Section 3

Formaliser le surgissement ?

1. Variations du statut des expositions formelles

Dans les livres II, III et IV, consacrés à l’analytique des mondes, ou aux trois concepts de la Grande Logique (transcendantal, objet, monde) —, l’exposition formelle emprunte sa forme rigoureuse à des schèmes assez subtils de la logique mathématisée (sous sa forme catégorielle). Cela tient à ce que l’identité logique de l’apparaître est particulièrement bien éclairée par la théorie des algèbres de Heyting complètes, puis par celles des corrélations entre ces algèbres et les multiplicités. Plus précisément, la théorie des mondes s’adosse au remodelage, issu en particulier des travaux de Grothendieck, de la relation entre la pensée du lieu (la topologie) et la pensée du multiple, structures algébriques comprises. Ce n’est du reste pas étonnant, si l’on considère que l’être-là, qui est l’apparaître comme tel, articule précisément les multiplicités sur une localisation. Que le schème formel de la détermination de l’être-là se trouve dans les travaux de celui qui a refondé la géométrie algébrique — ce qui veut dire la localisation des structures — est assez naturel. Nous avons vu que la synthèse onto-logique, dans la rétroaction sur l’être de sa localisation transcendantale, se laissait penser comme faisceau, concept clef de la géométrie algébrique moderne. Tout cela a permis de doubler l’exposition conceptuelle par une exposition formelle assurée de ses concepts et homogène à certaines strates de la mathématique déductive.

Il n’en était pas ainsi dans le livre I, où les formalisations du concept de sujet étaient, si l’on peut dire, sui generis. C’est du reste pourquoi, reprenant le mot de Lacan, nous les avons appelées des mathèmes.

Dans le présent livre, comme dans les livres VI et VII, nous avons une situation intermédiaire entre le livre I (dépourvu d’appareillage para-mathématique) et les trois livres de la Grande Logique (homogènes à des strates entières de cet appareillage). Il va désormais être question, sous les noms de « singularité », d’« événement », de « point » ou de « corps », de ce qui n’est ni l’être, ni l’apparaître, ni l’ontologie, ni la logique, mais le résultat aléatoire de ce qui advient lorsque l’apparaître est déréglé par l’être qu’il localise. Nous passons de la théorie des mondes à celle du support des sujets et du devenir des vérités. Et du coup, la formalisation du concept, si même de-ci de-là elle persiste à emprunter des ressources à la mathématique établie, n’a plus, ne peut plus avoir, la continuité déductive antérieure ; elle tend à se concentrer sur des formules ou des diagrammes dont la fixation sur la page ne vise pas principalement à imposer une contrainte démonstrative, mais plutôt à éloigner le concept des équivoques de l’interprétation, et à le livrer nu, selon la seule puissance de la lettre, à son absence de sens, par laquelle il fait vérité de la relation.

L’exposition formelle est désormais l’épreuve de « l’ab-sens » (pour reprendre le motif de Lacan) infligée au concept. C’est pourquoi elle doit être lue un peu autrement que lorsqu’elle soutenait la cohérence analytique. Elle est en effet une sorte de récapitulation, ou de résumé ininterprétable, de l’exposition conceptuelle.

2. Ontologie du changement

Étant donné un monde m, on appelle modification les variations d’intensité (ou d’apparaître) qui affectent les éléments d’un même objet. Autrement dit, si (A, Id) est un objet, toute différence dans les indexations transcendantales des éléments de A est une modification de A quant à son apparaître. Il suffit par exemple de savoir, pour x ∊ A et y ∊ A, que Id (x, y) ≠ M, pour attester que la paire {x, y} enregistre une modification de l’apparaître de A. A fortiori, si Id (x, y) = µ (x et y sont absolument différents), on a une modification absolument réelle de l’être-là de A.

Par exemple, dans le monde La Nouvelle Héloïse, on sait que les cousines Claire et Julie sont les deux élèves du « philosophe » Saint-Preux. Si l’on considère comme un objet du livre — du monde — la petite cellule pédagogique qu’à eux trois ils composent, les toutes premières lettres du roman nous instruisent de ce que Claire et Julie apparaissent très différemment dans cet objet, d’un triple point de vue : leur rapport à Saint-Preux (elles l’aiment, mais il ne s’agit pas du même amour), le rapport de Saint-Preux à elles deux (grand frère tendre pour Claire, amant furieux pour Julie), la considération où elles sont d’elles-mêmes (simplicité de Claire, « abîmes » de Julie). En réalité, les cousines attestent la non-identité toujours possible des jeunes filles confrontées au classique problème de leur éducation, leur essentielle variabilité sur ce point. On a Id (Julie, Claire) ≠ M, ou encore Id (Julie, Claire) = p, où p est très petit, relations qui inscrivent dans l’objet « le précepteur et ses deux élèves » la modification du féminin. Les modifications sont donc cette forme du changement qui n’est que le dépli d’un multiple dans son apparaître, dans son devenir-objet. Nous pouvons inscrire l’égalité : modification = objectivation.

Supposons maintenant qu’à un objet (A, Id) d’un monde m, dont le transcendantal est T, arrive l’auto-appartenance, ou réflexivité, de A. Il arrive que A ∊ A. Alors nous dirons que l’objet (A, Id) est un site.

Pourquoi devons-nous dire « il arrive » ? Parce que cela ne saurait être. Le multiple pur est tenu, quant à son exposition au pensable, par les axiomes de la théorie des ensembles. Or, l’axiome de fondation interdit l’auto-appartenance. C’est donc une loi de l’être qu’aucun multiple ne puisse entrer dans sa propre composition. L’écriture A ∊ A est celle d’une impossibilité ontologique (mathématique). Un site est ainsi la brusque levée d’un interdit axiomatique, par quoi advient la possibilité de l’impossible. Cette effectuation de l’impossible peut se dire ainsi : un être apparaît sous la règle de l’objet dont il est l’être. En effet, le « il arrive » fait apparaître A dans le champ référentiel de l’objet (A, Id).

Bien entendu, aucune stabilisation de cette brusque occurrence de A dans son propre champ transcendantal, ou sous la juridiction rétroactive de son objectivation, n’est concevable. Les lois de l’être se referment aussitôt sur ce qui y fait exception. L’auto-appartenance s’annule dès que forcée, dès qu’arrivée. Un site est un terme évanouissant : il n’apparaît que pour disparaître. Le problème est d’en enregistrer les conséquences dans l’apparaître.

3. Logique et typologie du changement

Tout dépend d’abord de ce qui aura été assigné à A comme valeur transcendantale, ou comme intensité d’existence, dans le temps fulgurant où son apparaître, sous la forme de l’auto-appartenance, coïncide avec son disparaître. Le problème est donc de savoir ce qu’aura valu l’existence de A dans le temps, qui n’est pas un temps, de son incorporation à l’objet (A, Id). La typologie du changement est d’abord suspendue à la valeur transcendantale de Id (A, A), ou encore de E A. Quel est le degré d’intensité de l’existence du site ?

On dira que le site est un « fait » si E A = p, avec p ≠ M. Ce qui veut dire aussi bien que l’appartenance de A à A, du point de vue de l’apparaître que norme l’objet (A, Id), n’est pas absolue. Ce n’est que « au degré p » que l’apparaître / disparaître de A, comme élément de A, a réellement eu lieu. Un fait est bien un apparaître du site, mais un apparaître mesuré, ou moyen.

On dira que le site est une « singularité » si l’intensité d’existence de A est maximale, soit E A = M. Le temps d’un éclair, il y a eu, cette fois, apparition absolue de A dans le champ transcendantal, sous sa propre référence objective (A, Id).

Toutefois, l’intensité d’existence ne décide pas à elle seule de l’étendue des conséquences, dans le monde considéré, de l’inscription auto-référentielle du site. On admettra qu’une singularité faible se comporte, quant aux conséquences, comme une modification. Elle n’affecte d’autres étants que de façon canonique, en conformité avec la nature de l’objet.

Plus précisément : on dira qu’un élément-multiple affecte réellement (ou absolument, c’est la même chose) un autre élément — pour un même objet — si la dépendance de la valeur d’existence du second au regard de la valeur d’existence du premier est maximale. Formellement, si (A, Id) est un objet, avec x ∊ A et y ∊ A, on pose :

 

« x affecte réellement y » ↔ [(E x ⇒ E y) = M]

 

L’affection réelle est une forme de la modification. Un fait reste plié à cette définition, il ne bouleverse pas le régime des affections. Si par conséquent A est un site, mais avec E A = p, où p ≠ M, on aura (E A ⇒ E x) = M si et seulement si (p ⇒ E x) = M dans les conditions régulières de l’objet. Or, nous savons (II,3) que, dans ces conditions régulières, on a (p ⇒ E x) = M si et seulement si p ≤ E x. Ce qui revient à dire qu’un simple fait n’affecte réellement — comme dans le cas des modifications — que les étants dont l’intensité d’existence est supérieure à la sienne. On peut rappeler ici que le 18 mars 1871 aurait été un pur fait s’il avait affecté (impressionné, mobilisé…) les puissants, les bourgeois, les militaires, mais n’avait eu qu’un très faible impact sur les masses populaires et ouvrières. Comme au contraire il a suscité un enthousiasme immense chez les gens ordinaires, il fallait de toute nécessité que, A étant la singularité, on ait (E A ⇒ E x) = M pour des valeurs faibles, voire nulles, de E x.

C’est à quoi cependant ne peut pourvoir, bien au contraire, que le degré d’existence de la singularité soit porté au maximum. Certes, cela est nécessaire pour qu’on puisse parler d’une singularité, laquelle, pour un objet (A, Id), sera précisément définie par E A = M (dans le temps évanouissant de l’apparaître de A). Mais si A reste pris dans les rets de la logique ordinaire, on aura (E A ⇒ E x) = M si et seulement si E A ≤ E x, ce qui implique M ≤ E x, et donc E x = M. Une singularité n’affecte, en général, que les éléments « absolus » de l’objet, soit ceux dont l’existence est entièrement avérée dans l’apparaître objectif. C’est sa puissance, mais aussi, évidemment, sa limite. De là qu’une singularité qui laisse inchangée la loi logique : « (E A ⇒ E x) = M si et seulement si E x = M » sera dite une singularité faible. Le changement dont témoigne une singularité faible ne modifie rien dans la logique de l’être-là. Ce n’est pas encore un changement effectif.

Pour penser l’effectivité du changement, à la fois dans l’ordre de l’être (site) et dans l’ordre de l’apparaître (singularité), il faut évaluer directement l’efficacité sur le transcendantal de la valeur existentielle du site. Pour ce faire, on demandera si le site est capable ou non de relever l’inexistant propre de l’objet, généralement noté ØA (IV,3). Cette relève signifie que le site affecte l’inexistant, comme le 18 mars affecte la thèse d’une absolue incapacité politique des ouvriers, ou comme l’amour pour Saint-Preux affecte en Julie l’inexistence vertueuse du désir sexuel. Cette affection s’écrit, si ØA est l’inexistant propre de l’objet (on a donc E ØA = µ) :

 

(E A ⇒ E ØA) = M

 

Nous avons déclaré que cette égalité était rigoureusement impossible si A n’est qu’un fait, lequel se comporte comme une modification. Car elle implique E A ≤ E ØA, soit E A ≤ µ, donc E A = µ. Ce qui signifie que A inexiste et qu’il n’y a eu, contrairement à l’hypothèse (existence d’un site), aucune apparition subversive de l’être-en-personne dans l’espace d’apparaître dont il est l’être.

En fait, la faiblesse existentielle d’un fait interdit toute subversion des lois logiques de l’apparaître, toute relève, par une singularité faible, de l’inexistant propre de l’objet. Si A est une singularité — et non pas seulement un fait —, l’égalité est formellement tout aussi impossible. Mais cette fois, il se peut que la puissance existentielle de la singularité subvertisse le régime de possible. Cette subversion définit la singularité forte ou événement.

Étant donné un objet (A, Id), on appelle événement l’apparition / disparition du site A dès lors que ce site est une singularité, soit E A = M, qui affecte réellement l’inexistant propre de l’objet, soit (E A ⇒ E ØA) = M.

C’est légitimement que cette affection sera nommée une relève de l’inexistant. Car évidemment, à peine garantie par l’évanouissement de la singularité forte l’équation ci-dessus, qui en subvertit les usages, la logique reprend ses droits. Or, si E A ⇒ E ØA = M, c’est que E A ≤ E ØA. Mais si A est une singularité forte, E A = M. On a donc M ≤ E ØA, et finalement E ØA = M. Alors que nous avions, par la définition de l’inexistant, E ØA = µ.

La conséquence fondamentale d’un événement, la trace capitale que laisse la disparition de la singularité forte, qui en est l’être-apparaissant, est l’absolutisation existentielle de l’inexistant. L’inexistant était transcendantalement évalué par le minimum, il est désormais, dans sa figure post-événementielle, évalué par le maximum. Ce qui inapparaissait brille comme le soleil. « Nous ne sommes rien, soyons tout », telle est la forme générique de la trace événementielle, nommée ε dans le livre I, celle dont la position au regard du corps induit de quel type subjectif se soutient ce qui vient à être sous le nom de vérité.

5. Destruction et refonte du transcendantal

La brutale modification, sous la poussée disparaissante d’une singularité forte (événementielle), de la valeur transcendantale de ØA (l’inexistant de (A, Id)) ne peut laisser intacte l’indexation transcendantale de A, et donc le régime général de l’apparaître dans le monde de ses éléments. De proche en proche, tout le protocole de l’objet va se trouver bouleversé. Il y aura eu une ré-objectivation de A, qui apparaît rétroactivement comme une objectivation (nouvelle) du site.

Un tout premier exemple est celui de la mort inévitable d’un élément.

Rappelons (III,5) que la mort d’un élément x est le passage de E x = p à E x = µ, sous l’effet d’une cause extérieure à x. Considérons un objet (A, Id) relativement auquel il y a eu événement. L’effet majeur de l’apparition / disparition du site est la relève de l’inexistant, E ØA = M, alors qu’antérieurement on avait E ØA = µ. Mais les lois formelles du transcendantal, forcées par la singularité forte, sont restaurées dès la dissipation du site (dès son in-apparaître). Ce qui veut dire qu’il doit y avoir un inexistant propre de l’objet (A, Id). Et puisque ØA cesse d’inexister — il existe, au contraire, absolument —, il faut que quelque autre élément de A, dont la valeur d’existence était p, avec p ≠ µ, vienne occuper la position de l’inexistant. Ce qui signifie, si δ est cet élément, qu’on a le passage (E δ = p) → (E δ = µ), lequel formalise la mort, ou la destruction, de δ. Il en résulte évidemment que la fonction Id de l’objet (A, Id) est subvertie, en un autre point que l’inexistant ØA. On avait Id (δ, δ) = p, on a Id (δ, δ) = µ. Mais les transformations ne peuvent le plus souvent en rester là. Par exemple, on a toujours Id (δ, x) ≤ E δ. Si E δ = p, cela signifie seulement que Id (δ, x) ≤ p. Mais dès lors que E δ = µ, on doit avoir, pour tout x ∊ A, Id (δ, x) ≤ µ, soit Id (δ, x) = µ.

Ainsi s’inaugure, par une mort inévitable sous l’injonction de l’événement, la destruction de ce qui reliait le multiple A au transcendantal du monde. L’ouverture d’un espace de création exige la destruction.