Vendredi. Je me réveille en sursaut quand la porte d’entrée claque. Je me lève, me précipite à la fenêtre et aperçois Yassine qui part de la maison. Je jette un regard sous ma porte : aucune lettre. Je soupire. De toute façon, que pourrais-je en attendre ? Depuis quelques jours, il n’essaie plus de m’appeler. Cela me manque, ce qui est idiot si je repense à ce que j’ai découvert vendredi soir dernier.
Avec le bal, tout le monde trépigne d’impatience, ce qui n’est pas mon cas. Une petite voix me dit de rentrer chez moi et de me faire porter pâle ce soir, mais je sais déjà que Sarah viendrait me chercher et m’amènerait de force.
La journée va être longue. Les cours sont aménagés – de toute façon il ne reste plus grand monde, les épreuves sont déjà terminées pour les terminales – et je sais que je vais passer l’après-midi à gonfler des ballons avec la mystérieuse Clémentine et Paolo, à condition qu’il ne me fasse pas faux bon.
Ma robe m’attend chez Marine, qui habite à deux pas du lycée, comme mes autres vêtements : je passerai rapidement chez elle pour me changer. J’envoie un message à Inès avant de descendre prendre mon petit déjeuner. Je n’ai pas de nouvelles d’elle depuis lundi, chose suffisamment rare pour m’en inquiéter. Aux dernières nouvelles, Julien et elle filaient à nouveau le parfait amour et tout roulait dans sa famille.
Dans la cuisine, maman m’attend. Son pied droit martèle le carrelage de la cuisine.
– Parlons un peu, Axelle, commence-t-elle à peine j’arrive.
Je m’assois à la table de la cuisine et croque à pleine bouche dans un croissant encore tiède. Son ton ne me dit rien qui vaille.
– Comment ça se passe pour toi ici ? Tu as des amies ?
Je lève les yeux vers elle, surprise.
– Ça se passe bien, oui, enfin, mieux qu’au début en tout cas.
Elle me regarde et me sourit. Son visage se détend.
– Lorenzo m’a demandée en mariage.
Son regard guette ma réaction et moi j’éclate de rire, sans pouvoir m’arrêter. Je suis tellement sous pression ces derniers jours et son annonce paraissait si tragique qu’à l’écoute de ce qu’elle m’avoue je me sens vraiment soulagée. Son visage exprime la surprise puis, à son tour, elle se met à rire sans pouvoir se retenir. Je me plie le ventre, j’ai mal aux côtes, mais comme c’est bon !
Au bout de quelques minutes, je me reprends et la rassure.
– C’est une très bonne nouvelle maman, vraiment. J’aime beaucoup Lorenzo. C’est un chouette type.
– Merci, ma chérie, merci.
Puis elle me prend dans ses bras et m’étreint longuement. L’une de ses mains entoure ma taille alors que l’autre caresse mes cheveux, comme quand j’étais enfant. Un doux moment. Au même moment, je pense à papa. Je me demande si lui aussi compte se marier. J’en saurai certainement plus cet été puisqu’il veut que je vienne le voir pendant les trois premières semaines de juillet.
La matinée passe longuement. Les profs enchaînent les films, mais nous ne sommes pas très nombreux, seulement quatre : j’aurais dû rester à la maison ! Heureusement, parmi les trois autres il n’y a pas Natasha et ses copines.
Après la pause du midi passée en compagnie de Marine et Capucine – Sarah a eu la bonne idée de rester chez elle –, je rejoins Paolo à la salle de sport qui commence à se métamorphoser. Exit les tapis de sol et autre matériel de sport. Une sono est déjà installée sur l’estrade et de longues et larges tentures égayent le plafond. Je fais un signe de la main à Kimberley, qui me répond par un grand sourire : une première ! Elle rayonne, la préparation du bal, c’est vraiment son truc ! Les cartons jonchent le sol, et je retrouve rapidement les miens, à côté d’une Clémentine désabusée. Je m’approche d’elle, lance un « salut », auquel seul le silence me répond. Au bout de quelques minutes, elle finit par quitter la salle, sans un mot : sympa la compagnie ! Heureusement, en même temps arrive Paolo, tout sourire.
Au bout de deux heures, tous les ballons sont gonflés, pour le plus grand bonheur de mes poumons vidés et de mes joues meurtries. La décoration est terminée. Nous étions plus nombreux que ce que je m’étais imaginé, l’effervescence des dernières heures doit donner des ailes ! De mon côté, j’ai le ventre noué. Paolo essaie de me faire rire, il voit certainement que je suis crispée, mais ne dit rien. Je sais qu’il va au bal avec une certaine Clem’ – il a fini par me lâcher son prénom après un long interrogatoire entre deux gonflages de ballons. Je me demande si c’est Clémentine Brisefeu, la cousine de Kimberley et gonfleuse de ballons en fuite. Ce serait plutôt cocasse. Quand la sonnerie retentit, je sors de la salle et rejoins Marine qui est allée glander en salle d’histoire. Sur le trajet en direction de sa maison, je reste silencieuse alors qu’elle me papote sans discontinuer, sans que je sache de quoi elle parle exactement.
*
J’ai mis plus d’une heure à me préparer. Après avoir essayé toutes sortes de coiffures, j’ai décidé de ne pas attacher mes cheveux longs que j’ai lissés pour un plus beau résultat. Côté maquillage, j’ai accepté de laisser Marine s’en occuper. Le sien est toujours parfait, et je n’ai pas été surprise quand elle m’a confié vouloir être plus tard esthéticienne. Au moment où je me suis découverte dans le miroir, j’ai été émerveillée. Mon teint était lumineux et uniforme, le fard à paupières et le mascara choisis intensifiaient mon regard et elle avait réussi à rendre l’ensemble presque naturel.
*
La salle est déjà bien remplie quand on arrive. Des notes de musique résonnent mais les gens discutent plutôt qu’ils ne dansent. Capucine nous attend près de la porte, son cavalier n’est pas encore arrivé. Elle est resplendissante dans sa robe noire mi-longue, ceinturée à la taille.
Ses cheveux sont attachés en un joli chignon, et son maquillage met en valeur ses yeux bleus.
– Quentin ne devrait plus tarder, il m’a prévenue qu’il serait en retard, nous lance-t-elle.
– Il ne venait pas te chercher ? je l’interroge.
– Oh non, surtout pas ! Il me l’a proposé mais c’était hors de question.
– Pourquoi ?
– Mon père ! La dernière fois qu’un garçon est venu me voir à la maison, j’ai eu la honte de ma vie : il a voulu lui faire un cours sur la sexualité, et je n’avais que 11 ans !
Je pouffe de rire. Je n’ai jamais eu l’occasion de ramener un garçon chez moi. Qu’en penseraient Lorenzo et maman si c’était le cas ?
– Tu es magnifique en tout cas, je suis certaine qu’il sera ébloui, lui dis-je en prenant ses mains dans les miennes.
– Merci Axelle…
– Au fait, vous avez vu Sarah ? lance Marine.
Non, aucune de nous ne l’a vue.
– Elle est peut-être déjà arrivée ?
– Sarah aime se faire désirer Axelle, alors je ne pense pas, me répond Marine.
– Oh, il est là ! À tout à l’heure les filles !
Nous regardons toutes les deux Capucine se précipiter vers son prince charmant. Le regard qu’ils s’échangent est plein d’amour, c’est touchant.
– Bon, et si on avançait plutôt que d’attendre comme des potiches ?
– Parle pour toi, je lui lance.
Amusée, elle me tend son bras, que je prends, et nous avançons dans la salle. La musique résonne, les stroboscopes diffusent leur lumière et donnent une ambiance bien différente de celle de l’après-midi.
– Tiens, regarde qui est là !
Je jette un œil dans la direction que m’indique Marine et, soudain, je me fige. Yassine est là, à quelques pas de moi, en train de servir des boissons. Je ne comprends pas, je n’ai pas vu son prénom une seule fois sur la liste !
– Quand tu disais qu’il était mignon, tu étais loin du compte. Ce mec est un dieu vivant ! Rien que pour le voir de mes propres yeux il fallait que je vienne.
Mais… cette voix ! Je me retourne à toute vitesse et saute dans les bras d’Inès, qui est accompagnée de Sarah.
– Mais qu’est-ce que tu fais là ! Et les messages, jamais tu ne réponds ?
– Oh, oui, moi aussi je suis ravie de te voir ! s’amuse-t-elle. J’avais peur de gaffer si je t’avais au téléphone, alors c’était plus facile de faire silence radio…
– Mais, comment as-tu fait ? Tu es là depuis quand ? Tu dors où ?
– Doucement avec les questions Axelle ! Comment j’ai fait ? J’ai pris ce qu’on appelle un train, tu sais le truc long qui roule sur des rails…
– Arrête, Inès, tu comprends très bien ce que je veux dire !
– Ah, ah, tu verrais ta tête, c’est trop drôle ! C’est Sarah qui a eu l’idée de me faire venir. Je suis là depuis ce midi, on a fait du tourisme toutes les deux, et je dors chez toi !
Je la regarde, les yeux ronds comme les ballons que j’ai gonflés plus tôt, ce qui déclenche les rires de Sarah et Marine.
– On croirait que tu as vu un fantôme ! On sentait qu’Inès te manquait, et on avait bien envie de la rencontrer nous aussi. Alors je lui ai proposé de venir. J’ai réussi à la contacter en passant par Facebook : tu as une seule Inès dans tes amies. Quand j’en ai parlé à Lorenzo, il a tout de suite accepté qu’elle vienne passer quelques nuits chez vous.
– Parce que tu restes longtemps ?
– Une semaine, Axelle, une semaine ! Rien que pour toi !
Je lui saute à nouveau dans les bras : la soirée commence à merveille. Puis, elle s’écarte et me fait tourner sur moi-même, alors que Sarah part rejoindre son apollon. Je me rends compte que Marine est partie discuter avec des amies plus loin.
– C’est que l’air du coin te réussit plutôt bien, tu es archicanon ! Tu ne détaches jamais tes cheveux normalement !
– C’est la période du changement !
– Et concernant Yassine alors ?
– Rien de neuf, et comme tu as pu le voir, il est là.
– Et sa greluche ?
– Je ne l’ai pas encore vue…
– Et elle ne risque pas de venir, chuchote Sarah qui nous rejoint.
Je me tourne vers elle, surprise.
– Enfin, si par « sa greluche » tu entends Alicia, il l’a tellement remise à sa place la semaine dernière, devant toute l’équipe de natation, qu’elle rase les murs.
– Mais ils sont ensemble, je m’exclame, avec une voix involontairement trop forte.
– Alicia et mon frère ?
– Oui, qui d’autre ?
– Mais non, c’est faux ! Qui t’a dit ça, Axelle ? Elle lui court après depuis bientôt trois ans, il n’a jamais voulu d’elle !
– Mais ils se sont embrassés la semaine dernière au gymnase, je les ai vus ! Et les photos sur Facebook !
– Non, tu as certainement vu Alicia qui a voulu embrasser mon frère, elle n’en était pas à son coup d’essai. Si tu étais restée un peu plus longtemps, tu l’aurais certainement vu la repousser, et crois-moi ce n’est pas la première fois. Quant à Facebook, il n’en a rien à faire, elle a réussi à avoir ses codes une fois, et c’est elle qui gère son compte la plupart du temps. Il s’en moquait, jusqu’à ce qu’il apprenne ce qu’elle a fait. Il a changé son mot de passe depuis.
Je reste bouche bée, surprise par les révélations de Sarah.
– Bon, ce n’est pas tout, mais j’ai un cavalier qui m’attend, dit-elle tout en montrant de la tête Marc qui arrive avec deux verres. Faites bon usage de mes informations, c’est cadeau !
– Hum, on croirait que je suis venue pour le meilleur moment, me lance Inès.
– On croirait surtout que j’ai agi comme une idiote.
– Et que te reste-t-il à faire ?
– Me flageller jusqu’à la fin de mes jours ?
– C’est une idée intéressante, quoique douloureuse.
– Que me proposes-tu ?
– Rattrape le coup.
Au même moment, elle me plante au milieu de la salle. Je jette un œil vers la buvette et vois Sarah qui s’en éloigne. Yassine la regarde : qu’a-t-elle pu lui raconter ? Puis, son visage se tourne vers le mien. Au lieu de regarder ailleurs, comme d’habitude, je ne bouge pas. C’est comme si ses yeux m’hypnotisaient.
Alors que j’avance d’un pas vers lui, une main se pose doucement sur mon épaule. Je me retourne et souris en voyant Paolo.
– On peut dire que tu sais comment te mettre en valeur, me lance-t-il, visiblement sincère.
– Je peux te retourner le compliment !
Il porte un costume classique noir avec une chemise blanche, ce qui lui donne une jolie prestance.
– Je te présente Clément, dit Clem’, mon ami. Enfin, petit ami, comme on dit.
Je regarde le garçon qui l’accompagne, il s’approche de moi pour me faire la bise. Je comprends mieux ses mystères ! Il semble plus vieux que Paolo, ses joues sont un peu rondes et ses cheveux bruns. Il a un regard bienveillant que j’apprécie immédiatement.
– Je suis enchanté, Axelle, me dit-il après avoir relâché son étreinte. Paolo m’a beaucoup parlé de toi, j’ai failli être jaloux, jusqu’à ce que je comprenne que tu étais une fille, et non un garçon !
Je souris de la double méprise, c’est vrai que j’avais déjà croisé un homme répondant au même prénom que le mien, et je me suis fait avoir moi aussi.
– Oh, je pense qu’on doit te laisser, ajoute rapidement Paolo en regardant derrière moi.
Une autre main se pose sur mon épaule. Je reconnais tout de suite à qui elle appartient. Une chaleur se diffuse dans mon bras et se propage dans mon corps, surtout au moment où il glisse une de ses mains dans la mienne.
– On danse, Kitty ?
Je me tourne vers lui, mon regard ne parvient pas à quitter le sien. Par un étrange hasard, un slow retentit dans les enceintes. Un coup d’œil à la table de mixage me fait comprendre que le hasard s’appelle Inès. Je me laisse guider.
– Tu me crois, maintenant ?
– Oui, je crois, je balbutie.
– Tu crois ? Seulement ? Que faut-il que je fasse, Axelle ? J’ai craqué pour toi depuis le jour où je t’ai croisée chez toi.
– Et Alicia ?
Il soupire longuement.
– Alicia, elle pense que tout et tout le monde lui appartiennent. Elle a compris rapidement que tu me plaisais, ce qui ne t’a pas rendu les choses faciles, j’en suis désolé. Il ne s’est jamais rien passé entre nous et il ne se passera jamais rien. Je lui ai déjà dit plusieurs fois, j’ai déjà eu des mots durs envers elle, espérant qu’elle comprenne enfin, en vain. Elle pleure, et revient quelques heures plus tard, comme si rien ne s’était passé.
Je repense à la fois où je l’ai croisée en larmes quand elle entrait dans les toilettes. Je comprends mieux son agressivité à mon égard, même si ça ne la justifie pas. Je ne devais pas être la personne qu’elle avait le plus envie de croiser. La musique s’arrête, comme notre danse. Il ne relâche pas son étreinte, je n’en ai pas envie non plus.
– Je vous ai vus, la semaine dernière, devant le gymnase…
– Tu as vu quoi ?
– Elle t’a embrassé.
– Oui, elle a voulu m’embrasser, et je ne vais pas te mentir, ce n’est pas la première fois.
– Tu l’attendais, non ?
– Je l’attendais ? Pourquoi ?
– Tu ne bougeais pas, tu restais devant la salle de sport…
– Oui, j’envoyais un message à ma mère, c’est un peu difficile en ce moment pour nous, tu sais…
Devant mon visage surpris, il reprend :
– Mon père est mort depuis deux ans et quinze jours… Et si on pense souvent à lui, la date d’anniversaire de sa disparition reste très douloureuse…
Quelle idiote ! Je comprends mieux la tristesse que je lisais sur son visage.
– Sarah ne m’a rien dit…
– Sarah n’est pas du genre à s’étendre sur ce sujet.
– Je suis désolée…
– Tu n’as pas à l’être. Si on oubliait tout ça et qu’on prenait un nouveau départ ?
J’acquiesce d’un hochement de tête.
– Bonjour, je m’appelle Yassine.
Il s’est écarté de moi et me tend la main, un sourire aux lèvres. J’avance la mienne.
– Enchantée Yassine, moi c’est Axelle.