Samedi matin. Pour une fois, je me lève de bonne heure (c’est-à-dire 9 heures au lieu de 11 heures), prête à profiter de la journée. Je dois retrouver les filles cet après-midi pour faire un tour dans les boutiques : un bal est prévu début juillet au lycée… une première pour moi ! Il n’y en avait pas à Ribot. L’idée serait venue lors d’un échange franco-américain il y a trois ans, pour fêter le départ des élèves qui étaient venus passer une semaine ici afin de découvrir le pays. Depuis, c’est devenu une coutume, voire un passage obligé pour celles et ceux qui souhaitent définitivement s’intégrer.
Je me sens tout excitée, j’ai l’impression de ne pas avoir fait les magasins depuis une éternité. J’enfile un peignoir et décide de passer par la salle de bains avant le petit déjeuner. Au moment où je pose une main sur la poignée de la porte, cette dernière s’ouvre toute seule. Je me retrouve face à un torse trop musclé pour appartenir à Lorenzo, perlé de gouttes d’eau. Je me fige.
– Arrête de me regarder comme ça Kitty, je vais rougir…
Je lève la tête. Mes joues chauffent. Mon cœur bat à tout rompre. Il va exploser. Je vais mourir.
On lira dans les journaux : « Une adolescente est morte chez elle, d’une crise cardiaque. Son cœur n’a pas supporté la vision du torse musclé de son voisin. » La loose.
Finalement, je parviens à reculer d’un pas et lève la tête. C’est bien lui. Yassine. Il me toise avec un sourire amusé.
– Tu peux me passer mon sac, Kitty ? Je l’ai laissé en haut des escaliers, et il y a mon t-shirt dedans…
Cette voix… grave et douce à la fois. Envoûtante. Une caresse.
– Kitty ?
Il passe délicatement sa main droite sur ma joue gauche. Je sursaute. Une étrange chaleur me parcourt le corps. Surprise, je recule encore, regarde vers l’escalier où se trouve son sac. Je m’avance et le lui apporte, sans un mot.
– Merci, jolie Kitty.
Il referme la porte. Je retourne dans ma chambre, complètement déboussolée, et me pose sur le lit. Aussitôt j’envoie un message à Inès.
Elle me répond instantanément :
Au même moment, la porte de la salle de bains claque. Une voix s’élève dans les escaliers :
– La salle de bains est libre, Kitty !
Une demi-heure plus tard, je descends dans la cuisine. Habillée, coiffée, et toujours autant perturbée. Cette voix… ce corps… jamais je n’ai ressenti un tel trouble auparavant. Ma mère chantonne dans la cuisine. Aucune trace de Yassine ni de Lorenzo.
– Je suis tombée sur Yassine, ce matin, alors que je voulais me doucher.
– Oui, on n’a pas pu te prévenir. Lorenzo l’a accompagné à sa compétition de natation… sa mère a eu une urgence.
Des images jaillissent dans mon esprit : son torse taillé, ses épaules saillantes et musclées : un sportif…
– Et ça l’obligeait à prendre sa douche ici, je demande sur un ton faussement agacé pour continuer à cacher mon trouble.
– Tu sais bien qu’il y a du monde chez lui, c’était plus pratique pour être sûr qu’il soit à l’heure…
– Mmmmm.
– Il n’a pas été poli ?
Poli ? Comme si sa politesse était le premier de mes soucis.
– Non, non, j’ai été surprise, c’est tout…
J’avale un petit déjeuner rapide avant de retourner dans ma chambre. Sur le palier, j’aperçois une pochette à laquelle je n’ai pas prêté attention plus tôt. Curieuse, je la prends et l’ouvre. J’y trouve un courrier adressé à Yassine Oulali. Mon cœur bat à nouveau plus fort en lisant son nom.
Je referme la pochette.
Une fois dans ma chambre, j’allume l’ordinateur et me connecte à mon compte Facebook. Dans l’onglet de recherche, je tape : « Yassine Oulali ». Une seule réponse. Je clique, la main tremblante, sur son nom. Son profil s’affiche. Je le reconnais immédiatement sur sa photo, tout comme je reconnais celle qui pose à côté de lui : Alicia.
*
– Essaie celle-là, elle est magnifaïïïïïque, me dit Sarah en singeant Cristina Córdula.
Je prends la robe, couleur bleu pétrole, sans motif. Me voyant hésiter, elle poursuit :
– Allez ! Vas-y !
– Mais je ne vais même pas y aller, à ce bal !
– Quoi ? répondent-elles, de concert.
– C’est hyper important Axelle ! Il n’y a que les loosers qui n’y vont pas, surtout en seconde ! Et tu es trop canon pour ne pas avoir de cavalier, laisse juste un peu de temps, tu viens d’arriver ! Et oublie ces vieilles baskets trouées, c’est plus la mode ici le grunge !
Je jette un coup d’œil à mes Converse usées. Depuis l’incident lors de mon premier jour, je n’ai rien mis d’autre. En entrant dans la cabine d’essayage, je fixe mon reflet dans le miroir : jean large, sweat informe qui n’est plus de première jeunesse. Cheveux à peine coiffés, grossièrement attachés par un élastique. Je ne me suis pas rendu compte que je négligeais complètement ma tenue.
– Axelle, on veut voir ! s’impatiente Marine.
Sa réflexion me sort de ma rêverie. J’ôte mes vêtements, poursuis mon analyse dans la glace. Une fille au corps fin et à la poitrine développée me fait face. J’ai les yeux verts en amande, quelques taches de rousseur sur les joues et le nez. Je prends la robe et l’enfile. Le tissu glisse délicatement sur ma peau et le bas de la robe frotte doucement contre mes genoux. Je souris. Elles ont raison, j’admets que cette robe me sied plutôt bien. D’un geste, j’enlève l’élastique de mes cheveux. Ces derniers retombent sur les épaules. Je les démêle rapidement en y glissant mes doigts. Je suis plutôt fière du résultat. J’ouvre le rideau de la cabine.
– Tu es canon Axelle ! s’exclame d’emblée Sarah, bouche bée.
Je me sens à la fois mal à l’aise et rassurée par le compliment qui semble sincère.
– Grave ! réplique Marine, tandis que Capucine acquiesce d’un hochement de tête.
– Tu vas tous les faire tomber ! conclut-elle.
Tous ? Inutile. Un seul visage apparaît instantanément dans mon esprit : Yassine.
Mes recherches sur son compte Facebook ne m’ont pas donné beaucoup d’informations. Il apprécie la natation et le basket, quelques groupes de musique, et pose sur des photos avec Alicia… J’ai l’impression qu’il ne poste pas énormément, ou alors les publications sont réservées à ses amis. La curiosité m’a poussée à cliquer aussi sur le nom de cette dernière. Contrairement à Yassine, elle ne cache pas grand-chose : j’ai accès à toutes ses publications, tous ses amis, toutes ses photos, dont le nombre est assez impressionnant ! En cliquant sur le premier album, des dizaines et des dizaines de clichés sont apparus. Sur la plupart d’entre eux, Alicia s’affiche avec des garçons, pas toujours les mêmes. Des sorties en ville, ou des selfies pris lors de soirées. La plupart des visages me sont inconnus mais une seule chose m’importe : trouver celui de Yassine. Après de longues minutes de recherche, sans succès, j’ai abandonné : il y en avait beaucoup trop.
La suite de la séance s’est déroulée dans de grands éclats de rire. Marine a essayé une robe rouge un peu trop moulante, dont le tissu a craqué dès qu’elle s’est abaissée pour prendre son téléphone portable qui sonnait dans son sac. Capucine, bidonnée face au visage dépité de Marine, s’est mise à pleurer de rire, provoquant l’incrédulité des personnes autour de nous. Enfin, Sarah nous a dégoté des perruques rousses et violettes, cachées je ne sais où, que nous nous sommes amusées à porter avec des lunettes à la monture bariolée, le temps de prendre quelques selfies. J’ai tellement ri que j’en ai eu mal au ventre. Ça fait du bien.
Je suis finalement revenue à la maison avec la robe bleue. J’ai essayé d’inventer des excuses pour ne pas l’acheter, n’ayant aucune envie d’aller à ce fameux bal, mais rien n’a fonctionné. Le soir, à la maison, je suis seule avec maman. Lorenzo passe la soirée avec des amis à lui. J’apprécie ce moment rien qu’à deux, cela faisait longtemps. Quand j’étais plus petite, avec maman, nous passions le mercredi après-midi et le vendredi soir rien qu’à deux. Papa était soit au travail, soit à son entraînement de foot. Ça me donnait un peu l’impression d’avoir ma mère pour moi toute seule. On mangeait ce que je voulais, on regardait des séries, ou alors on papotait, tout simplement. Des moments qui peuvent sembler anodins mais qui, pour moi, étaient magiques. Ça a commencé à se gâter quand maman a trouvé son travail à Pôle emploi : elle n’était plus là le mercredi après-midi où je me retrouvais seule à la maison, et le vendredi soir, elle était souvent fatiguée. Je la sentais moins réceptive. Progressivement, j’ai fini par passer la soirée dans ma chambre, et maman devant la télé.
Avant de me coucher, je sors la robe de mon sac et la place devant moi. La même image me revient. Yassine, que j’imagine dans un costume classique blanc et noir, et moi, dans ma tenue bleue, à son bras. Les premières notes de musique résonnent. Mélodieuses. Douces. Yassine se positionne face à moi, pose délicatement sa main droite sur la cambrure de mon dos pour m’amener à lui, alors que je place ma main gauche sur son avant-bras. Nos deux autres mains se rejoignent, nos doigts s’entrecroisent. Son regard plonge dans le mien, m’hypnotise. Autour de nous, plus rien n’existe.
Quand je range la robe dans mon armoire, j’ai l’impression d’y cacher un trésor.
Encore perdue dans mes pensées, je soulève la couette, faisant tomber sur le sol des papiers qui traînaient sur mon lit. Tant pis, je m’en occuperai demain. Je n’ai qu’une hâte : me retrouver dans les bras de Morphée et, pourquoi pas, rêver de Lui…