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Encore une fois, c’est le bruit de la porte qui me réveille. Puis une voix, sa voix. Alors que je l’entends monter les escaliers, je me lève. Hors de question d’être à nouveau surprise en pyjama.

Je tends mon bras vers les habits que j’ai posés la veille sur le siège de mon bureau mais j’interromps rapidement mon mouvement. Le sweat et le jean large, je m’en lasse. Et, surtout, ce n’est pas vraiment le genre de vêtements qui me mettra en valeur.

J’ouvre mon armoire. Après avoir farfouillé pendant dix longues minutes, j’en sors un pantalon taille basse noir et un chemisier blanc : ce sera parfait. Enfin, j’entrouvre la porte de ma chambre. Une douce odeur de crêpe monte à l’étage. J’entends au même moment Yassine arrêter l’eau de la douche. Il faut que je me dépêche ! Je détache mes cheveux, les brosse soigneusement et les laisse tomber sur mes épaules. Pour le maquillage ce sera une autre fois : il est dans la salle de bains. De toute façon, j’ai déjà les joues rouges. Je m’approche de la porte. Quelques bruits s’échappent de la salle de bains. Au moment où j’entends Yassine en sortir, je sors dans le couloir. Il m’adresse un regard surpris, sans que je comprenne pourquoi. Je prends aussitôt la parole :

– Bonjour ! Alors, pas de t-shirt dans le sac aujourd’hui ?

Il sourit, j’ai presque l’impression de le gêner.

– Tu aurais préféré ? Et toi, pas de pyjama Kitty ? Je suis presque déçu.

Je rougis. Sa voix me donne déjà des frissons. Il n’aura finalement pas mis longtemps à reprendre le dessus. Je me retourne et descends dans le salon. Il me suit.

– Bonjour Axelle, bonjour Yassine !

 

Lorenzo sifflote dans la cuisine, tout en préparant le petit déjeuner. Il semble toujours de bonne humeur. Je lui adresse un signe de la main et m’assois à ma place habituelle.

– Tu prends le petit déjeuner avec nous, Yassine ? Après je pourrai vous emmener tous les deux au lycée, comme ça ! J’ai pris ma journée.

Yassine et moi ? Partir ensemble au lycée ?

– Si Axelle est d’accord, je n’y vois pas d’inconvénient…

Je ne suis plus rouge. Je suis écarlate. Mon cœur galope. Encore une fois, j’ai l’impression que je vais exploser. Voyant que je ne réponds pas, Lorenzo me presse.

– Axelle ?

Je lève la tête, ils me toisent tous les deux.

– Pour le petit déj’, c’est comme il veut. Pour le lycée c’est sympa, mais je préfère prendre le bus, les filles vont s’inquiéter si elles ne me voient pas…

– OK, comme vous voulez !

Lorenzo pose des crêpes chaudes sur la table de la cuisine et disparaît dans le salon, me laissant seule avec Yassine.

– Les filles vont s’inquiéter ? Et le téléphone portable, tu ne connais pas ? Je peux prévenir Sarah moi-même si tu veux.

Sans que je comprenne pourquoi, je sens la colère qui monte. Comme c’est agaçant de ne pas pouvoir maîtriser mes émotions en ce moment !

– Et tu ne peux pas me laisser tranquille ? Tu prends ton petit déjeuner ici, tu squattes la salle de bains, c’est déjà bien, non ?

Je me lève, furax. Pour la première fois, Yassine ne me sourit plus. J’ai même l’impression de déceler dans son regard de la tristesse. Ça doit être mon imagination. Je monte quatre à quatre les escaliers et m’enferme dans la salle de bains. Quand je redescends un quart d’heure plus tard, il n’est plus là.

*

Dernière heure de cours de la matinée. Je n’ai pas croisé une seule fois Yassine, pas même lorsque je me suis promenée du côté de la salle de sport, en veillant à ce qu’Alicia ne soit pas dans le coin. Pourtant, ses amis étaient là. Je culpabilise. Qu’est-ce qui m’a pris de l’agresser comme ça ce matin ? Tout avait bien commencé. Il ne m’a rien fait après tout, mais c’est plus fort que moi. Dès qu’il est là, je panique et je me comporte n’importe comment, je ne me reconnais pas. Est-ce seulement à cause de la menace d’Alicia ou est-ce autre chose ?

Quand je sors de la salle de cours, la voix de Paolo coupe court à mes pensées.

– C’est le bal de fin d’année qui te rend si songeuse ? s’amuse-t-il, un sourire mutin aux lèvres.

Il s’approche de moi et me claque une bise, à ma grande surprise.

– C’est ça, oui.

– Allez, plus vite on y va, et plus vite on en ressortira !

– De quoi parles-tu ?

– La réunion, Axelle ! C’est maintenant ! Au programme : la répartition des tâches. Arthur ne t’a pas prévenue ?

– Non, il a dû oublier…

Arthur. Encore. Il y a cinq surveillants au lycée mais j’ai l’impression qu’il n’y a que lui. Je serre les dents et me retiens d’exprimer clairement le fond de ma pensée. C’est quoi son problème à celui-là ? Qu’est-ce que je lui ai fait de mal ? C’est fou ces personnes qui peuvent nous tomber dessus uniquement parce qu’on est nouveau !

 

Cinq minutes plus tard, nous sommes devant la salle. Kimberley est déjà aux commandes. Des banderoles et des ballons à gonfler dépassent de cartons posés un peu partout dans la pièce, c’est l’effervescence. Paolo me passe devant, adresse un signe de la main à Kimberley qui y fait à peine attention, tellement elle est absorbée par l’événement. Au bout de quelques secondes, il me fait signe de regarder une feuille placardée sur l’un des murs de la salle. J’avance d’un pas discret vers lui et y jette un œil à mon tour. C’est une liste des activités : visiblement, on n’a pas notre mot à dire. Je cherche mon nom qui apparaît en bas de la liste, à côté d’un autre nom qui ne me dit rien : Clémentine Brisefeu. À droite, l’activité qui nous est réservée : les ballons.

– Oh, me voilà gonfleuse officielle de ballons, je soupire. Mais c’est toujours mieux que nettoyer la salle ou récurer les toilettes, dis-je d’un air dégoûté, en parcourant l’ensemble de la liste.

– Et c’est toujours mieux que moi, déplore Paolo en me montrant de l’index l’activité qui lui est réservée. Distribution de tracts. Youpi !

– Distribution de tracts ? C’est plutôt tranquille, non ?

– Tranquille ? On voit que tu viens d’arriver ! L’année dernière, il y a eu moins d’élèves que prévu, surtout parmi les terminales qui semblaient pressés de quitter l’établissement. Kimberley a imputé ça à celle qui distribuait les tracts, arguant qu’elle n’avait pas fait son boulot correctement. La Kim s’est tellement énervée sur elle que la fille est repartie du lycée en pleurant : on ne l’a plus jamais revue.

– Qui s’occupe de la préparation de l’affiche ?

– C’est Zac, le gars là-bas avec son jean brut, sa chemise, et son regard de braise.

Je jette un œil au Zac, concentré face à un ordinateur. Kimberley, assise à côté de lui, semble ravie.

– Il est bien vu celui-là.

– Ça fait des semaines que Kimberley lui court après, en vain. Il aurait une copine à l’étranger, quelque chose comme ça. Tiens, ton binôme vient d’arriver.

Je tourne la tête dans la direction qu’il m’indique. Une fille brune, au visage caché derrière ses cheveux longs et raides, a fait son apparition à côté des cartons. Elle ne semble pas ravie d’être là.

– Vu son enthousiasme, j’imagine qu’elle est punie, comme moi.

– Non, Clémentine est la cousine de Kimberley. Leurs pères sont très amis, et le père de Kim a obligé sa fille à prendre Clémentine sous son aile… elle exécute la moindre demande de sa cousine. Tu ne m’as pas dit d’ailleurs, pourquoi as-tu atterri ici ? J’ai bien compris que c’était une sanction mais…

Je me mets à lui raconter l’histoire avec Alicia, notamment le pichet qui s’est malencontreusement vidé sur moi à la cantine, omettant évidemment de dire quoi que ce soit concernant Yassine.

– On peut dire que tu as réussi ton arrivée, s’amuse-t-il.

– C’est sûr que si on me laisse le choix, je repars illico à mon ancien bahut.

– Ça va se tasser, ne t’en fais pas.

– Hum.

– Et toi ? Que fais-tu ici ?

– Ça t’étonnera peut-être, mais j’aime ça.

Au même moment, je regarde Clémentine qui tente désespérément de souffler dans un ballon. Ses joues sont rouge vif, on croirait que c’est le ballon qui la gonfle. Le plastique ne bouge pas d’un millimètre. Visiblement, Paolo est intéressé par le même spectacle que moi.

– On lui dit que gonfler les ballons quinze jours avant le bal n’a aucun sens ?

– Ou alors tu viens m’aider à distribuer les premiers tracts, et en échange je t’aiderai dans quinze jours à gonfler ces ballons ingonflables.

J’acquiesce d’un hochement de tête.