J’ai passé le samedi au lit avec un rhume carabiné. Au moins, je n’ai pas besoin de mentir pour rester cachée sous les draps. J’ai passé la journée à regarder des séries à la télé. Je n’ai même pas eu envie de dessiner, ce qui prouve à quel point j’ai le moral dans les chaussettes. Je n’ai parlé à personne de ce qui s’est passé, comment le pourrais-je ? Je n’ai jamais été victime d’une telle méchanceté, si gratuite. Ce sont des voix qui m’ont réveillée le dimanche, vers midi. Maman m’a laissée dormir, je me sens un peu mieux. Je sors de mon lit, intriguée, et me dirige vers la porte que j’entrouvre. J’entends un rire qui m’est familier : Sarah. Que fait-elle là ? Sans attendre, je prends les premiers vêtements qui me tombent sous la main, m’attache les cheveux négligemment.
– Ah, la voilà ! Tu n’auras pas eu beaucoup à attendre, Sarah !
Ma mère me regarde descendre les escaliers, un grand sourire illumine son visage.
– Une amie est venue te voir, Axelle ! Je lui disais que tu ne te sentais pas très bien depuis vendredi après-midi, mais il semblerait que ça aille mieux, tu as meilleure mine ! Sarah déjeune avec nous, tu n’y vois pas d’inconvénient ? Son frère était là, mais il a dû partir aider son père, il reviendra peut-être dans l’après-midi.
Je ne sais pas pourquoi elle est là, mais la voir me réchauffe le cœur. Je sais qu’il y a au moins dans ce satané bahut une personne qui m’apprécie et qui est là pour moi.
Le repas se passe plutôt bien, Lorenzo connaît déjà Sarah. Ils semblent bien s’entendre. Une fois le repas terminé, je monte avec elle dans ma chambre.
– J’aime beaucoup Lorenzo, il est toujours là pour nous… C’est quelqu’un de très gentil, tu as de la chance !
– J’ai un peu de mal à trouver que j’ai de la chance, tu sais. Ma chance aurait été de ne pas déménager, de rester avec mes amies, de ne pas quitter Ribot, mon ancien lycée.
Je m’assois sur mon lit et lui raconte l’annonce soudaine de mes parents pour le divorce, la vente de la maison et le déménagement chez le « collègue », celui de mon père pour le Sud, le tout en quelques jours. Je n’avais encore jamais osé aborder ces points avec elle. Je poursuis :
– Pourtant, commencer mon année ici sur de meilleures bases aurait pu suffire. Là, à peine arrivée, je ne me sens pas à ma place et j’ai l’impression que tout se cumule pour me faire comprendre qu’on n’a pas envie de moi.
Sarah m’adresse un sourire contrit, et poursuit :
– J’ai su ce qui t’est arrivé vendredi, à la cantine… Alicia est une garce, je ne peux pas l’encadrer. Elle cherche toujours des victimes à harceler, tu n’es malheureusement pas la seule. Tu en as parlé à quelqu’un ?
Je baisse la tête, tortille mes doigts. Sarah s’assoit à côté de moi et pose une main sur mon épaule. Je respire un grand coup.
– Non, à personne. Comment l’as-tu appris ?
– Je les ai entendues en parler quand elles sortaient de la cantine. Je t’ai cherchée, mais je ne t’ai pas trouvée, pas même dans le bus alors que je sais que tu le prends à la même heure que moi le vendredi soir. N’ayant pas de nouvelles, ni ton numéro de portable, j’ai voulu passer te voir, tout simplement.
Quelqu’un s’inquiète pour moi ici, en dehors de Lorenzo et de ma mère. Des larmes me montent aux yeux, non pas des larmes de tristesse, mais de joie. C’est fou comme je me montre émotive depuis que je suis ici ! Je lui tends mon téléphone pour qu’elle y entre son numéro.
– Je t’enverrai un SMS, comme ça tu l’auras.
– Parfait ! En tout cas, si ça peut te rassurer, cette histoire ne fait pas le tour du lycée : elles ont trop peur d’être sanctionnées. Les autres savent qu’ils risquent gros si ça vient aux oreilles de la CPE à cause d’eux. Tu sais pourquoi elles ont fait ça ?
Je lui raconte que vendredi matin Natasha a compris que je voulais tout expliquer à M. Pirengro et lui rapporte cette phrase d’Alicia « Natasha te dit bonjour » qui éclairait tout.
– J’ai juste envie de me cacher dans mon lit jusqu’à la fin de l’année, dis-je en m’allongeant.
– Il ne faut pas te laisser faire, Axelle. Demain, tu viens, je viendrai te chercher par la main s’il le faut ! Montre que tu n’es pas affectée par ce qui s’est passé, que tu es plus forte qu’elle ! Et puis, je suis là !
Ces quelques mots ont le mérite de me faire sourire et me redonnent un peu confiance en moi. Je ne me suis jamais laissé faire jusqu’à présent, il ne faut pas que ça commence.
– On se voit demain ! N’oublie pas !
– Oui… promis !
Je me sens plus légère. Savoir que je ne suis plus seule est plutôt rassurant. Quelques minutes après son départ, je me rends compte qu’elle en sait beaucoup sur moi, alors que je ne connais rien d’elle, si ce n’est qu’elle a un frère que je n’ai pas eu le temps de voir. Je me sens égoïste de ne pas lui avoir posé la moindre question sur sa vie.
Je passe le reste de l’après-midi ainsi qu’une bonne partie de la soirée à faire le travail demandé. Je ne veux pas avoir une mauvaise note, et je suis certaine que Natasha n’aura rien fait. J’ai longuement hésité à écrire nos deux noms, mais j’ai fini par le faire : si j’avoue maintenant la vérité au professeur, Natasha niera en bloc, peut-être même prétexterait-elle que c’est moi qui l’ai menacée. Qui croirait une élève fraîchement débarquée qui se fait remarquer la première heure de cours ?
C’est avec une boule au ventre et des pieds de plomb que je rejoins l’arrêt de bus. Une heure plus tôt, Sarah m’a envoyé un SMS :
Son optimisme me fait du bien. En m’approchant de l’arrêt, je sens le rythme de mes pulsations cardiaques accélérer. Sarah est là, discutant avec deux copines. Elle est vraiment très jolie. Ses longs cheveux bruns sont attachés, ses yeux marron soulignés par un trait d’eye-liner noir. Ses formes sont pulpeuses : elle doit plaire. Quand elle me voit, elle m’adresse de grands signes puis me saute littéralement dessus pour me faire la bise.
– Axelle, je te présente Capucine et Marine, elles sont avec moi en seconde.
– Salut ! répondent-elles en chœur, s’approchant pour m’embrasser, à leur tour.
Surprise, je marque un temps d’arrêt avant de le faire.
– Elles sont au courant pour le coup que t’a fait Alicia.
– C’est une vraie garce, la coupe Marine. Je ne peux pas la voir celle-là, avec ses airs de princesse. Sérieusement, pour qui elle se prend ?
– La semaine dernière, poursuit Capucine, je l’ai vue en train de demander à Maxence d’aller lui acheter un paquet de clopes. Tu l’aurais vue, avec son regard de merlan frit et sa voix doucereuse : « Mon Maxouuuuu, tu pourrais aller m’acheter un paquet de clopes, s’il te plaîîîîîîîîîît ? Tu cours si vite toiiiiiiiiiii, tu arriveras à l’heure. »
Tout en parlant, Capucine se met à imiter grossièrement la jeune fille. Les lèvres mises en avant, les yeux qui clignent excessivement, la main qui glisse dans ses longs cheveux. Les filles éclatent de rire, moi aussi. Ça fait du bien ! Le bus arrive. Sarah me tient par la manche afin que je les suive dans le fond.
– On était sur le perron, ça allait sonner dans dix minutes, continue Capucine. Et lui, il ne trouve rien de mieux que d’y aller. Forcément, il est revenu alors que la première heure de cours débutait, il a eu une heure de colle mais il n’a même pas cherché à mentir sur la raison de son retard.
– Ça ne m’étonne pas, renchérit Marine. Il est dingue d’elle, il ferait n’importe quoi.
– Non, mais le pire, c’est que quand il est venu la retrouver à la récréation, tout fier d’avoir son paquet de cigarettes, elle l’a engueulé parce qu’il n’était pas allé assez vite ! Et elle s’est moquée de lui quand elle a su pour la retenue…
– La garce ! répondent en même temps Sarah et Marine.
– Et Natasha, vous la connaissez ? demandé-je.
– Elle était à mon collège l’année dernière, répond Marine. C’était plutôt une fille renfermée, peu appréciée. Beaucoup se moquaient d’elle, sans gêne. Il y a eu des histoires de harcèlement, mais je n’en sais pas beaucoup plus. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’elle ne faisait rien pour se faire aimer. Elle pouvait te balancer parce que tu n’écrivais pas tout le cours, ou parce que tu n’avais pas fait tes devoirs. Je ne sais pas si c’est parce qu’elle voulait se faire bien voir mais, en tout cas, ça ne marchait pas. Les profs ça les gonflait autant que les élèves, elle s’est retrouvée seule et rejetée.
– Mais, comment a-t-elle connu Alicia ? je m’étonne.
– Je crois que c’est une amie de sa sœur, quelque chose comme ça.
Quelle surprise ! Jamais je n’aurais pu imaginer ça d’elle, étant donné son attitude. Le trajet vers le lycée ne m’a jamais semblé aussi rapide. En descendant du bus, les filles partent vers leur classe. Pourquoi n’ai-je pas été inscrite dans la leur ?
– On se rejoint à la récréation, Axelle ? me demande Sarah qui s’arrête un temps et se retourne vers moi.
J’acquiesce, un sourire aux lèvres, avant de prendre à mon tour la direction de ma salle. Alors que je m’approche, je vois Natasha devant la porte, en pleine discussion. Quand mon regard croise le sien, au lieu de ressentir de la colère ou d’être anxieuse, je ne peux m’empêcher de lui adresser un sourire compatissant. L’espace d’un instant, j’ai le sentiment que cela l’a déstabilisée.