Les jours suivants s’écoulent tranquillement. Je me fais la plus discrète possible. Inutile de préciser que je n’ai toujours pas la moindre envie de me rendre au lycée le matin, alors que je rejoignais Ribot avec joie. Quand maman me questionne sur le bahut, me demande si je me fais des copines, je mens et en invente : hors de question de l’inquiéter. Elle est tellement heureuse depuis que nous sommes ici ! Finies, les têtes d’enterrement, les ambiances électriques, les prises de bec pour rien et les crises. La vie est plus sereine et j’apprécie. D’ailleurs, maman rayonne. Elle semble très amoureuse de Lorenzo, et inversement. Elle me fait toujours croire qu’elle dort dans la chambre d’amis. C’est amusant, ce comportement d’enfant, et touchant car je sais qu’elle a imaginé ça pour ne pas me brusquer. Il faudrait peut-être que je lui dise que j’ai tout compris et qu’ils n’ont plus à se cacher.
Je croise quelques fois Sarah à l’arrêt de bus. Elle m’adresse un sourire ou un petit signe de la main si elle est avec des amis. Quand elle est seule, on discute, comme ce matin. Je commence à me confier un peu à elle, ça me fait du bien. De temps en temps on se croise aussi dans la cour, et elle vient vers moi quand je suis seule. Mais, alors que je lui explique ce qui s’est passé pendant le cours de français avec Natasha, elle perd son sourire.
– Et tu vas le faire seule ?
– Je ne sais pas. Je n’y ai pas encore songé, je ne l’ai même pas encore commencé. Je me suis dit que je pourrais écrire seulement mon prénom, et pas le sien…
– Si tu fais ça, tu es bonne pour une nouvelle punition de Pirengro. Il déteste quand on n’exécute pas exactement ce qu’il souhaite…
– Que me conseillerais-tu alors ?
Ma voix trahit mon stress.
– Balance tout. Il faut tout expliquer à ton professeur de français. Il a beau avoir l’air méchant comme ça, il déteste quand un de ses élèves essaie d’en intimider un autre. Je peux te garantir qu’elle sera punie. Puis, qui te dit qu’elle ne te demandera pas encore autre chose la prochaine fois si tu acceptes cette fois-ci sans rechigner ? Tu sais, tu es quelqu’un de bien, Axelle, ça se sent. Je t’apprécie beaucoup en tout cas, et je suis sûre que tu auras bientôt un tas d’amies. Alors ne laisse pas cette idiote te parasiter.
Sarah a raison, ses mots me touchent et me réconfortent. Je ne peux pas risquer de devenir le larbin de Natasha pour le restant de l’année, voire pendant tout le lycée. Question de réputation, de bien-être aussi. C’est décidé : au début du cours de français, ce matin, j’irai tout raconter au prof.
La première heure de cours avance aussi vite qu’une tortue au pas de course. Pourtant, j’aime assez les cours d’histoire. Une boule se forme au creux de mon estomac, je ne parviens pas à écouter quoi que ce soit. J’ai hâte de me libérer de ce poids, même si je commence à en craindre les conséquences. N’allais-je pas passer pour une balance ? Déjà que je n’ai pas vraiment d’amis, seulement Déborah qui me parle de temps en temps, et peut-être un peu Sarah, mais c’est encore tout récent.
La sonnerie retentit. Je pars rapidement de la classe afin d’arriver première au cours de français.
Le Pr Pirengro est déjà là, j’attends que le dernier élève de la classe précédente sorte, et me lance :
– Monsieur, serait-il possible de vous parler à la fin du cours ? C’est pour… c’est pour l’exposé.
Ma voix tremble, je tripote nerveusement mes doigts. Pourquoi ai-je dit ça ? Pourquoi est-ce que je ne lui explique pas tout de suite ? Ça va me hanter pendant toute l’heure.
– Hors de question que je vous accorde le moindre délai supplémentaire, Dekhran, ni que je retire la punition, même si j’admets qu’elle est plus destinée à votre amie qu’à vous…
Le mot « amie » me fait grimacer, mais il ne voit rien.
– Justement, monsieur, c’est par rapport à Natasha…
– Tu lui as dit qu’on avançait vite, mon Axelle ?
La voix me pétrifie. Le regard du professeur passe au-dessus de mon épaule. Pas besoin de me retourner pour savoir qu’il s’agit de Natasha.
– N’embête pas le prof avec ça, il sera fier de nous mercredi quand on lui rendra la punition. On travaille tellement !
Sa voix est douce. Je me tourne vers elle. Elle adresse un sourire presque angélique au professeur qui grommelle :
– Je n’ai pas besoin de perdre mon temps avec ça, taisez-vous et allez vous asseoir !
Au moment d’entrer dans la salle, alors que le professeur regarde les autres élèves arriver, Natasha me pousse contre la porte. Son regard redevient menaçant, sa mâchoire est contractée, elle bouillonne. Je pars rapidement à ma place, évitant de croiser son regard. Je n’avais pas prévu ça. Elle a dû me voir partir précipitamment du cours d’histoire et se douter de quelque chose. Pendant l’heure, je reçois sur ma table un papier plié. Je l’ouvre.
« Ne dis rien, ou je ferai de ta vie un enfer… »
Je lève les yeux vers Natasha, son regard darde le mien. Elle chuchote quelque chose à l’oreille de son amie qui se tourne vers moi et se met à ricaner, me dévisageant de bas en haut. Je me recroqueville sur ma chaise.
À la fin du cours, je sors très vite de la classe. Ne voulant pas croiser Natasha à la cantine, je pars me réfugier à la bibliothèque.
– Bonjour Axelle !
Le documentaliste me connaît : je suis plusieurs fois venue me réfugier ici pendant les récréations ou le midi.
– Bonjour madame Ancel !
– Tu as une petite mine : des soucis ?
– On va dire que mon intégration est un peu plus compliquée que prévue…, je soupire.
– Je comprends, ce n’est pas toujours facile de trouver sa place dans un établissement en cours d’année. Mais souvent, ça ne dure qu’un temps. Montre que tu n’accordes pas d’importance à ce qui est dit, tu es au-dessus de ça, elles se lasseront. C’est décourageant de voir qu’on n’a pas d’emprise sur l’autre.
Je souris. J’apprécie beaucoup Mme Ancel et je sais que ce que je lui raconte restera entre nous. Même si je ne lui explique pas tout, elle semble comprendre entre les lignes. Elle me rassure.
– N’oublie pas, je ferme dans une demi-heure ! Lundi, à cette heure-ci, une classe sera là, le CDI sera fermé. Mais si vraiment ça ne va pas, je ferai une exception pour toi.
J’acquiesce d’un mouvement de tête, touchée par sa proposition, et pars feuilleter les magazines mis à disposition, sans les lire. Je ne pense qu’au regard de Natasha, et à ses paroles.
En quittant le CDI, je l’aperçois justement dans la cour, en pleine discussion avec Alicia. J’accélère le pas pour arriver à la cantine qui est presque vide : la plupart des élèves ont déjà pris leur repas. Je me sers rapidement une assiette de pâtes carbonara dont les lardons semblent s’être échappés ainsi qu’un yaourt nature et rejoins la place qui semble être désormais la mienne : une table pour deux couverts, au fond du réfectoire, à côté d’un large poteau. Je me sens un peu à l’abri des autres. Malgré les gargouillis de mon ventre, je ne parviens pas à manger grand-chose. J’ai l’estomac complètement noué et le contenu de mon assiette ne me met pas vraiment en appétit. Au bout de quinze minutes, je me lève pour partir. Au même moment, un rire cristallin résonne dans mes oreilles. Alicia. Elle est là, tout près de moi.
– Regarde, elle est là-bas !
Mon corps se raidit. Une trouille énorme m’envahit. Je n’aime pas ça, pas du tout. Je suis sûre qu’elles parlent de moi. Que me veulent-elles encore ? J’ai rien fait de mal ! Il faut que je parte d’ici, et vite. À peine ai-je le temps de me retourner qu’un grand pichet d’eau se déverse sur moi, me glaçant de la tête aux pieds. Je ne peux retenir un cri tandis que les rires fusent.
– Oh, pardon, Axelle, je ne t’avais pas vue !
Alicia tient entre ses mains le pichet vide. Elle poursuit en s’adressant à son amie sur un ton faussement compatissant :
– Oh, Jessy, ce n’est pas gentil de m’avoir poussée, regarde, elle est toute mouillée la pauvre Axelle ! On va croire qu’elle s’est fait pipi dessus !
Leurs rires repartent de plus belle. Je reste droite, immobile, les larmes me montent aux yeux. Autour de nous, seuls quelques élèves sont encore là, mais personne ne bouge, je vois seulement des expressions amusées. Quant au personnel, il doit être occupé dans les cuisines. C’est un cauchemar. Je me sens humiliée. Alors qu’elles prennent la direction de la sortie, Alicia se retourne une dernière fois vers moi.
– Au fait, Axelle, tu as le bonjour de Natasha !
C’est donc une vengeance. Mortifiée, je prends mes affaires et me dirige vers la sortie, le visage tourné vers mes semelles qui font ploc. Mes vêtements me collent à la peau, je déteste ça. L’accueil est désert, personne ne me voit. J’envoie un texto à ma mère pour l’avertir de mon retour. Elle me répond instantanément :
Ces quelques mots suffisent à me faire craquer. Je pleure sans pouvoir m’arrêter, mon corps est secoué de soubresauts. Je marche, suivant l’itinéraire du bus, sans accorder la moindre importance à ce qui m’entoure, perdue dans un profond désarroi. Une heure plus tard, je suis chez moi. L’air doux dehors a séché en grande partie mes vêtements et mes larmes. Je me déshabille, prends une douche bien chaude avant de m’emmitoufler dans ma couette. Je m’endors rapidement.