– C’est toi la nouvelle en seconde ? Moi c’est Sarah, en seconde aussi, mais Rimbaud ! Tu viens d’emménager chez Lorenzo ?
Une grande brune au teint légèrement hâlé se tient devant moi, à l’arrêt de bus. C’est la première fois que je la vois.
– Oui, c’est moi, je balbutie, surprise. Je m’appelle Axelle.
– Je sais ! J’ai déjà entendu parler de toi, et de ton arrivée dans le cours de M. Pirengro… Je crois même qu’on t’a déjà affublée d’un surnom. Désolée.
Je baisse la tête, mes joues s’empourprent.
– Le clown, je sais…, je soupire.
– Ne t’en fais pas, ça passera. Un conseil, par contre. Natasha, dans ta classe, ne lui fais pas confiance : une vraie peste. C’est une très bonne copine d’Alicia, et j’ai cru comprendre qu’elle t’avait dans le collimateur…
– Pourtant, je ne lui ai rien fait !
– Je te crois, rassure-toi ! Mais premièrement, tu es plutôt jolie, raison suffisante pour te détester. Ensuite, les nouveaux attirent très souvent l’attention sur eux et Alicia ne supporte pas qu’on s’intéresse à quelqu’un d’autre qu’à sa petite personne. Fais-toi discrète, et tout devrait rentrer dans l’ordre…
Au même moment, le bus arrive. Sarah entre la première et rejoint ses amies au fond du véhicule.
Je m’assois à l’avant. « Plutôt jolie… », a-t-elle dit. C’est la première fois que j’entends ça ici. Je rêverais d’être brune avec les cheveux bouclés, au lieu de ça je suis blonde avec de longues baguettes bien trop lisses.
En sortant du car, Sarah m’adresse un petit signe de la main, alors qu’un grand sourire égaye son visage. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est suffisant pour me mettre du baume au cœur.
La journée débute avec le cours de français. Je me faufile rapidement au fond de la salle, à la dernière table, place que je n’ai pas quittée depuis mon arrivée. Déborah, celle qui m’avait prêté son miroir et un paquet de mouchoirs, m’adresse un sourire timide avant de s’asseoir. Pour les autres, je reste invisible et c’est tant mieux. Un silence religieux règne dans la classe. Le professeur est aussi autoritaire que soporifique. Moi qui adorais les cours de français à Stendhal…
– Dekhran !
Gribouillant sur mon cahier un portrait d’Inès, mon cœur fait un bond. Je lève les yeux. Le professeur me darde un regard assassin. Depuis mon arrivée remarquée, il a dû se faire une opinion de moi peu favorable.
– Vous vous pensez suffisamment intelligente pour être dispensée d’écouter, mademoiselle Dekhran ? Vous ferez équipe avec Tardy, travail à rendre dans une semaine.
Tardy… ce nom ne me dit rien. Je ne connais pas encore tous les prénoms, alors les noms… Et de quel travail parle-t-il ? Je regarde le tableau sur lequel il note mon nom – à croire que mon prénom n’existe pas, et le sujet qui m’attend : la peinture au XIXe siècle. Ouf ! Ça aurait pu être pire.
– Tardy !
La voix gutturale du professeur augmente encore d’un cran.
– Non mais m’sieur, ce n’est pas possible, on ne se connaît même pas ! Elle vient d’arriver ! J’habite à côté de chez Léa, ce serait mieux, non ?
Mon regard se dirige vers la voix. Natasha… Natasha Tardy… Le regard de l’enseignant s’assombrit au fur et à mesure que mon visage se décompose.
– Parce que vous pensez savoir mieux que moi ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, mademoiselle Tardy ? Un travail supplémentaire vous aiderait à mieux comprendre ce qu’il faut faire ?
– Non, m’sieur, c’était juste que…
– Que quoi ?
– Non, rien, soupire-t-elle.
– Je n’aime pas du tout le ton que vous employez mademoiselle, prenez cette remarque pour un avertissement… Et tâchez de réaliser un bon, un très bon travail… Je vous aurai à l’œil. Toutes les deux.
Tout en parlant, son regard noir passe de mon visage à celui de Natasha. J’ai envie de me cacher sous la table. Je dois être rouge comme une tomate. Jamais auparavant on avait refusé de travailler avec moi, comme si j’étais une pestiférée.
– Prenez tous vos agendas, poursuit l’enseignant. Pour le 20, soit dans dix jours, vous me ferez une recherche sur ces différents aspects du romantisme. Et pour les demoiselles Tardy et Dekhran, vous m’ajouterez un résumé, chapitre par chapitre, du premier tome des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Je vous donne cinq jours supplémentaires pour le faire, soit jusqu’au 25.
– Quoi ? ne puis-je m’empêcher de crier, abasourdie.
– Vous en voulez un autre, mademoiselle Dekhran ?
– Mais, je n’ai…
– Silence ! J’ai passé assez de temps à vous écouter. Si vous souhaitez me parler, ce sera sur une heure de retenue !
Je suis mortifiée. Mon regard croise celui de Natasha, incendiaire. Les propos de Sarah me reviennent en tête. Cela n’augure rien de bon.
À la sortie des cours, Natasha arrive droit sur moi, me plaquant presque au mur. Son visage est crispé, elle fronce les sourcils et son regard brille de haine.
– Hors de question que je bosse avec toi, le clown. Tu te débrouilles SEULE, ça a intérêt à être bon. Tu ajoutes mon nom sur le travail.
Elle repart aussi vite qu’elle est arrivée. Mon visage se brouille de larmes, je me mords l’intérieur des lèvres.
Quelques heures plus tard, je retrouve Inès sur Internet.
Rien qu’en lisant son prénom, je ressens un petit fourmillement au creux de l’estomac.
Mais garder mes distances ne veut pas dire que je ne pense plus à lui…