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Une heure plus tard, me voilà assise dans un bus rempli de lycéens. Pas le temps de choisir ma tenue pendant des heures, j’ai opté pour un simple jean slim avec des bottines neuves à petits talons, une tunique blanche avec quelques fleurs mauves et une veste beige. Côté maquillage, un trait d’eye-liner noir sur les paupières et un rouge clair sur mes lèvres. Le trajet jusqu’au lycée dure une vingtaine de minutes. Je sors mon casque, le pose sur mes oreilles et mets en route la musique, sereine. Moi qui craignais ne pas m’arrêter au bon endroit, je ne risque pas de me perdre : je devrai seulement suivre le troupeau !

Quelques minutes plus tard, le bus s’arrête, et la masse se dirige vers la porte centrale. Je la suis. Un immense bâtiment rectangulaire s’élève devant nous, avec l’inscription « Lycée Robespierre ». Impossible de me tromper. Dire que j’imaginais un petit établissement, avec deux ou trois classes par niveau, bonjour la surprise ! Je prends mon emploi du temps. Je dois me rendre en salle Beethoven, pour un cours de français. Mais je la trouve où, cette salle ? Lorenzo a pensé à beaucoup de choses, mais pas au plan du lycée.

La foule des élèves s’est dispersée dans l’enceinte de l’établissement. Je regarde ma montre : plus que cinq minutes pour trouver ma salle. Mes mains deviennent moites. J’accélère pour arriver à la porte d’entrée. Sans ralentir le pas, je jette à nouveau un coup d’œil à mon emploi du temps, des précisions m’ont peut-être échappé quand, tout à coup, mon pied heurte quelque chose sur le sol à l’instant où je franchis la porte d’entrée. Brusquement, je sens que je perds l’équilibre. Mon corps bascule en avant et j’atterris avec fracas face contre sol. Au même moment, une sonnerie retentit. Une vague de lycéens déferle dans les couloirs. Si certains me jettent des regards amusés, d’autres m’ignorent, mais personne ne vient m’aider. Le contenu de mon sac s’est déversé sur le sol : des cahiers, ma trousse, une bouteille d’eau, mais aussi mes clefs et mon portefeuille duquel une photo de papa s’échappe. Je me relève aussi rapidement que possible, rassemble toutes mes affaires pour les remettre pêle-mêle dans mon sac, tout en me mordant la lèvre inférieure qui tremble pour ne pas pleurer. Je me sens mal, terriblement honteuse : pourquoi faut-il que ça m’arrive ? Je sentais bien que c’était une mauvaise idée de venir ici. Une petite voix me souffle de faire demi-tour et de fuir. Mais pour aller où ? Je pourrais faire du stop et demander à ce qu’on me conduise chez Inès ? Elle doit être au lycée à cette heure-ci, je pourrais l’attendre chez elle ? Mais que dirait sa mère ? Et la mienne ? Reprends-toi, Axelle, tu débloques.

J’avance vers un couloir en essayant de faire bonne figure mais une douleur vive à la cheville me fait grimacer dès que je pose le pied gauche sur le sol. Autour de moi, ça grouille toujours. J’ai l’impression d’être une fourmi prête à se faire écraser ou un fantôme auquel personne n’accorde la moindre importance. J’avance lentement et regarde les noms des salles sur les portes : salle Anatole, Andromaque, Apollinaire, Aragon… Aucune trace de ma salle Beethoven. La sonnerie de reprise des cours retentit pour la seconde fois, les couloirs se sont vidés : je suis en retard. Je panique. Il faut qu’on m’aide.

– On ne traîne pas dans les couloirs ! Dépêche-toi d’aller en classe !

Je me retourne. Un jeune d’une vingtaine d’années se dirige vers moi, l’air peu commode, le visage fermé. Certainement un assistant d’éducation. Je commence à avoir vraiment chaud, mon cœur bat plus vite.

– Désolée, je…

– Tu… ? Dépêche-toi, je n’ai pas que ça à faire ! En quelle classe es-tu ?

– Seconde…

– Ça me renseigne ! Quelle seconde ?

Mes lèvres tremblent à nouveau ainsi que le reste de mon corps. Pourquoi une telle agressivité ? C’en est trop. Je sens les premières larmes perler sur mes joues. Je lui tends mon emploi du temps. Il poursuit sur un ton plus doux :

– Axelle Dekhran. Dekhran, ça me dit quelque chose… Mais, c’est toi, la nouvelle ! Allons, tu ne vas pas pleurer pour si peu. Il fallait le dire ! On a régulièrement des dégradations ici ainsi que des vols, alors, on est plutôt stricts en ce qui concerne la présence des élèves dans le couloir pendant les heures de cours…

Il me tend mon emploi du temps que je range dans mon sac. Il s’attarde un moment sur mon visage, l’air moqueur, sans prononcer le moindre mot. Je baisse la tête.

– Allez, viens, je t’emmène. Tu es en cours de français avec le Pr Pirengro, il a plutôt sale caractère. Beethoven, c’est le premier étage, comme toutes les salles qui commencent par la lettre B dans ce bâtiment. Au rez-de-chaussée, c’est la lettre A, au second, la lettre C. Ça se complique dans le bâtiment des sciences, mais suis tes camarades, ça t’évitera des soucis.

Il m’amène vers la salle, tout en me parlant du fonctionnement du lycée. Je l’écoute d’une oreille distraite. Entre la visite-surprise de l’inconnu ce matin et l’arrivée fracassante au lycée, on peut dire que la journée commence mal. Tout ce que je veux, c’est rentrer chez moi, mais l’option n’est plus envisageable. Le surveillant tape à la porte, elle s’ouvre.

– Bonjour, je vous amène Axelle Dekhran, une nouvelle élève. Excusez-la, elle s’était perdue.

Il poursuit en se tournant vers moi :

– Axelle, il faudra que tu penses à aller au secrétariat pour la photo officielle. C’est obligatoire pour chaque élève. Mais, à ta place, j’attendrai demain.

Le ton de sa voix est sarcastique, et son sourire toujours moqueur. Je me sens mal à l’aise.

– Merci, Arthur, lance sèchement le prof.

Le professeur est grand, vêtu d’un long pantalon beige et d’une chemise à carreaux par-dessus laquelle reposent des bretelles : je ne savais même pas que ça existait encore. Ses cheveux sont courts et grisonnants. Voyant que je n’avance pas, le surveillant, qui semble répondre au prénom d’Arthur, pose une main sur mon dos et me pousse d’un coup sec à l’intérieur de la salle. J’ai l’estomac noué. Aussitôt, les regards se braquent sur moi et les élèves éclatent de rire, sans que je comprenne pourquoi. Que se passe-t-il encore ? Qu’ai-je fait ? Je me tourne vers le surveillant espérant trouver une réponse, mais il est déjà parti. J’ai envie de disparaître, c’est horrible. Je nage en plein cauchemar.

– On se calme ! vocifère le professeur. Dekhran, il y a eu un souci lors de votre séance de maquillage ce matin ? poursuit-il, visiblement agacé. À moins que ce soit une nouvelle mode, dont vous apprendrez à vous passer. Allez vous asseoir dans le fond, il y a une table libre.

Je m’avance en boitillant, la cheville gauche toujours douloureuse, tête baissée. Je sens que tous les regards convergent vers moi. J’entends encore glousser. Bon Dieu, qu’est-ce que j’ai ? Une fois assise, le professeur reprend son cours, comme si rien ne s’était passé. Au bout de deux minutes, la fille devant moi se retourne et pose sur ma table un miroir ainsi qu’un paquet de mouchoirs alors que le professeur a le dos tourné. Que me veut-elle ? Autour de moi, tout le monde a le nez sur son cahier. Je prends le miroir et regarde, effarée, mon visage. J’ai les yeux rouges et gonflés à cause des larmes et mon maquillage a coulé. Entre ma mine d’enterrement, le rouge à lèvres qui a débordé et les écoulements noirs, mélange de larmes et d’eye-liner, je ressemble à un clown dépressif. Quelle horreur ! Je comprends mieux leur moquerie, j’en aurais fait autant. Pourquoi n’ai-je pas pris la peine de me regarder dans un miroir avant de rentrer dans la pièce ? Il faut dire que le surveillant ne m’en a pas vraiment laissé le temps. D’ailleurs, pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? C’est un bizutage ? On s’amuse avec les nouveaux ? On dit que la première impression est celle qui reste, je n’imagine même pas l’opinion que les élèves de la classe vont se faire de moi, ainsi que le professeur. Je sors la petite bouteille d’eau de mon sac, en verse quelques gouttes sur le papier et entreprends de nettoyer comme je peux ce désastre.

Qu’ai-je fait pour mériter ça ?

La suite de la journée se passe, heureusement, sans heurt. J’ai rendu le miroir et le paquet de mouchoirs – presque vide – à ma sauveuse à la fin du cours, en murmurant sans la regarder dans les yeux un petit « merci ». Je suis les autres élèves à distance à chaque sonnerie. À midi, je me suis réfugiée dans un couloir à l’étage où j’ai grignoté quelques biscuits emportés à la hâte ce matin et glissés dans ma poche : malheureusement la plupart sont en miettes, ils n’ont pas survécu à la chute. De toute façon je n’ai pas faim. Les élèves de ma classe oscillent pour le moment entre moqueries et ignorance à mon égard. C’est sûr : plus jamais je me maquillerai pour venir ici. Exit aussi les talons, même si la douleur se fait moins vive.

À la fin de la journée, je suis soulagée de rentrer chez moi. J’ai l’estomac dans les talons. Je m’enfile un morceau de baguette tartiné de confiture de fraises ainsi qu’un grand bol de chocolat chaud, pour le réconfort. Le soir, fatiguée, j’ai répondu vaguement aux questions de ma mère et de Lorenzo qui sont rentrés tard. Après le repas, je me suis jetée sous la douche, accordant quelques minutes d’eau froide supplémentaires à ma cheville douloureuse, avant de rejoindre mon lit. Si seulement tout ça ne pouvait être qu’un rêve ! Je vais ouvrir les yeux demain matin, et la journée recommencera à zéro.

À 23 heures, un SMS me réveille.

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Inès. Je lui avais promis de lui raconter ma première journée, je l’ai complètement oubliée, comme le BMP. Je revois ses yeux chocolat, ses cheveux bruns encore mouillés, sa démarche altière. Et la honte que j’ai ressentie. Une honte qui m’aura collé à la peau toute la journée. Je me recouche, épuisée, sans prendre le temps de lui répondre : elle peut bien patienter encore quelques heures…

*

La porte d’entrée claque. Je me réveille en sursaut. Ai-je rêvé ? J’attends un moment dans mon lit, sans oser bouger, cherchant à comprendre si quelqu’un entre ou sort de la maison. Pas un bruit. Je me lève, m’habille sans attendre et me coiffe (l’épisode de la veille m’a suffi). Quand je descends, je m’aperçois que Lorenzo et maman sont déjà partis travailler. C’est certainement eux que j’ai entendus. Je m’assois à la table de la cuisine en soupirant. J’ai autant envie d’aller au lycée que de me faire rouler dessus, mais je n’ai pas vraiment le choix.

Dans le bus, je ne regarde personne. Tête baissée vers mes chaussures, sans talons cette fois, le casque toujours sur les oreilles, et sans la moindre touche de maquillage sur le visage. À midi, je mange à la cantine, j’ai reçu ma carte ce matin. Tant mieux, car je n’ai pris une nouvelle fois que des biscuits avec moi, et c’est un peu léger. Je me suis installée seule à un bout de table. Personne ne m’accorde la moindre attention, et tant mieux : j’ai besoin d’être invisible, j’ai déjà suffisamment attiré l’attention sur moi. Au moment où je me dirige vers la sortie avec mon plateau, j’entends une voix, proche de moi, qui me fait sursauter.

– Je dois t’avouer que je préfère te voir habillée ainsi plutôt qu’avec ton pyjama Hello Kitty et tes charmants chaussons.

J’ai déjà entendu cette voix quelque part, j’en ai des frissons. D’un coup sec je me retourne, enfonçant par mégarde mon plateau dans le ventre d’un élève, qui le repousse en m’insultant. Je perds l’équilibre mais au lieu de me retrouver sur le sol, quelqu’un me retient délicatement dans ses bras. Les joues rouges je lève la tête. C’est bien lui. Ce garçon que j’ai vu hier matin alors que je sortais de ma chambre, l’agresseur à la serviette. Il me dévisage, un rictus ne quitte pas ses lèvres. Je ne sais pas s’il se moque de moi ou si c’est la situation qui l’amuse.

– Je savais bien que tu finirais toi aussi par tomber dans mes bras, mais peut-être pas aussi vite.

Je me débats soudainement de son étreinte chaleureuse, m’apercevant avec embarras que je restais immobile dans ses bras, ce qui renforce son sourire.

– Yassine ! crient plusieurs voix derrière lui.

– On m’attend, il faut que j’y aille, jolie Kitty.

Il s’appelle donc Yassine. Ses bras me lâchent enfin et je me sens encore toute tremblotante. Je pars poser mon plateau, la tête baissée pour cacher mon trouble. Une voix féminine et agressive me sort de ma rêverie.

– Il est déjà pris, le clown, n’espère même pas…

Je me retourne, trois filles sont face à moi.

– Tu as compris ?

Celle du milieu me toise d’un air mauvais. J’ai déjà entendu parler d’elle hier, elle s’appelle Alicia. Elle est en première, c’est l’une des filles les plus populaires du lycée. Son maquillage est impeccable, ses sourcils soigneusement épilés, elle dégage l’assurance de ces filles qui savent qu’elles ont tout pour réussir. À côté d’elle, ses deux copines gloussent. Ainsi on m’a déjà trouvé un surnom : « le clown ». Visiblement, l’événement devait être suffisamment intéressant pour qu’il soit raconté en dehors de la classe : la honte. Et ce surveillant qui ne m’avait rien dit…

– Je… je ne comprends pas, finis-je par balbutier, décontenancée.

Alicia avance d’un pas vers moi, plonge son regard empli de haine dans le mien. Le timbre de sa voix se durcit, je sens son souffle sur mon visage.

– Yassine, tu n’y touches pas. Il n’est pas fait pour toi. Si je te vois t’approcher trop près de lui, je te promets que tu vas le regretter.

– Mais je ne le…

Elle lève alors sa main droite, la pose devant ma bouche.

– Il n’y a rien d’autre à dire, le clown…

Puis elle se retourne et part avec ses deux amies. Je la fixe, encore surprise par sa soudaine apparition et par son discours hostile. Ses longs cheveux bruns et lisses ondulent soigneusement au rythme de ses pas. Son jean slim et son t-shirt moulant mettent en valeur sa plastique parfaite. Je reste ainsi quelques minutes à l’observer, comme si j’avais du mal à réaliser ce qui venait de se produire, avant d’être une nouvelle fois poussée par d’autres lycéens pressés.

Comment éviter un garçon qui a visiblement le droit de venir se doucher chez moi et qui me tombe dessus sans que je demande quoi que ce soit ?

Il faut que je parle de ce Yassine à Lorenzo ce soir, je dois en savoir plus sur lui.