Pour une nouvelle pensée de l’objet
1. Indexation transcendantale : le phénomène
Supposons un monde, par exemple la lente constitution d’une manifestation sur la place de la République. Comme la manifestation réunit des forces politiques et des organisations très disparates, on se demandera comment apparaissent ces forces et ces organisations dans le progressif remplissement de l’esplanade par des milliers de gens. Un « œil ontologique » ne voit que du multiple plutôt indistinct : des hommes et des femmes, des supports de banderoles, des discussions, des essais de sonorisation, des vendeurs de journaux… Mais ce n’est pas ce multiple indistinct qui a réellement pouvoir d’apparaître dans le processus singulier d’une manifestation, dans le monde « manifestation en voie de constitution ». Pour un œil plus phénoménologique, il y a des différences significatives, qui seules disposent réellement le lieu, les gens, les journaux, les banderoles, les slogans dans le monde considéré. Par exemple, deux sonos, entendues de loin, semblent aboyer identiquement. Le « fait-sono » ne fait guère apparaître la différence. Tout de même que deux groupes de très jeunes gens — des lycéens ? — ont des façons identiques de piétiner la boue avec leur baskets-ventouses (il a plu récemment), ou de rire, ou de parler très vite en avalant les voyelles comme si elles étaient des marrons trop chauds. Mais déjà, un drapeau d’un certain rouge, ici, d’un certain noir, là, c’est — faisons cette hypothèse — que l’apparaître-manif rassemble une fois de plus les fraternels et teigneux adversaires que sont les héritiers de Lénine et ceux de Bakounine. Plus loin, ces messieurs sveltes, fort préoccupés de leurs téléphones, pourraient bien être des inspecteurs des Renseignements généraux, fragment obligé de ce qui apparaît dans un tel monde. Et ces grosses filles, dont plusieurs africaines, là, tout contre la statue ? Des employées de fast-food ? N’oublions pas la statue elle-même, qui, tendant au-dessus de cette agitation son intemporel rameau d’olivier, semble un peu trop bénisseuse, un peu trop certaine d’être au-dessus de tout ça, comme est en France la République.
Pour autant que ces étants-multiples participent au monde, ils diffèrent plus ou moins. En définitive, la joie innumérable de leurs identités fortes (les sonos, les pas, les applaudissements, les rangs…) et de leurs différences non moins prononcées (les drapeaux rouges ou noirs, le faufilé des flics, la cadence des djembés africains contre les slogans misérabilistes des syndicats déplumés, etc.) est ce qui constitue le monde comme être-là des gens et des choses qui y sont incessamment brassés.
Reste à penser l’unité « mondaine » de toutes ces différences qui déploient l’apparaître de la manifestation.
Nous appelons fonction d’apparaître ce qui donne mesure à l’identité d’apparition de deux étants dans un monde. Pour ce faire, nous supposons qu’un transcendantal existe dans la situation d’être qu’est cette manifestation, avec toutes les propriétés opératoires que nous lui avons reconnues. C’est ce transcendantal qui fixe les valeurs d’identité entre deux étants quelconques du monde. À tout couple d’étants qui appartiennent à ce monde est attribué un degré transcendantal, qui mesure dans l’apparaître l’identité des deux étants. Si ce degré est p, on dira qu’ils sont « p-identiques ». Si ce degré est le maximum M, qu’ils sont absolument identiques. Si c’est le minimum µ, qu’ils sont entièrement différents, etc. C’est cette attribution à toute paire d’étants d’un degré transcendantal qu’on appelle « fonction d’apparaître » ou « indexation transcendantale ».
Par exemple, les groupes de jeunes lycéens sont suffisamment indistincts dans leur conduite pré-manifestante pour que, étant donné deux de ces groupes — disons ceux de Buffon et ceux de Michelet —, on soit tenté de dire que leur identité est égale au maximum de l’ordre transcendantal. Par contre, on pourrait croire à la parfaite non-identité des drapeaux rouges post-bolcheviks et des drapeaux noirs post-Cronstadt. Faut-il poser que la fonction d’apparaître évalue leur identité au zéro du transcendantal ? Ce serait aujourd’hui fort excessif. Ils ne s’aiment pas, c’est entendu, mais ils sont toujours fourrés ensemble. Il sera prudent de supposer que leur identité a une valeur faible, mais non nulle, qu’elle est mesurée par un degré sans doute proche du minimum, mais non pas égal à ce minimum.
Ainsi se constitue, comme réseau infini d’évaluation des identités (et donc des différences), le phénomène de chacun des étants qui viennent se localiser dans le monde « manifestation place de la République ».
Par exemple, un drapeau rouge, si nous le considérons comme phénomène, aura été confronté différentiellement non seulement, bien sûr, aux drapeaux noirs mais aussi à d’autres drapeaux rouges — peut-être cette fois l’indexation transcendantale de l’identité approche-t-elle du maximum — et, finalement, à tout ce qui apparaît comme emblème, pancarte, banderole, bombage, et aussi comme l’absence de tels emblèmes, et même comme cette fenêtre fermée, barricadée, au quatrième étage d’un immeuble cossu, qui semble dire, à l’aplomb de la foule, qu’elle relève de l’absence hostile, du non-apparaître en ce monde coloré, qu’elle est irréductiblement réfractaire aux drapeaux du désordre, en sorte qu’on a, très vraisemblablement, une mesure transcendantale nulle pour l’identité de la fenêtre et de quelque drapeau rouge que ce soit.
Étant donné un étant quelconque, qui apparaît dans un monde, nous appellerons « phénomène » de cet étant le système complet d’évaluation transcendantale de son identité à tous les étants qui co-apparaissent dans ce monde.
On le voit, l’indexation transcendantale est la clef du phénomène comme système infini d’identifications différentielles.
Y a-t-il, pour que la constitution phénoménale reste consistante, quelques règles à penser dans ce qui fait une fonction d’apparaître ? Certainement, et nous allons voir pourquoi.
Considérons un réseau différentiel singulier : à droite de la statue républicaine qui bénit tout le monde, un groupe de barbus et de femmes aux cheveux en nid-à-rats coagule autour d’un drapeau noir. Plus à droite encore, de maigres Kurdes à moustache, tels des rois des montagnes descendus dans la plaine, déplient une banderole qui vitupère les crimes de l’armée turque. Deux multiplicités viennent ainsi à apparaître dans le monde-manifestation. Il est certain que l’indexation transcendantale de l’identité de ces deux étants — les Kurdes et les anarchistes — a une valeur intermédiaire, entre minimum et maximum. Car ni les anarchistes ne diffèrent absolument des Kurdes, vu leur commun désir d’apparaître farouches, ni ils ne sont du tout identiques, ce qui se marque du reste par le rouge de la banderole opposé au noir des drapeaux. Mais surtout, cette valeur est indépendante de l’ordre dans lequel on considère les étants en question.
Nous pouvons ici faire une incise sur la phénoménologie objective que nous avons plusieurs fois mentionnée comme une de nos méthodes, et que, dès la préface, nous avons distinguée de la phénoménologie intentionnelle. Du point de vue d’une supposée conscience, on dira que l’acte intentionnel de discrimination entre le groupe des anarchistes et celui des Kurdes se fait forcément dans un ordre temporel défini : un regard conscient passe de l’un à l’autre et récapitule la différence phénoménale, en inscrivant dans la langue le mouvement temporalisé de l’évaluation. Si nous suspendons toute référence à la conscience intentionnelle, il ne subsiste que la véridicité immédiate d’une évaluation identitaire, de la forme « le groupe des Kurdes et le groupe des anarchistes sont identiques au degré p », évaluation qui ne peut retenir quelque référence que ce soit au temps ou à l’ordre temporel, pour la raison majeure qu’aucun temps n’est impliqué dans l’indexation transcendantale de l’être-là. Le temps n’est ici qu’un parasite introduit par l’usage métaphorique, ou didactique, de la phénoménologie vulgaire. La phénoménologie objective revient à supprimer ce parasitage en ne retenant que le résultat identitaire ou différentiel du parcours qu’on suppose à une conscience. Elle conclura donc à une valeur transcendantale déterminée, dans le monde, « manifestation place de la République », de ce qui apparente et différencie le groupe des Kurdes et le groupe des anarchistes, sans qu’aucun ordre soit attestable quant à cette valeur.
Ce qui se dit simplement : la fonction d’indexation transcendantale est symétrique, en ceci que la valeur de l’identité de deux étants-là est la même, quel que soit l’ordre dans lequel on les inscrit.
Compliquons maintenant un peu la situation, en envisageant, encore plus à droite, vers l’avenue de la République, un troisième groupe en formation, composé à l’évidence de postiers grévistes, reconnaissables à la veste professionnelle bleu-jaune qu’ils ont revêtue pour que tout un chacun les identifie. Le réseau différentiel comporte cette fois trois étants-multiples, les anarchistes, les Kurdes, les postiers. Ces étants sont tous pris dans la naissance de leur apparition dans le monde concerné, dans la lisibilité progressive de leur être-là. La règle de symétrie, précédemment établie, fait que nous avons également trois indexations transcendantales : celle, déjà scrutée, de l’identité des anarchistes et des Kurdes, celle des Kurdes et des postiers, et enfin celle des postiers et des anarchistes. Y a-t-il une règle transcendantale opérant sur ce triplet ? Oui, certainement. Cette règle tient à ce qu’il existe toujours une évaluation transcendantale de « ce qu’il y a de commun » à deux évaluations données. C’est l’opérateur transcendantal de conjonction. Ainsi, le groupe des anarchistes et le groupe des Kurdes, qui co-apparaissent dans le monde, font apparaître l’un et l’autre la volonté de faire peur, le masque farouche du rebelle. Et d’un autre côté, le groupe des Kurdes et celui des postiers font apparaître en commun l’uniforme, ou l’uniformité, comme signe extérieur d’appartenance. Tous les Kurdes sont en costume gris et tous les postiers en veste bleue à liseré jaune. Et enfin, le groupe des anarchistes et le groupe des postiers ont un air « français » très reconnaissable, une même jactance masculine à la fois sympathique et faible, arrogante et puérile, projetée dans des slogans que leur volonté conviviale rend légèrement ridicules, comme « Âne, ananas, anarchiste ! » d’un côté, et « Pot-pot, pot-post, popo — pos-tier ! » de l’autre.
Eu égard à ce qu’aucun ordre temporel n’interfère dans les évaluations, on voit bien alors que ce qui soutient l’identité commune des postiers et des anarchistes ne saurait être plus faible, moins donné dans l’apparaître, que la conjonction de ce qui soutient l’identité des anarchistes et des Kurdes d’un côté, l’identité des Kurdes et des postiers de l’autre. Autrement dit, l’intensité d’apparition, dans le monde « manifestation place de la République », de l’uniformité vestimentaire (commune aux Kurdes et aux postiers) est certainement au moins aussi forte que la conjonction de l’air farouche (commun aux Kurdes et aux anarchistes) et de l’allure française-masculine-comique (commune aux anarchistes et aux postiers). S’il n’en était pas ainsi, cela voudrait dire que, transitant par le commun d’un groupe et d’un autre, puis de cet autre et d’un troisième, on produirait une intensité d’apparition inférieure au commun du premier et du troisième, ce qui est évidemment impossible. Car l’intensité de co-apparition des Kurdes et des anarchistes, combinée à celle des anarchistes et des postiers, ne peut qu’atténuer, ou égaler, mais certainement jamais surpasser, l’intensité de co-apparition directement saisissable entre Kurdes et postiers. L’intervention d’un tiers terme ne saurait augmenter l’intensité de co-apparition, puisqu’elle expose les deux premiers termes au filtre différentiel d’une singularité supplémentaire.
Cela veut dire que la conjonction du degré transcendantal qui mesure l’identité des Kurdes et des anarchistes et de celui qui mesure l’identité des anarchistes et des postiers donne une valeur transcendantale toujours inférieure ou égale à celle qui mesure l’identité des Kurdes et des postiers.
Cette règle atteste une sorte d’inégalité triangulaire de la conjonction transcendantale, appliquée à des évaluations identitaires : le degré d’identité de deux étants x et y, conjoint au degré d’identité de y et de z, reste borné par le degré d’identité de x et de z.
Finalement, le phénomène connaît deux lois.
a) Symétrie. Dans la construction du phénomène d’un étant, le rapport identitaire à un autre étant participe tout aussi bien de la construction du phénomène de ce second étant. Ainsi, ce qui différencie le drapeau noir et le drapeau rouge est identique à ce qui différencie le drapeau rouge et le drapeau noir.
b) Inégalité triangulaire. Une évaluation qui, engageant un second étant, participe de la construction du phénomène d’un premier, si on la conjoint à une évaluation qui, engageant un troisième étant, participe de la construction du phénomène du second, reste alors inférieure ou égale à l’évaluation identitaire du premier étant et du troisième — laquelle participe de la construction du phénomène du premier étant. Ainsi, pour autant que l’intensité d’apparition de l’aspect farouche résume la co-apparition conjonctive des Kurdes et des anarchistes, et l’aspect un peu franchouillard, celle des anarchistes et des postiers, on dira que l’intensité d’apparition accordée au complexe « farouche-franchouillard » ne peut excéder celle de l’uniformité vestimentaire qui récapitule la co-apparition des Kurdes et des postiers.
Symétrie et inégalité triangulaire sont les lois nécessaires de toute indexation transcendantale.
2. Le phénomène, deuxième parcours
Considérons le tableau d’Hubert Robert : La Baignade (cf. illustration nº 5 du cahier hors texte). À le traiter comme un monde, nous y retrouvons sans difficulté la construction transcendantale des phénomènes. Toute la question de l’agencement pictural est en effet de répartir les identités et les différences selon les degrés qui prescrivent le dessin des formes, le nuancier des couleurs, la lumière générale, etc. Cette prescription invisible est le travail du peintre dans la succession de ses gestes (telle touche, puis telle autre…), mais n’existe dans l’espace achevé de la toile que comme le transcendantal qui en organise l’apparaître. On remarquera au passage que ce point est indifférent au caractère figuratif ou abstrait de l’œuvre considérée. Dans tous les cas, la construction temporelle comme enchevêtrement de décisions artistiques est finalement récapitulée comme le transcendantal d’une visibilité close. À ce titre, elle ne se laisse plus reconnaître, de tableau en tableau, que comme le style propre du peintre. On dira que le style est ici comme un air de famille des transcendantaux.
Relevons dans le tableau d’Hubert Robert les traits déjà discernés sur l’exemple de la manifestation place de la République.
1) La fonction d’identité opère conjointement sur les formes, sur les couleurs, sur les indices représentatifs, etc. On voit aisément, par exemple, que les colonnes du temple circulaire central doivent à la fois être harmonieusement semblables et cependant distinctes. Ainsi, le bleuté des colonnes du fond est destiné à porter leur recul par rapport à celles du premier plan, mais aussi leur identité, eu égard à la variation des lumières (si le temple tournait, ce sont les deux colonnes mordorées du premier plan qui deviendraient floues et bleutées). Autre exemple de cette différenciation (colorée) dans l’identité formelle : prises dans l’ombre des arbres, les colonnes de l’extrême gauche sont presque noires. Le travail est ici d’obtenir, dans le champ transcendantal du style, un effet de forte identité, cependant non maximale, puisque les colonnes apparaissent comme distinctes, non seulement individuellement (on peut entreprendre de les compter), mais par groupes (colonnes dorées en face, plus claires à droite, bleutées vers le fond, noires à gauche…). Tout de même que, dans la manifestation, les drapeaux anarchistes et kurdes étaient plus distincts par leur assignation locale que par leur apparence symbolique (le noir et le rouge). On ferait la même remarque en ce qui concerne les quatre fontaines qui crachent dans la piscine avec femmes nues une eau venue sans doute du centre de la terre. À droite et à gauche, ce sont deux socles de statues qui portent la bouche jaillissante de lions en bronze. Au centre, deux socles de vasques à fleurs. Dans tous les cas, le jeu des symétries discordantes fixe la solidité transcendantale de ces petites cascades. La statue de droite est masculine, celle de gauche féminine. À droite une ombre légère, à gauche un fond de feuilles jaune tendre, etc. Disons que l’eau blanche naît ici selon un fin réseau transcendantal d’identités que les différences figuratives exaltent plus qu’elles ne les nient (ce qui, sans doute, inscrit tout cela dans le néo-classicisme).
2) On vérifiera que les différences de degré d’apparition ne sont pas prescrites par l’extériorité du regard. Certes, celui-ci est supposé faisant face au tableau, et à une distance qui ne doit être ni trop grande, ni trop courte. Mais tout comme rien dans le monde-manifestation comme lieu de l’être-là n’exigeait que la considération du groupe des postiers précède celle des lycéens, de même, sous l’arche végétale qui ensevelit à demi le vieux temple — dévoué sans doute à Vénus, comme l’indique la statue centrale, blancheur de pierre bénissant les nudités —, rien ne contraint d’examiner la femme qui s’essuie les jambes, à gauche, ou la robe rouge pâle de sa servante, avant les deux femmes qui sont encore dans l’eau. Le jeu identitaire est vaguement érotique, il porte la dénudation comme le geste commun invisible de la femme rhabillée et de la femme nue. Il est attesté, ce geste, par les robes déposées contre une des fontaines. Il organise transcendantalement le degré d’identité de la femme assise à gauche et des deux baigneuses. Il met en suspens la fonction des six femmes (habillées) de l’arrière-plan, en haut des marches du temple. On peut alors recomposer les règles de toute indexation transcendantale (de toute fonction d’apparaître).
Symétrie. Le degré d’identité « gestuelle » entre les femmes nues qui se baignent et la femme assise à gauche ne dépend pas de l’ordre dans lequel on considère ces deux fragments du tableau. Dans tous les cas, la distance habillée-nue est ce qui « mesure » ici l’apparaître.
Transitivité. Si je considère les trois groupes : les deux femmes nues dans l’eau, la femme retroussée qui s’essuie à gauche, les femmes habillées en haut des marches du temple, je vois bien que le degré d’identité entre les nues et la retroussée (qui est fort, porté par l’invisible dénudation), pris en conjonction avec le degré d’identité entre la retroussée et les habillées du fond (plus faible, évidemment, de ce que le motif de la dénudation s’y absente), reste finalement inférieur au degré d’identité entre les nues et les habillées. Pourquoi ? Parce que ce dernier degré transcendantal ne passe plus du tout par l’allusion au geste (la dénudation), mais, si l’on peut dire, se remplit de la force picturale pure d’un motif immédiatement reconnaissable, celui de l’opposition-conjonction du nu et du vêtu. Paradoxalement, d’un point de vue pictural, le nu est plus identique à l’habillé, par relation directe, qu’il ne peut l’être, par le détour gestuel, au retroussé. Car le référent latent de l’identification n’est pas le même. Le détour par la retroussée affaiblit, sous l’effet de l’interpolation d’une idée non connexe (l’opération du déshabillage), la force simple du motif du nu, qui ne se pense que dans son apparition contrastante avec celui du vêtement.
Parlons dans le langage des prédicats. La conjonction du degré qui mesure l’identité du nu et du retroussé et de celui qui mesure la conjonction du retroussé et de l’habillé reste inférieure ou égale au degré qui mesure l’identité du nu et de l’habillé.
On le voit, le transcendantal du tableau assigne la fonction d’identité à être, comme requis, symétrique et transitive.
Tout cela trame l’apparaître de la nostalgie néo-classique des ruines, dans son appariement singulier à une sorte de recouvrement naturel, d’enfouissement végétal, lui-même convoqué à n’être qu’une arche pour le triple du nu, de la dénudation et du vêtement, par quoi le regardeur est aussi, volens nolens, un voyeur libertin. Le monde, par la supercherie des fontaines, est ici le raccord de l’érotisme du XVIIIe siècle et du préromantisme antiquisant. Et ce qui apparaît dans ce monde, le phénomène du nu, ou des fontaines, s’y construit comme entrelacs réglé d’évaluations différentielles.
3. L’existence
Nous avons appelé « phénomène » d’un étant-multiple, relativement au monde où il apparaît, la donnée des degrés d’identité qui mesurent son rapport d’apparition à tous les autres étants du même monde (ou plus exactement, nous le verrons, du même objet-du-monde).
Cette définition est relative, elle ne s’appuie nullement, du moins de façon immédiate, sur l’intensité d’apparition d’un étant dans un monde. Soit par exemple la statue de gauche dans le tableau d’Hubert Robert. Nous pouvons percevoir que son rapport d’identité aux deux autres statues du tableau (celle du centre du temple et celle de la fontaine de gauche) inscrit qu’elle est la plus « discrète » des trois, n’étant ni la Vénus qui veille sur les femmes nues, comme celle du temple, ni exaltée par la lumière dorée, comme celle de gauche. On peut aussi saisir le réseau tournant des identités entre les statues et les femmes vivantes. Il y a trois statues, comme trois groupes de femmes (les nues dans l’eau, la retroussée et sa servante au bord de l’eau, les habillées en haut des marches), mais les correspondances spatiales — l’être-là pictural — sont croisées : la Vénus du fond, qui est toute proche des femmes habillées, veille en réalité sur les baigneuses. La statue de droite surplombe les baigneuses, mais partage avec les habillées une sorte de pénombre, ou de flou. Enfin, la femme retroussée s’appuie sur le socle de la statue de gauche, et c’est bien avec elle qu’elle dialogue, d’autant que la sculpture est, comme elle, une allusion terrestre au nu. On voit le tourniquet des similitudes dans le tableau-monde, mais l’intensité d’apparition de telle ou telle figure, ou de telle ou telle zone lumineuse, n’est pas accessible directement dans ce tourniquet. Ainsi du feuillage en bas de l’arbre penché, à gauche, qui sert de fond à la statue : doré, tendu, presque réduit à de la poussière lumineuse, il apparaît intensément, bien que ses rapports d’identité à la scène libertine, au vieux temple circulaire, aux eaux jaillissantes paraissent tout à fait latéraux.
Ce qu’il faut, c’est prendre en compte l’évidence identitaire du feuillage, l’éclaircie qu’il dispose à la gauche du tableau, tout de même que, déjà, le temple est décalé de ce côté. Cette force d’apparition mesure tout simplement le degré d’identité à soi-même du feuillage vert-doré, comme ponctuation d’un lieu du monde (ici, le coin gauche inférieur de la toile). Il est clair en effet que plus le rapport d’identité à soi-même d’un étant est transcendantalement élevé, plus cet étant affirme son appartenance au monde concerné, plus il atteste la force de son être-là-dans-ce-monde. Plus, en somme, il existe-dans-le-monde, ce qui veut dire : il y apparaît plus intensément.
Étant donné un monde et une fonction d’apparaître ayant ses valeurs dans le transcendantal de ce monde, nous appellerons « existence » d’un étant x qui apparaît dans ce monde le degré transcendantal assigné à l’identité de x à lui-même. Ainsi définie, l’existence n’est pas une catégorie de l’être (de la mathématique), c’est une catégorie de l’apparaître (de la logique). En particulier, « exister » n’a aucun sens en soi. Conformément à une intuition de Sartre, qui l’emprunte à Heidegger, mais aussi à Kierkegaard, voire à Pascal, « exister » ne se dit que relativement à un monde. En effet, l’existence n’est qu’un degré transcendantal. Elle indique l’intensité d’apparition d’un étant-multiple dans un monde déterminé, et cette intensité n’est nullement prescrite par la pure composition multiple de l’étant considéré.
Ainsi, que veut dire l’existence du groupe des lycéens de Buffon dans la manifestation qui se forme place de la République ? Uniquement ceci que le rassemblement que peu à peu ils forment, autour de leur banderole (« Les Buffons bouffent les bouffons »), est suffisamment constitué et identifiable pour que la mesure de son identité — de son rapport à soi — relativement au monde de la manifestation soit sans nul doute transcendantalement élevé, ce qui, évidemment, ne peut se déduire d’une pure collection de lycéens. En revanche, si l’on tente, dans le tableau d’Hubert Robert, de compter pour un l’ensemble central constitué par la Vénus du temple, la colonne connexe et les femmes habillées, on se heurte à une dissémination de l’apparaître, à un rapport à soi de faible intensité. Comme être-là dans le monde-tableau, ce multiple existe faiblement (contrairement, par exemple, au groupe des deux baigneuses nues et de la fontaine contre laquelle sont jetés leurs habits.) Preuve que ce n’est pas la séparation spatiale qui importe ici, mais bien l’existence, transcendantalement constituée par la logique picturale.
L’existence d’un élément peut se voir comme l’assignation à cet élément d’un degré transcendantal. En effet, la valeur de l’identité d’un x quelconque à lui-même est une fonction qui, à cet x, assigne le degré de cette identité. On peut donc parler de l’existence comme d’un degré transcendantal, et on voit alors que l’existence se déploie, comme le font ces degrés, entre le minimum et le maximum.
Si l’existence de x prend, dans le transcendantal, la valeur maximale, c’est que x existe absolument dans le monde considéré. Ainsi de la statue de la République dans le monde de la manifestation, impavide, compacte et bénisseuse, donnant son signifiant capital au lieu, elle apparaît là sans nuances ni faiblesses. On dira la même chose du temple circulaire dans le monde-tableau, tout comme des baigneuses, et même de la combinaison des deux, connexion interne de l’Antiquité en ruines et de l’érotisme installé. Étant entendu qu’« exister absolument dans un monde » signifie « y apparaître avec le degré transcendantal d’intensité le plus élevé que connaisse ce monde ».
Si l’existence de x prend dans le transcendantal la valeur minimale, c’est que x inexiste absolument dans le monde considéré ; ainsi d’un fort détachement prolétaire de l’usine Renault de Flins, espéré par les manifestants, anticipé par une malheureuse pancarte que tient un escogriffe attristé (« Les Flins sont aussi là »), mais, à la différence des lycéens, ou des Kurdes, totalement inconstitué et manquant — du moins au moment de ce monde d’où je vous parle. Tout de même qu’un mâle vivant, nu ou habillé, est l’absent essentiel du tableau libertin d’Hubert Robert. Et sans doute le sexe masculin inexiste au tableau parce qu’il est l’œil dont on attend qu’il le regarde ; mais c’est, à inclure cet œil, d’un autre monde qu’il serait question, d’un autre régime de l’apparaître que celui qui est clos par les bords de la toile.
Si enfin l’existence de x a une valeur intermédiaire, c’est que l’étant x considéré existe « à un certain degré », qui n’est ni l’existence « absolue » (intensité d’apparition, ou degré d’identité à soi, maximal), ni l’inexistence avérée (intensité d’apparition minimale). Ainsi du groupe des postiers, reconnaissable, mais mal constitué, toujours prêt à se défaire ; ou de la forêt tout au fond du tableau, derrière le temple ou vers la droite, réduite à un bleu-vert si indistinct qu’elle communique verticalement, sans presque de césure, avec les nuages du ciel, en dessous d’une lumière qui, très haut, à nouveau dorée, rappelle la poussière d’or au-dessus des baigneuses. Cette forêt existe certes, mais selon un degré d’identité-à-soi très affaibli par la logique picturale des arrière-plans.
Nous allons maintenant établir une propriété fondamentale de l’existence : dans un monde donné, un étant ne peut apparaître plus identique à un autre qu’il ne l’est à soi. L’existence norme la différence.
Cette propriété est un théorème de l’existence, que nous démontrerons dans l’exposition formelle de la section 3 du présent livre III ; on peut toutefois la légitimer phénoménologiquement sans la moindre difficulté.
Considérons par exemple, dans le monde-manifestation, l’aléatoire identité du groupe des libraires, lesquels ne sont que trois, dont deux prêts à s’enfuir, venus là réclamer la fixation par l’État du prix des livres d’art ; on peut sans doute tenir que ce « groupe », par son inconsistance, a une forte identité transcendantale au « groupe » à peu près inexistant des ouvriers de l’usine Renault de Flins. Il est cependant exclu que cette identité soit un phénomène d’intensité supérieure à celui de l’apparition du groupe des libraires. Car l’intensité phénoménale différentielle des libraires et des ouvriers de Flins — en tant que composantes dérisoires de la manifestation — inclut, quant à l’apparaître, l’existence de ces deux groupes.
De la même façon, la statue de Vénus au centre du temple circulaire, et aussi les deux femmes qui semblent contempler cette statue, sont dans une tonalité comparable aux vêtements des baigneuses abandonnés le long d’une des fontaines. Le phénomène des unes et des autres inclut cette identité de ton comme un degré transcendantal plutôt élevé. Mais, bien entendu, chacun des termes prenant en lui-même ce qui fonde l’élévation de ce degré, à savoir la blancheur un peu nacrée, l’incorpore à l’évaluation de sa propre nécessité d’apparition dans le tableau, et donc à sa propre existence. Il en résulte que le degré transcendantal qui mesure l’existence de la statue, tout comme du reste celui qui mesure celle des deux femmes ou des vêtements, ne saurait être inférieur à la mesure transcendantale de leur identité.
Finalement, l’évaluation du degré d’identité de deux étants d’un même monde reste inférieure ou égale à l’évaluation de l’existence de chacun de ces étants ; encore une fois, on existe au moins autant qu’on est identique à un autre.
Retenons cependant l’essentiel : si l’être d’un étant-là, sa forme multiple pure, est pensable (mathématiquement) comme un invariant ontologique, l’existence de cet étant est en revanche une donnée transcendantale, relative aux lois de l’apparaître dans un monde déterminé. L’existence est un concept logique, et non, comme l’être, ontologique. Que l’existence subsume (par son degré transcendantal) la différence ne fait pas, de l’existence, l’Un de l’apparaître. Si elle n’est pas une forme de l’être, l’existence n’est pas non plus la forme-une de l’apparaître. Purement phénoménale, l’existence précède l’objet et ne le constitue pas. La pensée de l’objectivité (ou de l’Un de l’apparaître) requiert encore un détour spéculatif.
4. Analytique des phénomènes : composante et atome d’apparaître
Supposons fixé un ensemble (au sens ontologique, un multiple pur) qui apparaît dans un monde déterminé. Par exemple, le groupe des anarchistes dans la manifestation, considéré comme collection abstraite d’individus, ou l’ensemble des colonnes du temple circulaire dans le tableau, considéré comme série répétitive nombrable (au moins en droit). Pour autant que de tels multiples apparaissent, ils sont élémentairement indexés sur le transcendantal d’un monde. Ainsi, de ces deux anarchistes savamment mal rasés et vêtus de noir on mesure le degré (élevé) d’identité, cependant que, picturalement appréhendées, les colonnes du devant du temple, massives et de couleur orange, ne réalisent leur identité sérielle à celles du fond que par les moyens perspectifs de la différence (taille très supérieure) et les moyens colorés du sfumato (les colonnes du fond se perdent dans le bleuissement forestier). Tout cela consiste transcendantalement pour autant que la fonction d’apparaître assigne des degrés à l’identité de deux éléments quelconques des ensembles (« les anars » ou « le vieux temple »).
La première question que nous posons maintenant est de savoir si l’on peut analyser les ensembles du point de vue de leur apparaître, discerner l’être-là de certaines parties de ces ensembles. Ontologiquement (selon l’être en tant qu’être), nous savons que tout ensemble a des sous-ensembles, ou parties. Mais, logiquement, peut-on également discerner des « composantes » d’un phénomène donné ? Il semble bien en effet que, par exemple, les colonnes du fond, où le doré de la pierre est captif du bleu-vague, soient, dans le tableau, une composante de l’apparition du vieux temple. Mais quel peut bien être le concept rigoureux d’une telle analytique des parties ?
Cette première question n’est là cependant que pour en préparer une seconde, qui est de savoir si cette analyse, supposée praticable, admet un point d’arrêt, une sorte de composante minimale de tout étant-là.
Ontologiquement, il existe une double butée. D’une part, l’unique ensemble vide, qui est partie obligée de tout multiple pur, n’admet pas d’autre partie que lui-même. D’autre part, étant donné un élément a d’un multiple A quelconque, le singleton de a, noté {a}, soit l’ensemble dont l’unique élément est a, est comme une partie « minimale » de A, au sens où cette partie est prescrite par un élément — a —, dont elle compte pour un l’appartenance à A.
Logiquement, ou selon l’apparaître, avons-nous un point d’arrêt de la décomposition analytique des étants-dans-un-monde ? Il semble bien que, s’agissant du groupe des anarchistes, tel individu singulier, qui fait de gros efforts pour paraître patibulaire, soit une composante indécomposable de ce qui apparaît ultimement comme « les anars-dans-la-manifestation ».
Ces indications phénoménologiques restent cependant indécises tant que l’on n’a pas reconstruit le concept de composante d’apparaître, ou de composante minimale, à partir de l’indexation transcendantale des multiples qui sont là dans un monde.
Ce qui nous importe ultimement est au fond de savoir si l’apparaître admet une instance de l’Un, ou de l’un-au-plus. Y a-t-il, dans un monde déterminé, un seuil minimal de l’apparaître, en deçà duquel rien n’est là ? Vieille question de l’atomicité perceptive, que les empiristes ont sans cesse remaniée et que toute doctrine des localisations cérébrales, si sophistiquée soit-elle (comme dans les neurosciences contemporaines), retrouve, comme sa croix : quelle est l’unité de compte de l’apparaître ou de la trace cérébrale qui lui correspond ? Quel est l’atome factuel et / ou mondain d’une saisie perceptive ? Quel est le point d’apparition qui est, soit inducteur du phénomène (du côté de ce qui apparaît), soit induit par le phénomène (du côté de la réception mentale) ? Pour ce qui nous concerne, il ne s’agit ni de perception, ni de cerveau, mais de savoir si l’on peut donner sens, le monde et son transcendantal étant fixés, à une unité minimale de l’apparaître-en-ce-monde.
Une telle minimalité n’existe ici que comme correspondance entre les éléments-là du monde et le transcendantal. Ainsi de la valeur transcendantale, au regard du groupe des anarchistes, de l’individu patibulaire, ou de celle, au regard du temple, des colonnes pratiquement invisibles du fond gauche de ce temple. Nous sentons bien que nous sommes là aux lisières analytiques de l’apparaître. Mais quel est le concept de cette lisière, pour autant qu’elle retient encore l’unité d’une apparition ?
Considérons une fonction de l’ensemble initialement pris comme référentiel (les anarchistes, le temple…) vers le transcendantal, soit une fonction qui, à tout élément de l’ensemble associe un degré transcendantal. Une telle fonction peut s’interpréter intuitivement comme le degré selon lequel un élément appartient à une composante d’apparaître de l’ensemble initial. Supposons par exemple que la fonction associe aux colonnes du temple la valeur maximale si elles sont très nettes et dorées, ou orange, la valeur minimale si elles sont noires, une valeur intermédiaire si elles ne sont clairement ni l’un ni l’autre, mais dissolvent leur lumière dans le bleu forestier. On voit bien que cette fonction va séparer, dans l’ensemble-apparaissant nommé « les colonnes du temple », les deux colonnes du premier plan, comme prenant la valeur d’appartenance maximale à une composante. En revanche, les colonnes de gauche seront exclues de cette composante, leur degré d’appartenance étant minimal. Les colonnes de droite seront traitées comme mixtes, en ce qu’elles appartiennent à la composante « à un certain degré », de même celles du fond, mais à un degré moindre.
Nous appellerons « composante phénoménale » une fonction d’un étant-là-dans-un-monde sur le transcendantal de ce monde. Si pour un élément de l’étant-là considéré, la fonction vaut le degré p, cela signifie que l’élément appartient « au degré p » à la composante définie par la fonction. Les éléments qui composent « absolument » la composante phénoménale sont ceux auxquels la fonction attribue le degré transcendantal maximal.
Autre exemple. La fonction peut assigner, dans le monde « manifestation », parmi les membres de la nébuleuse en marche autour du noyau militant des anars, la valeur maximale à ceux qui sont vêtus de vestes noires et (1) ont l’air patibulaire, (2) reprennent les slogans des anars (« Détruisons le salariat ! Un revenu garanti pour quiconque existe ! »), (3) tiennent un drapeau noir, (4) brocardent les trotskistes et (5) lancent des cailloux dans les vitrines des banques. La fonction attribuera une valeur un peu inférieure au maximum à ceux qui n’ont que quatre de ces propriétés, plus faible à ceux qui n’en ont que trois, encore moindre à ceux qui n’en ont que deux, déjà très faible à ceux qui n’en ont qu’une, enfin la valeur minimale à ceux qui n’en ont aucune, ou qui ont une propriété absolument contradictoire avec l’une des cinq (comme de brandir un drapeau rouge, ou d’appeler le service d’ordre contre tout lanceur de cailloux). On voit qu’ainsi sera dessinée, par la valeur maximale, la composante « dure » de la nébuleuse anarchiste, et par les valeurs intermédiaires, des composantes moins déterminées.
On peut alors dégager les caractéristiques d’une composante phénoménale qui est atomique. Il suffit de postuler ceci : si un étant-là x appartient absolument à la composante, alors un autre étant-là y ne peut lui appartenir absolument que si x et y sont, quant à leur apparaître, absolument identiques. Ou encore, si x et y ne sont pas absolument identiques dans l’apparaître et que x appartient absolument à la composante, alors y n’appartient pas absolument à cette composante. Sous ces conditions, on voit bien que la composante ne contient « absolument » qu’un élément au plus.
Le « au plus » est ici capital. Dans l’ordre de l’être, on appelle spontanément atome un multiple qui a un seul élément, et qui est, en ce sens, indivisible (on ne peut le séparer en parties disjointes). Mais nous ne sommes pas dans l’ordre de l’être. Nous partons du discernement formel de composantes phénoménales du monde et nous nous demandons ce qui peut venir au monde, ou venir à l’apparaître-dans-un-monde, sous cette composante. Elle sera certes atomique si deux apparaissants n’y viennent apparaître qu’au prix de leur stricte identité intra-mondaine. Mais elle le sera aussi si aucun apparaissant n’y peut venir absolument, car alors la composante phénoménale est exclusive du multiple, étant déjà exclusive de l’un. C’est pourquoi un atome d’apparaître est une composante phénoménale telle que, si un apparaissant s’y établit absolument dans le monde, alors tout autre qui serait dans ce cas est identique au premier (« identique » au sens de l’apparaître, donc de l’indexation transcendantale). L’atome, dans l’apparaître, ou au sens logique (et non ontologique), c’est, non pas « un et un seul, qui est indivisible », mais « si un, pas plus qu’un, et sinon aucun ».
Soit par exemple, pour le monde-tableau, la composante prescrite par « imposer la couleur rouge sur une surface importante ». Le seul apparaissant du tableau répondant à cette condition est la robe de la femme assise contre le pilier central du temple. Ce n’est pas qu’elle soit le seul indice phénoménal du rouge dans le monde-tableau. Il y a les fleurs rouges des deux vasques, la robe rouge pâle de la servante de la femme retroussée, le ruban qui retient les cheveux d’une des baigneuses, d’autres fleurs d’un rouge très sombre sur le buisson qui est au tout premier plan en bas à gauche… Mais on peut cependant dire que la composante « rouge imposé en surface » est atomique, de ce qu’un seul apparaissant valide maximalement ce prédicat.
Si maintenant on prescrit une autre composante par « exhiber le sexe masculin », il est clair qu’aucun apparaissant ne peut associer une valeur d’apparition maximale à ce prédicat. Certes, dans le tableau, la statue de droite représente un héros masculin, et en ce sens elle valide la composante à un certain degré. Mais outre le flou qui enveloppe cette statue, un drapé voile l’organe, en sorte que ce degré n’est aucunement maximal. Il en résulte automatiquement que cette composante est atomique. Ce qui ne signifie pas qu’elle soit intégralement vide : la statue peut être dite lui appartenir. C’est que le « ne pas exhiber le sexe masculin » n’est pas phénoménalement applicable de la même manière à tous les apparaissants du tableau. C’est ainsi que la statue l’exhibe et le voile en même temps, si bien qu’on ne peut pas dire qu’elle ne l’exhibe pas du tout. Elle l’exhibe, oui, avec un degré différentiel qui n’est pas absolu, mais qui est aussi non nul. Disons que cet apparaissant est p-sexe-mâle, ce qui veut dire « exhibant l’organe mâle au degré p ». Il figurera donc dans la composante considérée, mais seulement avec le degré p. En revanche, les robes jetées contre la fontaine avec négligence attestent précisément qu’aucun mâle n’assiste à la scène, que les femmes sont entre elles et n’ont à prendre, quand elles se déshabillent, aucune précaution particulière. On dira que ces robes n’appartiennent à la composante qu’au degré minimal, ce qui veut dire, dans le monde concerné, pas du tout. Finalement, la composante prescrite par « exhiber le sexe masculin » est atomique, parce qu’elle contient sans doute au moins un apparaissant qui y figure au degré p, mais aucun qui lui appartienne absolument.
Insistons sur le fait que l’unicité est ici unicité dans l’apparaître. Il se peut très bien que deux étants-multiples ontologiquement distincts appartiennent à la même composante atomique — soient éléments du même atome. Supposons par exemple que, dans le monde-manifestation, on n’admette comme étants-là que des groupes, des pluralités politiques, ce qui est rendre justice à la phénoménalité collective d’un tel monde. Il se peut bien alors que le noyau dur des anarchistes soit un atome, en ceci que les propriétés fonctionnelles qui l’identifient dans l’apparaître (costumes, allure, slogans…) ne permettent pas de pousser plus loin l’analyse, de distinguer un noyau supra-dur des durs. Il se peut même que la logique transcendantale de la manifestation, qui est la visibilité politique, induise l’inséparabilité « mondaine » des anarchistes durs de Montreuil et de ceux de Saint-Denis, quoi qu’y puissent faire leurs banderoles. Certes, dans leur provenance géographique et selon leurs corps disparates, ils sont distincts. Mais quant à la logique politique de l’apparaître, ils sont identiques, et peuvent donc les uns comme les autres être co-présentés dans l’atome « anarchistes durs ». Ils n’y feront pas multiplicité selon l’être-là, si distincts soient-ils selon l’être-en-tant-qu’être.
On pourrait faire le même exercice quant à l’atomicité possible des colonnes du temple dans le tableau. Les deux colonnes du premier plan sont suffisamment identiques quant à l’exécution picturale pour entrer dans un atome d’apparition, « colonne romaine typique », dont seront en revanche exclues les colonnes bleues évanouissantes — ou romantisées — de l’arrière-plan, non moins que les colonnes noires (purement « fonctionnelles », ou vouées à soutenir l’ensemble) du côté gauche.
Il est donc avéré qu’un atome d’apparaître peut être une composante phénoménale ontologiquement multiple. Il suffit que la logique de l’apparaître prescrive l’identité-dans-le-monde de ses éléments pour que lui soit reconnue son atomicité.
Nous pouvons analyser la propriété d’atomicité à partir de la différence tout autant qu’à partir de l’identité. Par exemple, on peut isoler dans le tableau d’Hubert Robert une composante obéissant à la prescription picturale « tracer une diagonale verte, noire et jaune à partir du bas du tableau à gauche ». On voit bien que seul le grand arbre, penché et interrompu, symbole de l’enfouissement végétal des ruines, appartient dans le tableau à cette composante. Si l’on considère une des inapparaissantes colonnes de gauche du temple, on peut bien dire que son identité à l’arbre, sompteux premier plan, rature naturelle de toute la culture antique, est nulle, vaut picturalement zéro. Il s’ensuit évidemment que l’appartenance à la composante « diagonale colorée », qui est absolue pour l’arbre, est également nulle pour la colonne. Que ceci soit vrai pour tout ingrédient du tableau absolument différent du grand arbre indique que la composante « diagonale colorée » est atomique (elle ne contient, absolument parlant, que l’arbre).
Abstraitement, cela se dira : si l’évaluation transcendantale de l’identité de deux apparaissants dans un monde est le degré minimal, donc si ces deux apparaissants sont, dans le monde considéré, absolument différents ; si en outre l’un des deux apparaissants appartient absolument à une composante atomique ; alors le deuxième apparaissant n’appartient pas absolument à cette composante.
Finalement, nous appelons « atome d’apparaître » une composante d’un étant A qui apparaît dans un monde, telle que, si pour deux éléments x et y de A, ontologiquement distincts, x et y appartiennent absolument l’un et l’autre à cette composante, alors x et y sont absolument identiques dans le monde. Ou encore : si x et y ne sont pas absolument identiques, et si x appartient absolument à la composante, alors y n’y appartient pas absolument.
Soit un élément (au sens ontologique) d’un multiple A qui apparaît dans un monde. Par exemple, une des colonnes de l’ensemble « temple circulaire » dans le tableau. Nommons c cet élément. Le phénomène de c est, outre c « lui-même » (comme multiple pur), l’ensemble des degrés donnant valeur à l’identité de c et de x, où x parcourt toutes les intensités possibles du monde. Donc l’ensemble des valeurs qui identifient c par ses autres, et aussi par lui-même, puisque, dans le phénomène de c, nous aurons le degré qui mesure l’identité de c à lui-même, degré qui n’est autre que l’existence de c.
Restreignons à l’ensemble « temple » le phénomène de c. On dira alors en particulier que si c1, c2, etc. sont les autres colonnes du temple, les degrés d’identité de c1, c2, etc. à c participent du phénomène de c, vu cette fois selon un multiple référentiel (le temple). Or, et c’est une remarque capitale, la fonction phénoménale ainsi restreinte, qui assigne à toute colonne du temple son degré d’identité à une autre colonne ou à elle-même, est un atome pour l’apparaître du temple, ou une composante minimale de cet apparaître. Pourquoi ? Tout d’abord, il est clair que, c étant fixé, la fonction phénoménale en question est une fonction du multiple « temple » vers le transcendantal — à chaque valeur d’un étant x du temple correspond bien un degré de T, qui est la valeur de son identité à la colonne c. Nous savons, par exemple, que si c est la colonne gauche au premier plan, et c1 sa voisine à droite, la fonction a une valeur transcendantale élevée. Tandis que, si c6 est la colonne visible du fond vers la droite, la fonction a une valeur faible. Donc, cette fonction identifie certainement une composante phénoménale du temple.
Maintenant, que se passe-t-il si un élément appartient absolument à cette composante ? Posons, par exemple, comme nous l’avons déjà fait, que, picturalement, les deux colonnes du premier plan sont identiques dans leur apparaître (l’indexation transcendantale de leur identité vaut le maximum). À supposer qu’une autre composante, mettons la colonne c2, juste à droite de c1, ne soit elle aussi rien d’autre qu’une colonne romaine typique, on aura également une mesure maximale pour son identité à c. Nous pouvons alors être sûrs que les étants c1 et c2 sont aussi maximalement identiques, car deux apparaissants absolument identiques à un même troisième sont certainement contraints d’être identiques entre eux.
On voit alors que la fonction phénoménale considérée (le degré d’identité à la colonne c) définit un atome d’apparaître du temple, puisque, d’abord, elle identifie une composante phénoménale, et, ensuite, est telle que si deux apparaissants appartiennent absolument à cette composante, c’est qu’ils sont transcendantalement identiques. Il y a donc bien, pour la satisfaction de l’appartenance absolue, une clause d’unicité.
La conséquence de ce point est la suivante : Étant donné un multiple A qui apparaît dans un monde, tout élément a de A identifie un atome d’apparaître, par le biais de la fonction de A vers T définie, comme ci-dessus, par le degré d’identité de tout élément x de A à l’élément a singulier. Un tel atome sera dit « réel ».
Mesurons la portée de l’existence des atomes réels : elle atteste une apparition, dans l’apparaître, de l’être de l’apparaître. Pour toute multiplicité pure A amenée à être là dans un monde, on est assuré qu’à la composition ontologique de A (l’appartenance élémentaire d’un multiple a au multiple A) correspond une donnée de sa composition logique (une composante atomique de son être-là-dans-ce-monde). Nous rencontrons en ce point une connexion onto-logique, qui, à la différence du dualisme kantien du phénomène et du noumène, ancre la logique de l’apparaître — au point subtil de l’Un — dans l’ontologie des multiplicités formelles.
La question qui alors s’impose est celle de la validité de la réciproque. Il est avéré que tout élément constitutif d’un étant mondain prescrit un atome d’apparaître. Est-il vrai, réciproquement, que tout atome d’apparaître est prescrit par un élément d’un multiple qui apparaît ? Autrement dit, y a-t-il, au point de l’Un ou de l’unicité, identité, ou suture complète, entre logique de l’apparaître et ontologie du multiple ?
Nous allons répondre oui. Et poser ainsi, pour reprendre une image de Lacan, que l’Un — l’atome — est le point de capiton de l’apparaître dans l’être. Il s’agit là d’un postulat, qu’on appellera le « postulat du matérialisme », et qui se dit très simplement : tout atome d’apparaître est réel. Ou, plus techniquement : étant donné une fonction atomique entre un multiple et le transcendantal d’un monde, c’est-à-dire une composante de l’apparaître de ce multiple qui comporte au plus un élément (au sens de l’appartenance « absolue »), il existe toujours un élément (mathématique) de ce multiple qui identifie cet atome (logique, ou atome d’apparaître).
Examinons d’abord cette exigence matérialiste à la lumière de la phénoménologie objective. Nous avons dit : tel individu, marqué de tous les signes caractéristiques de l’anarchiste en représentation publique, identifie comme atomique la composante induite par la fonction « arborer les cinq insignes de l’anarchiste pur et dur ». Or, un individu est, pour le groupe des anarchistes, un élément du pur multiple qu’est ce groupe. La réciproque sera : étant donné n’importe quelle composante atomique du groupe des anarchistes, elle est finalement identifiée par un individu du groupe. Cette réciproque, on le voit bien, est très probable pour qui tient que, en définitive, il n’y a, hormis le vide, que du multiple. Elle n’est cependant pas une conséquence obligée de la logique de l’apparaître. Disons qu’elle en donne la version matérialiste.
Nous sommes ici au point d’une décision spéculative, dont il n’existe aucune déduction transcendantale. Cette décision exclut que l’apparaître puisse s’enraciner dans du virtuel. Elle exige en effet qu’une dimension actuelle du multiple (de la composition ontologique) soit engagée dans l’identification de toute unité de l’apparaître. Là où l’un apparaît, l’Un est. C’est ce qui explique que l’apparaître, là où il est Un, ne puisse être autre qu’il n’est. Élémentairement, il y a un « c’est comme ça » de ce qui apparaît, là où le « c’est » est un « c’est-un ». Car le postulat du matérialisme (« tout atome est réel ») exige que le « c’est-un » soit soutenu par de l’un-qui-est. Dont ce n’est pas en vain qu’on le dira l’inquiet, pour autant que c’est bien là où la logique tient sa consistance de l’onto-logique, que la pensée peut entrer dans sa plus féconde in-quiétude (l’un-qui-étudie).
Redisons l’exigence matérialiste sous une forme plus sophistiquée. « Imposer l’idée d’une symétrie verticale » définit, semble-t-il, une composante virtuelle (invisible) du tableau d’Hubert Robert. L’unique élément de cette composante serait la ligne, non figurée comme telle dans les formes et les coloris, qui partage la surface en deux zones égales. Le postulat matérialiste dira : oui, cette composante atomique existe. Mais elle est prescrite par la colonne du temple exactement située au centre du tableau (celle au pied de laquelle il y a les femmes habillées), colonne qui est élément réel de la multiplicité-apparaissante « temple circulaire ». Tout apparaissant qui, en situation centrale et en direction verticale comme cette colonne, lui est à cet égard transcendantalement identique, co-participera à la composante atomique. Ou encore : le nom transcendantal de cet atome, dans le monde du tableau, est la colonne, pour autant qu’elle assigne ce qui lui est identique-dans-l’apparaître à l’atome « axe vertical ». On voit la portée de l’axiome du matérialisme : il exige que ce qui est compté atomiquement pour un dans l’apparaître l’ait été dans l’être. Nous voulons dire : ait été compté — et donc puisse toujours être compté : les lois ontologiques du compte sont inflexibles — parmi les éléments d’un multiple apparaissant dans le lieu considéré de l’apparaître (dans tel monde).
L’un de l’apparaître est l’être-un d’un qui apparaît. L’un paraît pour autant qu’il est l’un de ce qui, dans l’apparaître, par-est.
Au terme de cette analyse régressive (définition des opérations transcendantales) et progressive (butée réelle sur les composantes atomiques), nous sommes à même de définir ce qu’est un objet.
6. Définition d’un objet
Étant donné un monde, nous appelons objet du monde le couple formé par un multiple et une indexation transcendantale de ce multiple, sous la condition que tous les atomes d’apparaître dont le référentiel est le multiple considéré soient des atomes réels du multiple référentiel.
Par exemple, le groupe des anarchistes est un objet du monde « manifestation place de la République », pour autant :
a) que sa visibilité de groupe politique identifiable soit assurée par une indexation transcendantale adéquate au monde considéré (donc par des indices collectifs) ;
b) que toute composante atomique du groupe soit finalement identifiable par un individu du groupe (prescrite par une identité transcendantale à cet individu).
De même, le temple circulaire est un objet du tableau d’Hubert Robert, pour autant que sa consistance est assurée par des opérations picturales qui le font apparaître comme tel (formes, perspectives, contrastes, etc.), mais aussi parce que toute instance de l’Un dans cet apparaître (une verticale, par exemple) est suturée à la composition élémentaire des multiplicités apparaissantes (une des quatorze — ou quinze — colonnes, par exemple).
De façon abstraite, on soulignera qu’un objet est la donnée conjointe d’un couple conceptuel (un multiple et une indexation transcendantale) et d’une prescription matérialiste sur l’Un (tout atome est réel). Ce n’est donc ni une donnée substantielle (puisque l’apparaître d’un multiple A suppose une indexation transcendantale qui varie selon les mondes et peut aussi varier à l’intérieur du même monde), ni une donnée purement fictionnelle (puisque tout effet d’un dans l’apparaître est prescrit par un élément réel de ce qui apparaît).
L’objet est par excellence une catégorie onto-logique. Il est pleinement logique, en ce qu’il désigne l’étant comme étant-là. « Apparaître » n’est rien d’autre, pour un étant — d’abord pensé, dans son être, comme multiple pur —, qu’un devenir-objet. Mais « objet » est aussi une catégorie pleinement ontologique, en ce qu’il ne compose ses atomes d’apparaître, ou butées-selon-l’Un du multiple-là, que sous la loi mathématique de l’appartenance, ou de la présentation pure.
La fiction mondaine de l’être-là n’a pour vérité inflexible de sa dé-composition intime que celle de l’être-en-tant-qu’être. L’objet objecte à la fiction transcendantale, que cependant il est, la « fixion » de l’Un dans l’être.
7. Logique atomique, 1 : la localisation de l’Un
Le postulat du matérialisme autorise que nous considérions un élément d’un multiple qui apparaît dans un monde de deux façons différentes. Soit comme « lui-même », cet élément singulier qui appartient — au sens ontologique — au multiple initial. Soit comme ce qui définit, dans l’apparaître, un atome réel. Dans le premier sens, l’élément est seulement dépendant de la pensée pure (mathématique) du multiple. Dans le second sens, il est rapporté, non seulement à ce multiple, mais à son indexation transcendantale. Il est donc une dimension de l’objet, ou de l’objectivation du multiple, et non du seul être-multiple de l’étant-qui-apparaît.
Désormais, nous parlerons librement d’un élément quelconque comme d’un élément de l’objet ou, plus abstraitement encore, d’un élément d’objet. Cette expression est onto-logique, tirant « élément » de la doctrine de l’être, et « objet » de celle de l’apparaître. Elle désigne un élément réel d’un multiple, pour autant qu’il identifie un atome d’apparaître, donc une composante atomique d’objet.
Nous appelons « logique atomique » la théorie des relations qui sont pensables entre les éléments d’un objet. Nous allons voir que cette logique inscrit le transcendantal dans l’être-multiple lui-même.
Ce vers quoi nous nous orientons est la rétroaction de l’apparaître sur l’être. Le concept d’objet est le pivot de cette rétroaction. Il s’agit en effet de savoir ce qui advient à un multiple pur dès lors qu’il aura été là, dans un monde. Et donc de demander ce qui survient à l’étant dans son être, de ce qu’il est devenu objet, forme matérielle de la localisation dans un monde. Qu’en est-il de l’être pensé dans l’effet en retour de son apparaître ? Ou, quelles sont les conséquences ontologiques de la saisie logique ?
De ce que tel individu a été saisi par les évaluations identitaires du monde « manifestation », par exemple en tant que figure générique, ou maximale, du groupe des anarchistes, que résulte-t-il quant à sa détermination-multiple intrinsèque et sa capacité à transiter dans d’autres registres de l’apparaître ? Ou, de ce que telle tache de couleur — un blanc à la fois doré et nacré — est affectée par Hubert Robert aux deux femmes nues qui se baignent dans la fontaine, quel est le résultat quant au doublet, pictural et trans-pictural, de la féminité et de la nudité ? Et qu’est-ce qui advient aux usages possibles du blanc nacré-doré ?
Ce point est essentiel pour la raison suivante. Nous verrons plus loin qu’un événement, affectant un monde, a toujours pour effet un remaniement local du transcendantal de ce monde. Cette modification des conditions de l’apparaître peut être vue comme une altération de l’objectivité, ou de ce qu’est un objet dans le monde. Le problème est alors de savoir dans quelle mesure cette transformation de l’objectivité affecte les étants du monde jusque dans leur être. En fait, nous savons déjà que le devenir-sujet est précisément une telle rétroaction, notamment sur des animaux humains particuliers, des modifications événementielles de l’objectivité. Devenir un sujet, dans un monde déterminé, a pour condition que la logique de l’objet soit perturbée. C’est dire si l’identification générale des effets sur l’être-multiple de son objectivation mondaine est importante.
Un objet est certes une figure de l’apparaître (un multiple et une indexation transcendantale), mais sa composition atomique est réelle. Ce qui va disposer le contre-effet sur le multiple (réel, étant) de son apparition comme objet touche nécessairement à la composition atomique, puisque c’est elle qui « porte » l’incise du réel sur l’objet. Toute la question est donc d’approfondir ce que veut dire qu’un atome d’apparaître soit « là », dans ce monde. C’est bien tout l’enjeu de la logique atomique, qui est le cœur de la Grande Logique.
De façon générale, un atome est un certain rapport réglé entre un élément a d’un multiple A et le transcendantal d’un monde. En substance, un atome réel est une fonction dont les valeurs sont des degrés transcendantaux. Si un atome est réel, c’est que la fonction est opératoirement prescrite par un élément a du multiple A, au sens où, quel que soit x, la valeur transcendantale de la fonction, pour x, est identique au degré d’identité de cet x et de a.
Le postulat du matérialisme est que tout atome est réel. Il s’ensuit que la logique des atomes d’apparaître concerne finalement un certain type de corrélation entre les éléments d’un multiple A et les degrés transcendantaux, qui sont eux-mêmes des éléments du transcendantal T. Cette corrélation a pour essence la localisation de A dans un monde, pensée comme capture logique de son être. Que, par exemple, le groupe des anarchistes soit, sous le postulat du matérialisme, réellement là dans le monde « manifestation » se résout en dernière instance en un certain rapport entre des individus (éléments) du groupe et le transcendantal qui évalue le degré d’apparaître effectif des étants dans ce monde.
À ce niveau, c’est l’approche topologique qui est la plus pertinente. L’atome est onto-logique pour autant qu’il se distribue entre la composition multiple d’un étant (les individus du groupe des anarchistes, les colonnes du temple circulaire…) et les valeurs transcendantales de localisation et d’intensité qui sont assignables à cette composition (« absolument typique des anarchistes », « indexant une verticale du tableau », etc.).
Les liens formels très étroits qui unissent le concept de transcendantal à celui de topologie seront mis en évidence dans le livre VI, consacré à la théorie des « points » d’un transcendantal. Il nous suffira pour l’instant de considérer — un peu métaphoriquement — un degré du transcendantal comme une puissance de localisation. Nous circulons ainsi entre le registre de l’apparaître (plutôt global) et celui de l’être-là (plutôt local), étant entendu que l’unité profonde de ces deux registres est leur co-appartenance à la logique, c’est-à-dire au transcendantal.
Étant donné un monde, choisissons arbitrairement un degré transcendantal. Nous pouvons poser la question de savoir ce qu’est un atome d’apparaître relativement à ce degré. Ainsi de l’atome prescrit par « marquer l’axe vertical du tableau », relativement à un degré d’intensité pictural faible. Celui, par exemple, qui correspond à la présence de la couleur « bleu vif », seulement évoquée, au pied de la fontaine de gauche, par une pièce de vêtement de la femme retroussée. Quelle est la mesure transcendantale de cette assignation de l’atome à un degré (une localisation) particulier ? Étant donné un étant quelconque repérable dans le monde, cette assignation sera obtenue en prenant ce qu’il y a de commun entre la valeur de l’atome pour cet étant et le degré considéré. Par exemple, la valeur de l’atome « marquer l’axe vertical » vaut le maximum pour la colonne du temple qui est à droite au premier plan. Le degré assigné à l’apparaître du bleu vif est très proche du minimum (cette couleur n’est « presque pas là », ou « là par allusion »). Ce qui apparaît en commun aux deux et qui localise l’atome selon ce degré (ou cette instance du là-dans-le-monde) est évidemment la conjonction des deux valeurs. Or, la conjonction du maximum et d’un degré quelconque est égale à ce degré. On dira donc, dans ce cas particulier, que, pour l’étant « colonne en avant à droite », l’assignation de l’atome à la localisation « lieu du bleu vif dans le monde-tableau » est égale à cette localisation.
De façon générale, nous appellerons « localisation d’un atome sur un degré transcendantal » la fonction qui, à tout étant du monde, associe la conjonction du degré d’appartenance de cet étant à l’atome, et du degré assigné.
Il apparaît alors que toute assignation d’un atome à un degré — toute localisation — est elle-même un atome. Maîtriser l’intuition de ce point est très important et assez difficile. Il signifie en substance qu’un atome « relativisé » à une localisation particulière donne un nouvel atome.
Rappelons que si un étant est « absolument » dans une composante atomique (comme la colonne avant droite dans la composante atomique « marquer l’axe vertical »), un autre étant ne peut y être absolument que s’il est transcendantalement identique au premier (si, du point de l’apparaître, il est indiscernable du premier). La localisation de l’atome sur un degré p maintient cette propriété. Elle le fait négativement, de ce que, en général, il est impossible qu’aucun étant donne à l’atome localisé la valeur maximale. En effet, pour un atome localisé, la plus grande valeur possible d’appartenance est la localisation. C’est une propriété constitutive de la conjonction qu’elle soit inférieure ou égale aux deux termes conjoints. Donc, un étant quelconque ne peut donner à la conjonction d’une valeur atomique et d’un degré une valeur qui soit supérieure à ce degré. Il en résulte que la valeur de l’atome « marquer l’axe vertical du tableau », localisé sur le degré qui évalue « bleu vif » dans le monde-tableau, ne peut surpasser ce (faible) degré. En particulier, il est exclu qu’un étant donne à cette localisation la valeur maximale. Autant dire qu’il n’existe aucun étant du tableau qui puisse appartenir « absolument » à l’atome localisé. Ce qui fait de cette localisation un atome : puisqu’un atome exige seulement qu’un étant au plus lui appartienne absolument, toute composante qu’aucun étant ne peut « absolument » occuper est un atome. On fera ici jouer à plein la remarque faite dans la sous-section 5 ci-dessus (sur les atomes réels) : dans l’ordre de l’apparaître, une composante qui n’est occupée absolument par aucun apparaissant est atomique. Il en résulte qu’en général la localisation d’un atome sur un degré transcendantal est en effet un atome.
La seule exception est évidemment la localisation sur le degré maximal. Pour illustrer ce cas, on prendra une variante retournée de l’exemple précédent. Soit la composante du monde-tableau prescrite par « imposer la couleur rouge sur une surface importante ». Elle est atomique, puisque seule la robe sur l’escalier appartient absolument à cette composante. Si maintenant on localise cet atome sur le degré maximal, on obtient, pour un étant déterminé, la conjonction entre le degré assigné à cet étant par « imposer la couleur rouge » et le degré maximal. Or, la conjonction d’un degré quelconque et du maximum est le degré concerné. Donc, on a formellement la valeur maximale pour l’unique étant qui valide absolument « imposer la couleur rouge par une surface importante », soit la robe sur l’escalier. Ce qui prouve que la conjonction considérée est bien un atome.
Donc, toute localisation d’un atome sur un degré transcendantal est un atome. Mais, d’après le postulat du matérialisme, tout atome est réel. Un atome donné est prescrit par un élément (au sens ontologique) d’un multiple A du monde. Soit a cet élément. Si cet atome est localisé par un degré, on a un nouvel atome, lequel, derechef, doit être prescrit par un élément b du multiple considéré. On dira que b est une localisation de a. Ainsi, par la médiation du transcendantal, nous définissons une relation immanente au multiple. C’est bien l’esquisse d’une rétroaction de l’apparaître sur l’être. De ce que A apparaît dans un monde où le transcendantal est fixé, résulte que des éléments de A sont des localisations d’autres éléments du même multiple. Nous pouvons par exemple dire : localisée sur le degré d’intensité assigné à la robe rouge de l’escalier, la colonne avant droite du temple est transcendantalement liée à tout élément du tableau qui possède ce degré. Ce qui est bien une relation immanente aux étants « picturaux » assignables sur la surface de la toile.
Redisons plus explicitement cette définition : Soit un objet présenté dans un monde. Soit un élément a du multiple A qui est l’être sous-jacent à l’objet. Et soit p un degré transcendantal. On dit qu’un élément b de A est la « localisation de a sur p » si b prescrit l’atome réel résultant de la localisation sur le degré p de l’atome prescrit par l’élément a.
8. Logique atomique, 2 : compatibilité et ordre
Il est très important de souligner une fois encore, au point où nous en sommes, que la localisation est une relation entre éléments de A, et donc une relation qui structure directement l’être du multiple. Bien entendu, cette relation dépend de la logique du monde où le multiple apparaît. Mais, dans la rétroaction de cette logique, c’est bien d’une saisie organisatrice (ou relationnelle) de l’être-en-tant-qu’être qu’il s’agit. Dans le dernier de nos exemples, la logique picturale fait retour sur la neutralité de ce qui est là, en sorte qu’il y a sens à parler d’une relation entre la robe rouge et la colonne du temple, ou, dans le monde-manifestation, d’une relation entre tel ou tel individu et tel ou tel autre.
À partir de cette relation primitive entre deux éléments d’un étant-multiple tel qu’il apparaît dans un monde, nous allons tenter de déployer une forme relationnelle de l’être-là apte à faire consister le multiple dans l’espace de son apparaître, en sorte que finalement il y ait solidarité entre le compte pour un ontologique de telle ou telle région de la multiplicité et la synthèse logique de cette même région.
Il faut bien comprendre la nature du problème, qui est, en substance, celui que Kant a désigné du nom barbare d’« unité originairement synthétique de l’aperception » et qu’il a été en définitive dans l’impossibilité de résoudre, faute d’avoir pensé la rationalité (mathématique) de l’ontologie elle-même. Il s’agit de montrer que, si grand soit l’écart entre la présentation pure de l’être dans la mathématique des multiplicités d’une part et la logique de l’identité qui prescrit la consistance d’un monde d’autre part, il existe entre les deux un double système de liaison.
— Au point de l’Un, sous le concept d’atome d’apparaître, et en assumant le postulat du matérialisme, on voit que la plus petite composante de l’être-là est prescrite par un élément réel du multiple qui apparaît. C’est un point de capiton analytique entre l’être comme tel et l’être-là, ou apparaître d’un étant quelconque.
— Globalement, et par rétroaction de la logique transcendantale sur la composition multiple de ce qui apparaît, il existe des relations immanentes à un étant quelconque inscrit dans un monde. Ces relations autorisent finalement de concevoir (sous certaines conditions) ce qu’est l’unité synthétique d’un multiple qui apparaît, unité corrélée à l’analyse existentielle du multiple considéré. Cette unité est simultanément dépendante de la composition-multiple de l’étant, donc de son être, et du transcendantal, donc des lois de l’apparaître. Elle est exactement ce que Kant cherchait vainement : une synthèse ontico-transcendantale.
Cette synthèse est en définitive réalisable sous la forme d’une relation, elle-même globale, entre la structure du transcendantal et la structure rétroactivement assignable au multiple pour autant qu’il apparaît dans tel ou tel monde. Nous nommerons plus loin, pour des raisons théoriques profondes, cette relation globale le foncteur transcendantal.
Le but de ce qui suit est de préciser les étapes de la construction du foncteur transcendantal comme opérateur de consistance régionale onto-logique. Il est certain que ce qui ici fait loi est la présentation formelle. Nous tentons seulement d’y introduire le lecteur. Partons d’une considération très simple. Nous cherchons les connexions entre la logique et l’ontologie, entre le transcendantal et les multiplicités. Quel est le lien primordial entre un élément x d’un multiple qui apparaît dans un monde et un degré p particulier du transcendantal de ce monde ? Réponse : c’est l’existence. En effet, à tout élément x d’un objet correspond le degré transcendantal p qui évalue son existence. On peut donc considérer qu’une existence est une puissance de localisation, puisqu’elle est un degré transcendantal. Si, par exemple, nous identifions l’existence de la colonne avant droite du temple dans le monde-tableau, nous pouvons dire qu’elle a pouvoir de localiser la diagonale esquissée par l’ombre penchée au-dessus de la fontaine. La colonne est ici pensée, bien entendu, comme composante atomique de l’objet-temple, et l’arbre comme point réel de l’atome prescrit par « dessiner une diagonale du coin gauche en bas vers le centre en haut ». L’existence de la colonne étant un degré transcendantal (en fait très proche du maximum), on a l’atome nouveau obtenu par localisation sur cette existence de l’atome réel prescrit par l’arbre. L’inclinaison, mélancolique et naturelle, de l’arbre est en quelque sorte redressée par sa conjonction mesurable avec la puissante existence, antique et verticale, de la colonne. Ou encore : le temps végétal précaire est mesuré par le temps éternel de l’art.
Étant donné deux éléments réels de l’apparaître-monde, on peut localiser l’un sur l’existence de l’autre. On obtient ainsi un atome, forcément réel, en vertu du postulat du matérialisme. Mais on peut renverser la construction. Par exemple, on peut considérer la localisation de la colonne du temple sur l’existence de l’arbre penché, ce qui nous donne un autre atome. Cette fois, c’est le temps de l’art antique, le temps solennel de la ruine, qui est mesuré à la force d’existence, naturelle et transitoire, du vieil arbre que ses racines ne parviennent plus à tenir droit. L’idée relationnelle est alors la suivante : si ces deux localisations symétriques sont égales, on dira que les éléments réels sont transcendantalement compatibles. Autrement dit : Étant donné un objet qui apparaît dans un monde, on dira que deux éléments (réels) de cet objet sont « compatibles » si la localisation de l’un sur l’existence de l’autre est égale à la localisation de l’autre sur l’existence de l’un.
Dans le monde-manifestation, choisissons l’atome qu’est un anarchiste typique. Supposons que nous le localisions sur l’existence d’un postier qui marche tout seul sur le trottoir. Cela veut dire que nous exprimons ce qu’il y a de commun entre la valeur fonctionnelle d’un élément quelconque « saisi » par l’anarchiste — cette infirmière qui a tenu à venir avec son voile blanc, quel est son degré d’identité à l’anarchiste ? — et l’existence du postier, somme toute plutôt évasive, puisqu’il ne se présente pas comme composante d’un sous-groupe consistant. La résultante de cette évaluation est-elle égale à son symétrique ? Le symétrique est la valeur fonctionnelle de l’infirmière saisie par le postier solitaire — jusqu’à quel point partage — t-elle sa solitude ? — dans sa conjonction à la solide existence de l’anarchiste typique. L’inégalité est probable et on conclura alors que l’anarchiste typique et le postier perdu sont, dans le monde concerné, incompatibles. Ce qui exprime finalement une sorte de disjonction existentielle interne à la co-apparition dans le monde. Inversement, la compatibilité signifie, non seulement que deux étants co-apparaissent dans le même monde, mais en outre qu’ils y ont une sorte d’apparentement existentiel, puisque, si chacun opère atomiquement dans sa conjonction à l’existence de l’autre, le résultat des deux opérations est exactement le même atome.
Nous voici donc en possession d’un opérateur de similitude qui agit rétroactivement sur la composition élémentaire d’une multiplicité, pour autant qu’elle apparaît dans un monde. Nous pouvons désormais donner sens à des expressions comme « la colonne avant droite du temple, saisie dans son être, est assez peu compatible avec l’habit bleu de la femme retroussée », ou, nous transportant place de la République, « le postier solitaire qui déambule sur le trottoir est compatible avec l’infirmière voilée ».
Pour disposer d’un opérateur de synthèse, ou d’une fonction d’unité, nous devons rapprocher plus encore les relations internes aux étants des structures du transcendantal. Quel est en effet le paradigme transcendantal de la synthèse ? C’est l’enveloppe, qui mesure la consistance d’une région de l’apparaître, qu’elle soit finie ou infinie. Mais pour construire le concept synthétique de l’enveloppe, nous avons besoin du concept analytique de l’ordre. Or, il se trouve que nous sommes en état de définir directement, sur les éléments « atomisés » de tel ou tel multiple-dans-un-monde, une relation d’ordre.
Le principe de cette définition est simple. Nous considérons d’abord deux éléments compatibles. Ainsi, le postier solitaire et l’infirmière sous le voile, ou les deux colonnes avant droite et avant gauche du temple rond. Si — et seulement si — l’existence de l’un de ces éléments est inférieure ou égale à celle de l’autre (inégalité décidée selon l’ordre transcendantal, puisque toute existence est un degré), alors on dira que l’être-là du premier est inférieur ou égal à l’être-là du second. Un peu plus formellement : Un élément d’un objet du monde possède un type d’être-là inférieur à celui d’un autre étant si les deux sont compatibles, et si le degré d’existence du premier est inférieur au degré d’existence du second.
Si nous supposons que l’intensité d’existence politique du postier solitaire sur le trottoir est inférieure à celle — déjà peu élevée — de l’infirmière, laquelle promène au moins son égarement sur la chaussée, comme ces deux éléments du monde-manifestation sont compatibles, on dira que l’être-là du postier est inférieur à celui de l’infirmière — qu’il s’agisse réellement d’une relation d’ordre est intuitivement clair. On notera que si, bien évidemment, cette ordination élémentaire des objets du monde implique une inégalité d’existence — l’existence est en effet le lien immédiat entre l’intensité d’apparition d’un étant-là dans un monde et la hiérarchie des degrés transcendantaux —, elle ne s’y réduit pas, puisqu’il faut en outre que les éléments ainsi ordonnés soient compatibles. Et la compatibilité est une relation localisante, ou topologique.
Dans l’exposition formelle, nous montrerons du reste qu’il est possible de définir directement la relation d’ordre entre éléments d’un objet à partir de la fonction d’apparaître et de l’existence, sans avoir à passer explicitement par la compatibilité. Il y a donc une essence purement transcendantale de l’ordre élémentaire sur les objets. Il y en a aussi une essence topologique, car on peut définir cet ordre à partir de la localisation, comme nous l’indiquons dans l’exposition formelle et le démontrons dans l’appendice. Finalement, cet ordre est un concept « total ». Il prépare la synthèse réelle.
9. Logique atomique, 3 : synthèse réelle
Pour obtenir la synthèse réelle d’un objet — ou d’une région objective —, il nous suffit d’appliquer à l’ordre objectif la démarche qui nous a permis de définir l’enveloppe de degrés transcendantaux. Considérons une région objective, par exemple l’ensemble constitué par les colonnes presque dissimulées, ou invisibles, du temple circulaire. Supposons, ce qui est loin d’être évident, que toutes les colonnes du temple soient compatibles. Il résulte de la définition de l’ordre objectif qu’elles sont ontologiquement ordonnées par leur degré d’existence picturale. On demande alors si existe, pour l’ordre objectif, un plus petit des majorants de l’ensemble initialement considéré. Dans cet exemple, la réponse est assez claire : la colonne du fond, largement visible derrière la statue centrale, entre les deux colonnes situées en avant et qui fixent la verticalité axiale, si pâle et bleutée qu’elle soit, n’en a pas moins, au regard de la dizaine d’autres colonnes « cachées », une évidence picturale incontestable. Son degré d’existence étant immédiatement supérieur à celui des autres, elle en assure certainement la synthèse réelle. On peut vraiment dire que cette colonne soutient toute la part invisible ou peu visible du temple. On voit donc que l’enveloppe d’une zone objective pour la relation d’ordre supporte l’unité de l’être-là, ou de l’objet, au-delà des inégalités de son apparaître.
Nous construisons donc ici, sous des conditions précises — notamment de compatibilité —, une unité d’être de l’objet, ou au moins de certaines zones objectives. C’est le point clef de la rétroaction de l’apparaître sur l’être, qu’on puisse ainsi ré-unifier la composition multiple de l’étant. Ce qui était compté pour un dans l’être et qui disséminait cet Un dans les nuances de l’apparaître, il peut lui arriver d’être re-compté unitairement, pour autant que sa consistance relationnelle est avérée.