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Des éclats de rire me réveillent en sursaut. J’ouvre les yeux. La lumière dans la chambre est déjà forte, un coup d’œil au réveil achève de dissiper mes doutes : j’ai dormi toute la matinée.

En bas, les rires fusent. Si je reconnais la voix de maman et celle de Lorenzo, je suis incapable d’en faire autant avec les autres. Combien sont-ils ? Quatre ? Cinq ? Je prends mon téléphone. La date s’affiche en grand sur le fond de mon écran : le 25 mai. C’est l’anniversaire de ma mère ! La panique me submerge : j’ai complètement oublié ! Mon Dieu, ça ne m’est jamais arrivé !

J’enlève ma chemise de nuit et enfile un jean et un t-shirt. Je prends ma brosse, coiffe rapidement mes cheveux que j’attache négligemment en une sorte de chignon. Deux minutes plus tard, je suis en bas. Tous les regards se tournent vers moi.

– Tu choisis bien ton jour pour faire la marmotte ! me lance Lorenzo, avec un sourire taquin.

Je me dirige illico vers ma mère que j’embrasse affectueusement, en lui souhaitant un bon anniversaire.

– Lorenzo m’a préparé une petite fête-surprise, m’annonce-t-elle, visiblement émue.

– J’ai voulu t’en parler hier, mais on ne s’est pas croisées, j’ai bien laissé un message sur ton lit, mais il semblerait que tu ne l’aies pas vu.

Je repense aux papiers tombés de mon lit hier, et à leur chute sur le sol. Je me retiens de lui rappeler que les téléphones portables existent. Maman semble heureuse, c’est le principal.

– Et moi, je l’ai appris ce matin, Axelle ! Viens, il faut que je te présente maman !

Sarah me prend par la main, m’embrasse rapidement, et me présente à sa mère, une femme brune au visage ovale et aux yeux marron. Un sourire fatigué mais gentil se dessine sur son visage.

Sarah poursuit :

– Mon frère aussi est là mais il est reparti à la maison chercher le cadeau : on l’a oublié ! Mes autres sœurs sont parties à l’anniversaire d’une amie.

J’adresse à ma mère un regard désolé. Je n’avais encore jamais oublié son anniversaire, je lui ai toujours offert quelque chose, même une bricole. Elle m’adresse un petit non de la tête, et un sourire bienveillant : elle a compris, et ne m’en veut pas. Je me jette contre elle, comme quand j’étais enfant. Elle m’enlace chaleureusement. Au même moment, la porte s’ouvre.

– C’est mon frère ! crie Sarah.

Je me détache de ma mère et regarde vers la porte.

Mon souffle se coupe, j’ai l’impression d’avoir changé de monde. Je ressens un élan de colère envers lui, mais aussi envers Lorenzo et même contre Sarah. Pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ?

Mon regard vire au noir quand il s’approche de moi. Pourtant, je ne peux pas lutter contre les picotements qui me dévorent le ventre au moment où il pose ses joues contre les miennes et qu’il murmure :

– Bonjour, Kitty.

 

Le repas s’éternise, j’ai envie que tout soit terminé, et en même temps je voudrais qu’il dure toujours. Yassine a offert le cadeau à maman, un tableau représentant un paysage de montagne, peint par sa mère : je dois avouer qu’elle est très douée. Maman semble sincèrement apprécier. J’en ai profité pour m’éclipser dans la salle de bains et me maquiller, chose que je n’avais plus faite depuis mon premier jour au lycée. Crème matifiante, fard pour les yeux et eye-liner noir. J’ai laissé de côté le rouge à lèvres pour ne pas en faire trop. Régulièrement, je vais dans la cuisine pour souffler un peu. Ce repas me met sous pression.

– Tout va bien, Axelle ? Tu as besoin d’aide ?

Sarah m’y rejoint. Je ne l’ai pas entendue arriver. Je lui adresse un non de la tête, tout en souriant.

– Je te sens ailleurs, tu es sûre que ça va ? Tu as eu des soucis ? C’est Alicia ? Elle a recommencé ?

– C’est bon, tout va bien, je lui réponds sur un ton agacé. J’ai mal dormi, ça arrive. Et les repas interminables, ce n’est pas trop mon truc.

Je ne peux m’empêcher de poursuivre :

– Je ne savais pas que Yassine était ton frère, tu aurais pu me le dire. Tu as d’autres choses à m’annoncer ?

Le ton de ma voix est un peu plus sec que je l’aurais souhaité. Je me pince les lèvres tout en plaçant les assiettes dans le lave-vaisselle. Sarah semble gênée.

– Je pensais que tu avais compris, comme on habite tous les deux près de chez toi. Il est venu avec moi la dernière fois, quand tu as été malade, mais je me rappelle maintenant qu’il a dû repartir avant que tu descendes.

Je me souviens qu’elle avait parlé de son frère, mais je n’avais pas vraiment accordé d’importance à l’information. Je continue à placer les assiettes, sans répondre. Je serre les dents, signe de contrariété.

– Mais c’est un problème ? Tu ne t’entends pas avec lui ? Il s’est mal comporté avec toi ?

Sa voix est hésitante.

– Non, non, je te disais ça comme ça, c’est tout. Pourquoi ne prend-il pas le bus avec nous ?

– Il préfère aller au bahut à vélo, avec ses potes. Il le prend rarement.

Je ferme le lave-vaisselle et nous repartons dans le salon en silence. Tout le monde a quitté la table au profit des canapés. Sarah me prend par la main et me traîne jusqu’au grand canapé d’angle où je me retrouve assise à côté de Yassine. J’ai l’impression de ne plus réussir à respirer, je suis comme tétanisée.

Ma mère et Lorenzo nous racontent des histoires à propos de leur travail, plus exactement des moments de leur rencontre, que je préfère ne pas écouter. Si je me suis fait à leur relation, je ne veux pas en connaître les détails. Les coupes de champagne désinhibent les langues. De temps en temps, je sens le souffle de Yassine glisser sur mon épaule. Je sursaute quand il approche sa bouche de mon oreille.

– Tu es bien silencieuse, Kitty…

– Et alors, c’est interdit ?

Je me mords les lèvres au même moment. Mon ton est sec. Pourquoi ai-je répondu ça ? Que m’arrive-t-il ? Je perds mes moyens. Je suis incapable de me comporter naturellement alors que je suis là, chez moi, assise sur mon canapé. Je me tourne vers lui. Un sourire enjôleur n’a pas quitté ses lèvres. Ses lèvres… Je sens monter une envie subite, irrépressible de les goûter, d’y poser les miennes et de ne plus les quitter. Paniquée par mon trouble, je balbutie quelque chose et me lève précipitamment pour rejoindre ma chambre.

 

Deux heures plus tard. J’y suis toujours, allongée sur le lit. Maman est venue me voir. J’ai prétexté une migraine, elle sait que j’en ai parfois. Je ne suis redescendue que pour saluer nos invités. La présence de Yassine me paralyse. J’ai l’impression que ses yeux ne me quittent pas, et je suis incapable de faire quoi que ce soit.

Avant de partir, il s’est approché pour me faire la bise. Il s’est penché vers moi, lentement, a posé une première joue sur la mienne, avant de poser la seconde sur l’autre. J’ai senti son souffle sur mes lèvres, j’ai même cru un moment en sentir la pulpe. Voilà que mon esprit délire. Quand il s’éloigne, je reste bouche bée, comme si j’attendais quelque chose de plus.

Je tourne la tête et aperçois Sarah qui nous regarde. Un sourire se dessine sur ses lèvres. Qu’a-t-elle vu ?

J’ai passé la nuit à me retourner dans mon lit. Quelques heures avant de me coucher, j’ai tout raconté à Inès, qui a conclu la conversation par un « tu es amoureuse ! ». J’ai nié en bloc, les joues rouges : une chance qu’elle ne puisse pas me voir derrière l’écran.

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Elle a raison.

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Ce sont surtout les paroles d’Alicia que je n’oublie pas. Plus je me ferai discrète, mieux ce sera…

Je ne veux pas passer le reste de l’année harcelée, je ne le supporterai pas. Autant l’oublier.