transparence. En 1274, par exemple, Édouard Ier d’Angleterre rembourse aux Templiers la somme de 27 974 livres tournois ainsi que 5 333 livres, 6 sous, 8 deniers, pour « administration, dépenses et intérêts », le coût total du prêt avoisinant les 20 pour cent.
Les Temples de Paris et de Londres La Maison du Temple de Paris est le quartier général des Templiers en France. Bâtie sur une terre que les Templiers ont acquise dans les années 1140, il n’en reste aujourd’hui que le nom de la rue, dans le quartier du Temple, dans la partie nord du quartier du Marais de la capitale. Mais, du xiie au xive siècle, elle est l’un des principaux centres financiers du Nord-Ouest de l’Europe. La Maison du temple est alors située dans le nord de la ville et est entourée de murailles dotées de tourelles. L’intérieur est constitué d’un ensemble impressionnant de bâtiments et, vers la fin du xiiie siècle, les Templiers ajoutent un majestueux donjon d’une cinquantaine de mètres de haut, soit près de deux fois la hauteur de la Tour Blanche située au centre de la Tour de Londres. Ce donjon de l’Ordre est le cœur de la banque des Templiers et la trésorerie des rois de France. Pendant la Révolution française, il servira de prison et c’est là que seront enfermés Louis XVI et Marie-Antoinette et d’où ils partiront pour être guillotinés. ![]() L’énorme complexe de la Maison du Temple de Paris était l’un des principaux centres financiers européens. Le Temple de Londres ou le Nouveau Temple, comme on l’appelle, serait comparable à celui de Paris, mais seule reste aujourd’hui l’église du Temple, sacrée en 1185, au milieu des Inns of Court au sud de Fleet Street. La nef de l’église du Temple est ronde, comme c’est la tradition dans les églises des Templiers, respectant les plans de l’église du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Le roi Jean réside en fait au Nouveau Temple quand est signée la Grande Charte, en 1215. Le maître du Temple de Londres l’accompagne pour la célèbre réunion avec les barons, à Runnymede. Mais, si les rois d’Angleterre mandatent les Templiers sur les plans militaire, diplomatique et financier, ils prennent toujours soin de conserver le trésor royal dans la maison royale, où il est géré par des fonctionnaires royaux. Le Nouveau Temple n’est donc qu’une chambre forte supplémentaire. |
L’expérience des Templiers les rend utiles à la monarchie française et à la papauté, toutes deux souhaitant empocher un maximum de recettes par le biais des taxes et réformer l’administration de leurs finances. Par exemple, pendant les trente-trois ans du règne de Philippe II, de la fin du xiie siècle au premier tiers du xiiie, ses recettes augmentent de 120 pour cent grâce à la gestion mise en place par les Templiers.
Cependant, les biens en possession des Templiers ne sont jamais complètement à l’abri. Seule la Maison du Temple de Paris présente une formidable garantie contre une attaque. Ailleurs en France, les maisons du Temple subissent les assauts du roi. Le Temple de Londres est attaqué par les rois d’Angleterre aux xiiie et xive siècles lorsqu’ils ont des besoins impérieux. Et, en Espagne, les rois d’Aragon en font autant. Mais il s’agit à chaque fois d’événements ponctuels lorsque la situation est désespérée et le butin est ensuite restitué. En définitive, la meilleure protection n’est pas les murs de pierre de leurs trésoreries mais des contraintes pratiques et morales. Les rois ont trop besoin des Templiers et de leurs services pour se les aliéner. Ils ne peuvent pas non plus se permettre de pencher du mauvais côté d’une cause spirituelle, tout du moins pas jusqu’à la rafle des Templiers ordonnée par Philippe le Bel en octobre 1307.