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Une semaine plus tard. J’ai tout tenté : les caprices, la crise de nerfs, la culpabilité – « tu vas ruiner ma vie, maman, tu ne penses qu’à toi, tu ne m’aimes pas, je ne travaillerai plus, je ne mangerai plus, je ne dormirai plus, je vais demander à la mère d’Inès de m’adopter » – et même la gentillesse, voyant que rien ne fonctionnait. En vain. Avec Inès, on a beaucoup pleuré. C’est comme si on m’arrachait un bout de moi-même.

Nous emménageons chez Lorenzo sous une pluie battante : le ciel pleure avec moi. Lui semble ravi de notre arrivée. J’échappe rapidement un « bonjour » et tends la main droite, alors qu’il s’approche de moi pour me faire la bise. Un immense sourire ne quitte pas ses lèvres, alors qu’aucun ne se dessine sur mon visage. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il a l’air un peu crétin, comme ça. Il habite pas loin de la Grand-Place. C’est lui qui a loué la camionnette de déménagement et c’est aussi lui qui décharge les cartons sous le regard émerveillé de maman : l’homme parfait. Moi je reste assise sur un muret qui délimite le jardin du trottoir, un casque vissé sur mes oreilles, où un arbre feuillu et certainement centenaire me protège des gouttes de pluie mais pas de mon amertume. Maman a bien tenté de me faire participer, mais elle a compris que ce n’était pas le moment et qu’il fallait me laisser tranquille. Elle doit espérer que je finirai par accepter son choix.

Je me souviens avoir déjà rencontré Lorenzo une fois, par hasard. Grand, brun, mince, il sortait de la maison, tout sourire – à croire qu’il n’a aucune autre expression faciale en stock –, alors que j’y rentrais une heure plus tôt que prévue suite à l’absence de mon prof de maths. En me croisant, il était devenu tout rouge. Maman avait tenté une explication : un dossier important pour le boulot, le besoin d’un endroit silencieux pour se concentrer. J’écoutais à peine. Elle pouvait bien inviter qui elle voulait, je m’en moquais. Il me semblait sympa, sur le moment, avant que je comprenne qu’à cause de lui ma vie serait complètement chamboulée. Si j’avais su ça, je me demande comment j’aurais réagi.

Papa, de son côté, ne m’a pas été d’une grande aide. Il estime que maman a raison, que je dois la suivre, que je me ferai des amis ailleurs, que lui aussi a déménagé plus jeune, que c’est une expérience enrichissante, que je me ferai de nouveaux amis, bla-bla-bla. Il se moque complètement de ce que je ressens. D’ailleurs, lui aussi, il déménage. À Montpellier : rien que ça ! Plus de mille kilomètres de route nous sépareront. Au début, j’ai cru à une blague, je ne savais même pas qu’il connaissait cette ville, mais il était sérieux. « J’ai besoin de soleil, de changer d’air. Tu viendras nous voir pendant les grandes vacances et on s’appellera toutes les semaines ! » avait-il conclu. Je ne sais pas qui est inclus dans ce « nous », et je ne suis pas pressée de le savoir : j’ai déjà bien assez de surprises comme ça pour le moment. De toute évidence, je suis la seule à ne pas me réjouir de la situation.

Au bout de quelques jours, bien que Lorenzo se montre très gentil, je reste de marbre : hors de question qu’ils imaginent, ne serait-ce une seule seconde, que je suis heureuse de venir vivre ici et que j’accepte enfin leur décision. J’ai choisi d’être muette puisque personne ne souhaite vraiment m’écouter – plutôt difficile pour une bavarde comme moi.

Seul point positif : maman a passé mon forfait téléphonique en illimité, officiellement pour que je puisse appeler papa quand j’en ressens l’envie. Officieusement, je crois que c’est pour me faire retrouver le sourire. J’ai aussi récupéré une connexion Internet ! Le premier soir, je contacte Inès sans tarder.

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La maison de Lorenzo est plus grande que la nôtre. Ma chambre est aussi spacieuse que notre ancien salon ! Je pourrais presque vivre entre ces quatre murs, si je ne devais pas quitter la pièce pour aller manger ou me doucher. En bas se trouvent une salle de bains et un débarras mais aussi la cuisine et le salon. À l’étage, il y a deux chambres en plus de la mienne : celle de Lorenzo et maman, même si elle me fait croire qu’elle dort dans la seconde, réservée aux invités. Pourtant, je sais que c’est faux : le canapé clic-clac n’y est jamais défait, je n’y ai pas vu la trace d’une couette, ni d’un coussin, même quand je m’y suis rendue une fois la nuit alors que je peinais à trouver le sommeil, espérant vainement un quelconque réconfort. Il y a aussi une autre salle de bains dans laquelle j’ai installé mes affaires : Lorenzo et ma mère n’utilisent de toute façon que celle du bas.

Je trouve facilement mes marques dans cette nouvelle maison, même si je continue à maudire Lorenzo et ma mère les premiers jours. Hors de question que je les écoute alors qu’ils rabâchent « l’excellent taux de réussite au bac de 99,7 % » de mon nouveau lycée, les enseignements de qualité, les professeurs à l’écoute, et j’en passe. Je m’en moque, je sais que je vais le décrocher, mon bac.

Je dois tout de même avouer qu’ils font des efforts, surtout Lorenzo. J’ai droit à mes plats préférés, à de nouveaux vêtements, à de nouveaux films, de l’argent de poche, du matériel pour dessiner et j’ai même la télé dans ma chambre.

Tout n’est pas si négatif.