Le point comme choix et comme lieu
1. La scène des points : trois exemples
Commençons par un exemple déjà présenté dans le livre III. Soit une manifestation place de la République. Supposons que nous nous posions à son sujet une question globale, dont la réponse est finalement « oui » ou « non ». Par exemple, nous nous demandons si le contenu politique de cette manifestation soutient en définitive le gouvernement, supposé « de gauche », ou au contraire le conteste. La question est au départ obscure, de ce que participent au déploiement populaire des organisations liées au gouvernement, d’autres, dites d’« extrême gauche », qui le critiquent plus ou moins explicitement, au moins dans les mots, d’autres enfin qui lui sont résolument opposées et prônent une politique entièrement différente de la sienne. Toutes ces composantes constituent, dans la manifestation, des objets (au sens que donne à ce mot la Grande Logique), avec leur indexation transcendantale propre, laquelle commande finalement l’intensité existentielle des participants (considérés ici comme atomes des regroupements politiques). Si l’on veut obtenir une réponse par « oui » ou « non » à une question globale concernant ce monde complexe — la manifestation, si durs soient certains de ses mots d’ordre, sert-elle le gouvernement ? —, il faut évidemment « filtrer » le transcendantal complexe par un dispositif binaire, ramener les nuances de l’évaluation à la simplicité de tout choix ultime : c’est 1 (pour oui) ou 0 (pour non). Si nous pouvons y parvenir de façon cohérente, sans avoir à forcer ou modifier les opérations de l’apparaître, nous dirons que la question de la tendance générale du monde « manifestation », qui se formule : « Joue-t-elle pour ou contre le gouvernement ? », est un point de ce monde. On voit comment le point opère une sorte de regroupement abstrait des multiplicités qui apparaissent dans le monde. Leur composition complexe est subsumée sous une simplification binaire — qui est aussi une sorte de densification existentielle.
Pivotons sur l’adjectif « existentiel » pour introduire notre deuxième exemple. Théoricien de la liberté absolue, l’existentialiste Sartre a toujours aimé imaginer des situations où la complexité infinie des nuances, le chaos apparent du monde se laissent ramener à la pureté duelle du choix. Son théâtre, en particulier, est d’abord mise en scène de ces brutales réductions de la mouvance subjective à une décision sans garantie ni causalité qui figure, en face de l’épaisseur de l’être, la transparence insolite du néant. Je dirais volontiers, dans mon langage, que Sartre monte le théâtre des points. Considérez ses héros : Goetz, dans Le Diable et le bon Dieu, va-t-il, au-delà des expériences abstraites (mais déjà duelles) du Mal et du Bien, refuser ou accepter de prendre la direction des paysans révoltés ? Hugo, dans Les Mains sales, va-t-il se glisser dans l’issue existentielle que le cynisme du Parti lui laisse entrevoir après qu’il en a assassiné le chef bien-aimé, Hoederer ? Va-t-il affirmer, solitaire, sa liberté pure ?
Développons ce deuxième exemple. La situation initiale est trouble, mouvante, indécidable. Disons que les valeurs transcendantales s’éparpillent entre minimalité et maximalité, sans assurer une continuité historique sur laquelle on puisse compter. D’abord, Hugo a-t-il tué Hoederer pour des raisons purement politiques ? Certes, il a été désigné pour cette tâche par les autorités du Parti, en accord avec les militants les plus décidés, et conformément à la ligne « orthodoxe ». C’est qu’Hugo est partisan d’une prise de pouvoir révolutionnaire par le seul Parti, alors qu’Hoederer, habitué à agir seul, prend sur lui (la direction du Parti est coupée de l’URSS par la guerre) d’organiser une coalition provisoire avec les réactionnaires locaux. Tout paraît limpide : Hugo est mandaté par le Parti — en la circonstance par Olga, seule femme qu’Hugo admire — pour liquider l’opportuniste de droite Hoederer. Cependant, Hugo a accepté cette mission pour des raisons trop subjectives : confronter son âme de petit bourgeois, de journaliste politique, aux âpres délices de l’acte pur. Et voici qu’en outre il surprend sa femme, Jessica, dans les bras d’Hoederer, et que c’est à ce moment-là seulement qu’il tire, tout en prononçant cet énoncé opaque : « Vous m’avez délivré. » Le motif n’est donc pas évident.
À vrai dire, les choses sont bien plus retorses. Le spectateur sait qu’Hugo a cessé d’aimer Jessica. « Tu ne sais pas que notre amour était une comédie ? », lui a-t-il dit dans une scène « conjugale » antérieure au meurtre. Il sait qu’Hugo est mûr pour déclarer un amour de type nouveau à Olga. Il voit bien qu’Hugo aime Hoederer, qui est son mentor, sa figure paternelle. Hoederer appelle Hugo « le petit ». Mais surtout, juste après le meurtre, la ligne du Parti, sous l’influence de l’URSS, avec laquelle les communications ont été rétablies, change : l’alliance avec les nationalistes réactionnaires s’impose. On donne ainsi en apparence raison à Hoederer. Cependant, comme le disent Louis et Olga — représentants typiques de la discipline du Parti : « Sa tentative était prématurée et il n’était pas l’homme qui convenait pour mener cette politique. » La direction du Parti peut donc :
a) penser que le meurtre d’Hoederer était une bonne chose ;
b) adopter après coup sa politique et lui élever des statues ;
c) nier par conséquent que le meurtre soit commandité comme un meurtre politique, en rejeter la responsabilité sur un assassin anonyme ;
d) « récupérer » Hugo, pourvu qu’il se rallie à la nouvelle ligne.
C’est dire l’étalement inouï, l’intrication des valeurs d’évaluation. Ce monde — celui du Parti communiste, mais aussi celui de l’amour, de la conjugalité, de la paternité — est présenté par Sartre comme rebelle à tout choix qui engagerait absolument. Nous pourrions presque dire : le Parti communiste et la vie privée « ordinaire » traitent un monde sans points, parce qu’il est un monde sans principes, un monde absolument impur. C’est ce qu’Hoederer a expliqué à Hugo dans une tirade assez connue :
« Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! À qui cela servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous ? La pureté, c’est une idée de fakir ou de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. Et puis après ? Est-ce que tu t’imagines qu’on peut gouverner innocemment ? »
En somme : le monde de l’action ordinaire n’est pas le monde des Idées, des « oui ou non », des affirmations ou des points. Il est la variation des occasions, l’impureté multiforme, le sacrifice de tout ce qui est secondaire à ce qui est — provisoirement — principal. Hugo, en revanche, va tenir un point, et ce, contre le Parti, et contre sa propre vie.
Tout se joue autour du mot « récupération ». Bien que meurtrier (sur ordre) de celui dont on a réhabilité la ligne, Hugo peut être tenu par le Parti pour « récupérable », pour autant qu’il n’a jamais été que discipliné. Mais, outre que le mot ne lui plaît guère (« Récupérable ! quel drôle de mot. Ça se dit des ordures, n’est-ce pas ? »), Hugo voit dans cette issue que le Parti lui propose sa propre dissolution dans les équivoques de l’apparaître. Le sens du meurtre d’Hoederer était déjà ambigu (politique, ou amour, ou fin amère des deux ?) Mais en outre, Hugo, pour être « récupérable », doit à la fois adopter après coup la politique de celui qu’il a tué, et mentir sur le meurtre lui-même, comme Olga le lui demande avec passion :
« Tu n’es même pas sûr d’avoir tué Hoederer. Eh bien, tu es dans le bon chemin ; il faut aller plus loin, voilà tout. Oublie-le ; c’était un cauchemar. N’en parle plus jamais ; même à moi. Ce type qui a tué Hoederer est mort. »
Ainsi, le monde absorberait Hugo dans la rature simultanée de l’acte (il ne l’a pas commis) et de son sens (s’il l’a commis, c’est pour rien). Hugo va constituer à partir de ces données négatives un point propre où sa subjectivité s’affirme comme vérité intrinsèque : récupérable, ou non récupérable ? Tel est le point, le « ou bien, ou bien » de Kierkegaard, au travers duquel la totalité confuse des éléments du monde est ré-évaluée.
Du côté de « récupérable », qui serait l’acceptation par Hugo de la proposition d’Olga, on trouve un premier bloc de ces éléments : les revirements de la politique, le cynisme d’Hoederer, le désastre d’un amour, la discipline mécanique, les complexités de la situation, le perpétuel devenir des circonstances, la volonté de survie. Tout cela plaide pour l’impureté historique, pour le choix du réalisme : continuer avec le Parti.
De l’autre côté il y a : l’absoluité de l’engagement, la nécessaire continuité des choix, une fidélité paradoxale à Hoederer (« Si je reniais mon acte, il deviendrait un cadavre anonyme, un déchet du Parti »), la décision d’en finir avec ce qui est déjà corrompu… Le labyrinthe de l’apparaître est ainsi rectifié, ré-activé, par sa projection dans une dualité implacable. Tout cela entraîne plutôt la décision du côté de la rébellion solitaire.
À partir de quoi un choix simple — une intensité maximale — est obtenu par la seule désignation d’un des termes, le second. C’est le cri final d’Hugo : « Non récupérable. » Et sans doute, ce Deux impérieux est — dans le cas d’espèce — celui de la subjectivité pure, transparence opposée à la dégoûtante épaisseur du monde. Il nous indique cependant ce qu’est la forme d’un point. Hugo évalue le monde de sa situation existentielle et politique par son classement sous les deux prédicats « récupérable » ou « irrécupérable », et il ordonne ce classement en accordant la valeur positive à « irrécupérable ». Nous pouvons donc dire : un point est une sorte de fonction qui associe, à toute intensité d’apparaître dans un monde, l’une des valeurs d’un ensemble à deux éléments, un élément maximal et un élément minimal.
Mais il faut ajouter que quelque chose du monde est respecté dans cette projection. Car les connexions immanentes demeurent. Si, par exemple, vous mettez du côté de « récupérable » la violence interne des rapports dans le Parti et le fait qu’il se rallie à la politique d’Hoederer, vous devez aussi y mettre la partie commune de ces deux termes : à savoir que le Parti, après avoir fait assassiner Hoederer, est contraint de dissimuler ce meurtre et d’exalter le souvenir du mort (puisqu’il s’est rallié à sa politique). La réduction du monde à une simple dualité respecte donc la conjonction. Si, du côté de « non récupérable », vous avez le groupe d’objets constitué par la fidélité à Hoederer comme modèle de la conviction agissante, le dégoût de l’opportunisme, la fin de l’amour pour Jessica, vous devez aussi y trouver ce qui, subjectivement, en fait la synthèse : la « pureté » d’Hugo, son rapport abstrait et normatif à lui-même, et finalement la pente suicidaire de cette pureté. Si bien que l’acte d’Hugo est une synthèse : la réduction respecte cette fois l’enveloppe. Autrement dit : les intensités d’apparition d’un monde complexe sont projetées dans le Deux du choix pur, de telle sorte que les opérations transcendantales (conjonction et enveloppe) sont en quelque manière préservées par la projection.
Finalement s’impose la définition que voici : un point du monde est une relation générale entre les intensités objectives de ce monde et une instance du Deux, relation telle qu’elle conserve les opérations constitutives de la logique de l’apparaître (conjonction, enveloppe, etc.).
On peut, une fois parvenus à cette définition, laisser de côté la dramatisation propre à la théorie sartrienne de la liberté. Les exemples de points tirés de Sartre sont en effet tous du même type. Une conscience libre choisit son destin, en ramenant les nuances du monde à une alternative toujours identique : ou j’affirme ma liberté en assumant la liberté des autres, ou j’entérine une capitulation intérieure en arguant de la nécessité extérieure.
Je voudrais proposer un exemple moins collé à la dramatisation de la psychologie. Dans Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq nous présente sous le nom d’Orsenna une cité historiquement étale, endormie, livrée à sa simple perpétuation. Tout l’art de l’écrivain est de transmettre l’atonie d’un tel monde, son absence de tout point : aucune décision n’y semble à l’ordre du jour, les garnisons côtières, incarnées par le capitaine Marino, ne vivent même plus dans l’attente, mais dans une mélancolique inactivité de l’esprit, une sorte de subtile et voluptueuse renonciation. Dans un tel contexte, comme en fait l’expérience le jeune Aldo, dire « oui » ou « non » n’a guère de sens. Tout est paresse et fuite du sens. Voilà l’exemple, littéralement accompli, d’un transcendantal qu’aucune dualité ne parvient à faire comparaître au tribunal du jugement, de l’action ou du devenir.
Cependant, les signes se multiplient à la fois de la reprise des activités du vieil ennemi oublié, le Farghestan (incidents maritimes, espionnage…) et d’une sorte d’excitation des esprits, de tension faite à la fois d’inquiétude et d’espérance. L’amour d’Aldo pour Vanessa est lui-même emporté dans ce trouble, ou le signifie. La discussion (une très belle scène) avec un envoyé du Farghestan noue cette double série de symptômes autour de ce qui va, en réalité, constituer un point : faut-il temporiser, persévérer dans l’indolence et l’atonie séculaires ? Ou se préparer, contre tout ce qui semble incliner la cité au repos, à la guerre ? L’envoyé du Farghestan est le messager de ce qu’un tel point, une telle alternative, peut être à l’ordre du jour. Et il apparaît de plus en plus que l’opinion, et Aldo avec elle, tourmentée dans son sommeil historique, s’oriente cependant vers une décision. Parce qu’ils désirent qu’il y ait un point, seul signe de vitalité ou d’activation concevable du transcendantal des Syrtes, les gens, Vanessa, Aldo, se préparent inconsciemment et joyeusement à la guerre et au désastre.
Mais en réalité, le chef politique d’Orsenna, le vieux Danielo, a de longue date machiné la reprise de la guerre. Aldo lui-même n’a été qu’un pion dans son jeu. Pourtant, Danielo sait que la victoire du Farghestan et la destruction d’Orsenna sont les issues presque inéluctables d’une guerre. Pourquoi prend-il un tel risque ? Il s’en explique, à la fin du livre, dans un entretien tendu et d’une grande beauté avec Aldo. Il s’agit que soit de nouveau active pour la cité la question « Qui vive ? ». Il s’agit d’en finir avec l’atonie. Il s’agit que le monde-Orsenna propose à nouveau aux sujets défaits qui le peuplent l’obligation du choix. Il s’agit, en somme, qu’il y ait pour tous un point : le sommeil historique, ou la guerre ? Et Danielo dit alors ceci :
« Une barque qui pourrit sur la grève, celui qui la rejette aux flots, il peut être dit insoucieux de sa perte, mais non pas du moins de sa destination. »
Le cheminement d’Orsenna vers l’abrupt d’un point, là où la question de la guerre concentrera en une alternative unique les paresseuses déclinaisons infinies de l’existence collective, cela concerne le destin, la destination. Un point est, selon le Deux, une possibilité destinale d’un monde.
2. Point et puissance de localisation
Un point n’est effectif, comme instance du Deux, qu’autant qu’il est localisé. Ainsi, Hugo ne peut affirmer son point constitutif (« récupérable ou irrécupérable ? ») qu’aux prises avec le déploiement concentré de toutes les intensités différentielles de la situation, donc aux abords du dénouement de la pièce Les Mains sales. Dans Le Rivage des Syrtes, Aldo ne peut synthétiser ce qui arrive à Orsenna qu’autant que l’alternative, « sommeil historique interminable ou destruction par la guerre », est clarifiée, intensifiée par trois grands dialogues successifs : avec Marino, capitaine des cartes chimériques, qui lui enseigne la force de l’ennui, avec l’envoyé du Farghestan, signe actif de l’Autre, et avec Danielo, machination consciente de l’apparaître du point. Mais, plus subtilement, on dira que c’est le point qui localise le corps-de-vérité au regard du transcendantal. En effet, pour autant que la vérité d’Orsenna est celle d’une survie apparente dans la mort historique, c’est l’épreuve du choix, exposée par le vieux Danielo, qui va avérer localement cette mort latente, en jetant la cité dans une guerre qu’elle ne peut que perdre. Et si la vérité d’Hugo est la liberté absolue de décider du sens du monde pour lui, ce n’est qu’au point où il prononce « Irrécupérable ! » que cette vérité advient à son apparaître théâtral.
Un point, qui dualise l’infini, concentre l’apparaître d’une vérité en un lieu du monde. Les points disposent la topologie de l’apparaître du Vrai.
Reprenons un instant l’exemple de la bataille de Gaugamèles, exposé dans le scolie du livre III. Une bataille, soit dit en passant, peut être abstraitement définie comme un point d’une guerre. C’est bien là qu’une alternative (victoire ou défaite) décide au long cours de la vérité d’une politique, si on admet le grand axiome de Clausewitz selon lequel la guerre est la continuation de la politique. Mais, nous l’avons dit, une bataille peut elle-même être tenue pour un monde. Alors, ses péripéties cruciales sont autant de points. Ainsi, pour Darius, la décision d’aplanir le terrain pour faciliter, au cœur du champ de bataille, la manœuvre des chars à faux tranche le point classique de tout engagement militaire : enveloppement par les ailes ou charge au centre. Et de même Alexandre, intériorisant le traitement de ce point par Darius, opte pour l’ordre oblique, et donc l’enveloppement de la gauche ennemie, contre l’ordre droit et la mêlée au centre. Ce faisant, il accepte la retraite de sa propre gauche, donc une relative faiblesse de ce côté. Le résultat le plus net de tous ces traitements de points est, au sens strict, de l’ordre de la localisation, dans l’espace général de la bataille, du rapport entre les multiples qui y apparaissent et des catégories comme gauche, droite, glissement, retrait, etc. On peut dire que les points fixent la topologie du monde-bataille.
Or, ce n’est qu’un exemple d’une vérité beaucoup plus générale, que nous démontrerons formellement : les points d’un monde constituent bel et bien, à partir des degrés du transcendantal de ce monde, une puissance de localisation (techniquement : un espace topologique).
Nous avons depuis longtemps indiqué que le transcendantal d’un monde, s’il se présente élémentairement sous une forme algébrique (l’algèbre de la relation d’ordre qui règle les identités et les différences, soit finalement l’existence et l’objectivité), est en réalité une puissance de localisation, et donc une puissance topologique. La dualité des désignations philosophiques reproduit cette distinction. Quand nous disons « logique de l’apparaître », nous privilégions la cohérence des multiples qui composent un monde, leur enveloppement, la règle de corrélation des intensités d’apparition. Quand nous disons « forme de l’être-là », nous privilégions plutôt la localisation d’un multiple, ce qui l’arrache à sa seule absoluité mathématique, ce qui l’inscrit dans la singularité d’un lieu mondain.
Avec la notion de point, nous avons de quoi penser que ces deux déterminations sont coexistantes dans la logique générale de ce qui fait advenir l’être pur à son apparaître intrinsèque. Autrement dit : la transition entre l’ontologique et le logique est rendue visible quand on considère les points d’un monde. C’est pourquoi les points sont métaphoriquement des indices d’une décision de la pensée. Cette décision anonyme opère à la césure du mot onto-logie. Elle fait apparaître ce qui est dans l’entrelacs d’une logique. Ou encore : elle indique la topologie latente de l’être.
D’un point de vue intuitif, il est clair que « localiser » veut dire : situer un multiple « à l’intérieur » d’un autre. Ou encore : utiliser un multiple, dont on suppose que la position mondaine est établie, pour délimiter le lieu d’apparition d’un autre multiple. Notre propos est donc de penser la corrélation entre transcendantal d’un monde (degrés d’intensité), concept topologique de l’« intérieur » et point. Cette corrélation détient la rationalité de la puissance de localisation des points.
3. Intérieur et espace topologique
Nous devons d’abord élucider ce que c’est qu’une topologie. En substance, un espace topologique est la donnée, sur les sous-ensembles d’un multiple, d’une distinction entre un sous-ensemble et son intérieur. L’acte d’une localisation est en effet qu’il y ait sens à dire qu’un élément est « là », ce qui veut dire à l’intérieur d’un lieu (d’une partie du multiple initial). La donation axiomatique de ce que c’est qu’un lieu — ou une puissance de localisation — consiste à dégager les principes de l’intériorité.
Considérons par exemple la ville de Brasilia, cette capitale artificielle du Brésil, que nous pouvons penser comme ville « pure », de ce qu’elle a surgi de rien : plateau nu en 1956, inauguration en 1960. Que veut dire que Brasilia soit un lieu, un espace ? Certes, d’abord, qu’on sait ce que veut dire « vivre à Brasilia », ou « venir à Brasilia ». Il y a ainsi un ensemble référentiel, l’ensemble des éléments qui constituent Brasilia. L’intérieur de cet ensemble référentiel est justement « Brasilia » soi-même. Si je suis « en ville », c’est que je fais partie de la composition instantanée de Brasilia ; un lieu est d’abord la donnée d’un multiple, tel que son intérieur est identique à lui-même. S’agissant de la totalité référentielle « Brasilia », du site global des localisations, nous pouvons affirmer : l’intérieur de Brasilia est Brasilia.
Maintenant, ce site dispose de façon immanente ses parties. Cette disposition est si volontaire à Brasilia, si écrite par le fondateur de l’école brésilienne d’architecture, Lucio Costa, et ce, dès 1955, qu’elle compose le lieu comme un signe « plat » qui aurait acquis la force de localisation d’un corps. Le plan directeur (cf. illustration nº 6) est le développement d’une simple croix tracée sur un plateau désert de l’État de Goïas. Là est le centre, comme est la définition géométrique d’un point : intersection de deux droites. Lucio Costa ne fait que plier la transversale des deux côtés de l’axe glorieux, celui où seront édifiés, sous la direction d’Oscar Niemeyer, tous les palais de l’État. Si bien que nous avons le schéma d’un oiseau accordé — pour qui comme moi aime cette ville tissée d’absence — à l’immensité claire du ciel, si grand, ce ciel, quand vient le soir, qu’il dilate et absorbe la ville-oiseau, immobile au milieu de rien. Dans cet ordonnancement élémentaire des signes, l’eau répond au ciel : en bout d’oiseau, les grands lacs nord et sud redessinent et redoublent, courbe unique et miroitante, le mouvement bâti des ailes. Les parties sont alors clairement repérables comme « avenue des ministères » et « place monumentale » (l’axe central droit, orienté du nord-ouest au sud-est), « zone d’habitation nord » et « zone d’habitation sud » (les deux ailes), « secteur des villas individuelles » (rives des lacs), etc. Ces parties ont une puissance évidente de localisation. Ainsi, être « dans » la zone d’habitation sud signifie loger dans une des résidences réparties dans cette aile et regroupées — selon un principe que les architectes communistes voulaient égalitaire — en « unités de voisinage », où l’on trouve, le long des rues qui les quadrillent, équipements collectifs, magasins ou écoles.
Notons qu’un tel intérieur (de l’aile sud) est évidemment lui-même prescrit, ou localisé, par la partie dont il est l’intérieur : un logement ou un équipement de l’aile sud est une partie de l’aile sud. Disons que l’intérieur de l’aile sud est inclus dans le multiple « aile sud ».
De la même façon, l’ensemble des monuments — admirables — qui composent la gigantesque « place des Trois-Pouvoirs » : le siège du gouvernement (exécutif), le palais de justice (judiciaire) et, au ras du sol, comme des couverts pour un repas de géants, les coupoles symétriques de l’Assemblée nationale et du Sénat (législatif), forment l’intérieur de la place, ce que la place localise dans l’espace en fait de symboles devenus matière. Et nous pouvons naturellement écrire que l’intérieur de la place des Trois-Pouvoirs est inclus dans cette place.
Que dire maintenant des opérations algébriques traditionnelles applicables à l’espace, nommément la conjonction de deux lieux et l’itération ou répétition d’un parcours local, si nous les appliquons à la notion d’intérieur ? Autrement dit, posons les deux questions :
1) Connaissant l’intérieur de deux parties d’un espace défini, peut-on connaître l’intérieur de ce qu’il y a de commun à ces deux parties, à leur conjonction spatiale ?
2) Connaissant l’intérieur d’une partie quelconque, que dire de l’itération de sa saisie ? Ou encore : qu’est-ce que l’intérieur de l’intérieur ?
Si l’on prend par exemple le lac sud de Brasilia et une des riches villas qui le bordent, avec leur jardin incliné vers l’eau, on dira intuitivement que ce qu’il y a de commun entre la partie « lac » et la partie « villa » est précisément le jardin, dont le lac est, dans le soir chargé d’échassiers blancs immobiles sur les arbres, l’incorruptible horizon. Mais l’intérieur du lac, pensé comme composante de l’espace « Brasilia », est justement l’apport à toute la ville d’un bord de fraîcheur calme qui en assouplit la géométrie stellaire. Et l’intérieur du jardin est ce qui a la même fonction pour la villa. Ce qui exclut légitimement de cet intérieur la haie épineuse qui fait barrière et dont la fonction défensive est tournée vers l’étranger hostile, vers ce qui n’est pas la fraîcheur intime d’une résidence. En sorte que, au bout du compte, l’intérieur de ce qu’il y a de commun au lac et à la villa, et qui est l’intérieur du jardin, n’est autre que ce qu’il y a de commun aux deux intérieurs du lac et de la villa, nommément la fonction de douceur et de tranquillité en direction de leurs bords.
En somme, l’intérieur d’une conjonction est la conjonction des intérieurs.
On le vérifiera négativement si on demande ce qu’est l’intérieur de la conjonction entre les coupoles blanches du pouvoir législatif, presque au ras du sol, et la longue verticale du gouvernement, du pouvoir exécutif. La réponse est claire : cet intérieur n’existe pas, il est vide. Car les deux intérieurs contrastants — la verticale de l’ordre donné et l’horizontale de la loi discutée et votée — n’ont pas de rapports spatiaux immédiats. Ce qui cristallise dans une disposition architecturale le principe parlementaire de la séparation des pouvoirs. On voit alors que si les intérieurs de deux parties n’ont rien de commun, l’intérieur de la conjonction de ces deux parties est vide.
Tournons-nous maintenant vers l’itération des puissances d’un lieu : l’intérieur d’une partie possède-t-il un intérieur, et lequel ? J’entre dans le ministère des Affaires étrangères, de loin le plus beau de la suite des ministères rangés le long de « l’Esplanada dos Ministerios ». Me voici dans la grande salle, avec ses découpes lumineuses sur des plans d’eau carrelés de nénuphars. Je vois à une extrémité l’étrange jardin intérieur vertical, immense montée sous verre d’un tropique qui s’articule à la nudité officielle. Pourrais-je être plus à l’intérieur de ce palais moderne que je ne le suis ? Non, il m’est livré tel qu’invisible du dehors, j’ai franchi l’ordre presque anonyme du verre et du béton pour découvrir la fleur géante que cet ordre détient ; je ne peux qu’intérioriser cet intérieur, en jouir du dedans. L’intérieur, quand il me localise, n’a pas d’autre intérieur que lui-même, réitéré. L’intérieur de l’intérieur, c’est l’intérieur.
Nous voici en possession de quatre caractéristiques de l’intérieur d’une partie pour un ensemble référentiel donné.
1) L’intérieur de l’ensemble référentiel n’est autre que lui-même.
2) L’intérieur d’une partie est inclus dans cette partie.
3) L’intérieur de la conjonction de deux parties est la conjonction de leurs intérieurs.
4) L’intérieur de l’intérieur d’une partie est son intérieur.
Tels sont les quatre axiomes de l’intérieur.
On dira alors qu’un multiple est une topologie pour autant qu’on a pu définir sur ses parties une fonction « intérieur » qui valide nos quatre axiomes. Nous venons en substance de montrer en quel sens l’architecture de Brasilia peut être pensée comme espace topologique. Ce qui est remarquable, c’est que tout monde peut être considéré comme un espace topologique dès lors qu’on le pense selon les points que son transcendantal impose comme épreuve à l’apparaître d’une vérité de ce monde. L’expression « être-là » prend ici toute sa valeur. Exposée aux points, une vérité qui se soutient d’un corps apparaît véritablement dans un monde comme s’il était, de toujours, son lieu.
J’ai souvent imaginé, quand je me dissolvais, le soir, à travers les baies d’un appartement de l’aile sud de Brasilia, dans la clarté étale du ciel, que la cartographie des signes stellaires, dont les monuments de la ville semblaient le décalque terrestre, m’annonçaient que j’étais là pour toujours. L’oiseau posé sur le sol sec, les lagunes lunaires, les bétons stylés de Niemeyer : tout me disait qu’ainsi ouverts, les fragments de Brasilia, m’orientant dans la nuit, m’avaient incorporé à la naissance d’un nouveau monde.
4. L’espace des points, 1 : positivation d’un degré transcendantal
La démonstration de ce que, dotés d’un intérieur, les points d’un monde forment un espace topologique, n’est entièrement claire que dans l’exposition formelle. Esquissons cependant une présentation intuitive.
Remarquons d’abord que l’idée générale d’un lien entre topologie et transcendantal est assez naturelle. La loi mondaine des multiplicités est d’apparaître en un lieu. On ne s’étonnera donc pas que l’idée abstraite du lieu — la distinction entre intérieur et extérieur, les espaces topologiques — soit intrinsèquement liée à la structure transcendantale qui règle les intensités d’apparition. Que les points d’un monde (d’un transcendantal) composent un espace topologique est une idée plus précise et plus étonnante. Sa signification générale est la suivante : là où l’infinité des nuances qualitatives d’un monde comparaît devant l’instance du Deux — la figure phénoménale d’une « décision anonyme » —, là réside, concentrée, la puissance de localisation de ce monde. Le transit de l’être à l’être-là est validé dans un monde par la réduction de tous les degrés d’intensité à la figure élémentaire du « oui » et du « non », du « ceci ou cela », en son sens exclusif.
Kant, puis les grands noms de l’idéalisme allemand, ont eu une intuition comparable, quand ils ont installé au centre de leur physique rêveuse la dualité de l’attraction et de la répulsion. Cette interprétation dialectique de Newton voulait plaider pour la matière, visible ou invisible (l’éther), devant le tribunal d’une division native de la force.
Revenons un instant à l’architecture de Brasilia. Le transcendantal de la ville règle en particulier les intensités actives de tout ce qui s’y trouve ; par exemple, la sédentarité, ou apparition privative, règle l’ordonnancement des ailes, où ne figurent, à part les commerces, que des appartements. La puissante disposition militaire est inscrite, au nord-ouest de la ville, par la juxtaposition des résidences d’officiers et du ministère des Armées, disjoint des autres ministères, etc. Dans ces conditions, qu’est-ce qu’un point ? C’est une distribution transversale des intensités selon une répartition de l’espace — ou de sa signification — qui exhibe une division simple. S’agissant de Brasilia, il est clair que l’opposition nord / sud, inscrite inauguralement sur le plan pilote, organise ce qu’on pourrait appeler un point « faible ». Car la symétrie volontariste de ce plan répartit les mêmes fonctions (et donc des degrés très voisins) dans des bords différents du Deux. Ainsi l’aile nord de l’oiseau est certes moins intégralement structurée par des blocs d’habitation que l’aile sud, mais elle lui est fonctionnellement homogène. En revanche, l’opposition est / ouest, qui classe d’un côté l’industrie, la gare, les quartiers militaires, de l’autre les villas au bord du lac et les clubs de loisir, organise un point fort. Tout de même, le point qui fait contraster les intensités de type « apparition solennelle du vide » — la place des Trois-Pouvoirs, sorte de constellation terrestre — et celles du type « paix des arbres et des eaux », comme les rives à demi forestières du lac sud, est un point fort de la ville, qui doit traiter sa terrible fonction représentative (l’État tel que purement manifesté) tout en offrant aux politiciens, aux hauts fonctionnaires et aux ambassadeurs des asiles aptes à les retenir dans ce lieu quasi mort — en tout cas, comparé à la vie explosive de São Paulo.
Si maintenant on regroupe tous ces points, on va voir qu’ils ont une puissance de localisation située en quelque sorte « en dessous » du transcendantal. Ils sont comme un résumé de l’être-là de la ville ; ou, plus précisément, ils extraient de son transcendantal le régime de tensions, voire — pour un dialecticien matérialiste — de contradictions, qui organise la forme spatiale : représentation et habitat, pouvoir et vie quotidienne, fonctions de paix et fonctions de guerre, étude et loisir, tout cela, parce que le transcendantal de la ville est la pure création de quelques hommes, s’inscrit dans l’espace comme intensité localisée et trouve sa mesure dans les points. On pourrait également montrer que les engagements cruciaux d’une bataille, dont nous avons vu qu’ils exposent le corps-sujet politique aux points de ses décisions successives, présentent dans le lieu (le « champ » de bataille) un concentré de la guerre conçue comme monde. Les points sont donc assez naturellement comme le récapitulatif topologique du transcendantal. Ils espacent le monde.
Mais si les points forment, en liaison avec le transcendantal, un espace topologique, nous devons pouvoir définir ce que c’est que l’intérieur d’une partie de l’ensemble des points. En bref, étant donné un groupe de points, que peut bien être l’intérieur de ce groupe ? Et comment cet intérieur est-il lié aux degrés transcendantaux qui règlent l’apparaître ?
L’idée — très profonde — est la suivante. Un point concentre les degrés d’existence, les intensités mesurées par le transcendantal, en deux possibilités seulement. De ces deux possibilités, une seule est « la bonne » pour une procédure de vérité qui doit passer par ce point. Une seule autorise la continuation, et donc le renforcement, des actions du corps-sujet dans le monde. Du coup, les degrés transcendantaux sont en fait répartis en deux classes par un point quelconque que traite le devenir d’une vérité : les degrés associés à la « bonne » valeur et les degrés associés à la mauvaise.
Naturellement, cette bipartition change selon les points considérés. Par exemple, dans la procédure qui conduit Orsenna vers la guerre rédemptrice, l’inertie rêveuse du capitaine Marino, sa faible détermination existentielle, se verront attribuer la valeur négative par le point global « sommeil historique, ou réveil destructeur ». Cependant, dans l’éducation du héros, Aldo, les propos mélancoliques de Marino auront, par effet de contraste, une valeur positive quant au point « respecter la routine militaire ou agir de façon aventureuse et désordonnée ». De même, l’ordre oblique adopté par Alexandre contre Darius à Gaugamèles, mettant sa cavalerie de l’aile gauche très en retrait, assigne au degré de présence et de valeur combattante de cette cavalerie une valeur négative au regard du point « détruire l’aile droite des Perses ou subir son assaut », mais une valeur positive au regard du point différent « être exposé ou non à la charge des chars ».
Comme nous l’avons vu, dans l’interprétation relative à un monde déterminé, l’idée fondamentale est alors d’associer à un degré transcendantal tous les points au regard desquels ce degré, et les multiples qui y indexent leur existence, prennent la valeur positive. Si l’on veut : tous les « bons points ». Un ultime exemple trivial. Une basse intensité subjective, un complet sang-froid prendront la valeur positive pour le point « maîtriser une négociation complexe ou s’y faire dominer ». Une intensité très marquée, une colère d’Achille pourront en revanche avoir la valeur positive en cas de point du type rixe (cogner ou être cogné). Cette même colère ne vaudrait rien dans la négociation byzantine, etc. Savoir lequel des deux termes du Deux est positif dépend du contexte. Dans les pièces de Sartre, la décision pure adéquate à l’affirmation de la liberté emporte la valeur positive, cependant que les calculs d’opportunité, ou la soumission aux déterminismes supposés, passent du côté négatif. On dira que, pour Sartre, la positivation d’une intensité est l’ensemble des points du monde qui l’assignent à l’apparition de phénomènes d’auto-engendrement, ou de transparence subjective. Dans le cas de Brasilia, si l’on retient comme orientation sa valeur symbolique de capitale d’un immense pays sans unité géographique, on dira que la positivation d’un degré rassemble les points qui l’assignent à l’évidence spatiale de cette valeur. Très élevée pour les austères et colossaux signes de béton que sont les coupoles du Sénat ou de l’Assemblée, faible pour les somptueuses villas retirées dans les ombrages, au bord du lac, sites radieux qui n’affirment qu’une sempiternelle donnée archaïque du Brésil : les privilèges inouïs et indéfendables des riches.
Dans tous les cas, on peut rassembler autour d’un degré transcendantal toutes les fonctions binaires, de type « point », qui positivent ce dont il mesure l’intensité d’apparition. C’est ce rassemblement qui est la positivation du degré.
5. L’espace des points, 2 : l’intérieur d’un groupe de points
Si un point attribue à au moins un degré d’intensité une valeur positive — si ce point est dans la positivation du degré considéré —, on peut soutenir que ce point est, dans le monde où l’on opère, une contribution active à tout processus qui inclut des multiples dont l’intensité d’existence est le degré considéré. Par exemple, le point « approcher l’ennemi en oblique ou de front » attribue une valeur positive à la disposition des unités militaires d’Alexandre lors de la bataille de Gaugamèles. Le point « exprimer la ville de Brasilia comme capitale politique, et non comme site de fortunes privées » attribue une valeur positive aux monuments de la place des Trois-Pouvoirs et à leur intensité d’existence architecturale, mais une valeur négative aux villas privées du lac sud, si réussies soient-elles dans leur genre.
Plus généralement, les parts « actives » d’un groupe de points sont constituées par les positivations. Si en effet un groupe de points contient tous les points qui positivent un degré d’intensité d’apparaître — et donc attribuent une valeur positive à toute intensité différentielle d’apparition mesurée dans un objet du monde par ce degré —, on peut dire que ce groupe de points active le degré concerné dans toute l’étendue d’un processus du monde.
On conviendra alors de dire que l’intérieur d’un groupe de points est cette part active du groupe, soit la réunion de toutes les positivations qui sont des parties (ou sous-groupes) du groupe en question. L’intérieur d’un groupe de points est ce qu’il contient de ressource affirmative intégrale dans le monde.
Reste à se demander en quoi il est légitime de « topologiser » cette ressource en la considérant comme l’intérieur d’un ensemble de points. C’est tout simplement parce que le sous-groupe que composent, mises ensemble, les positivations, obéit aux caractéristiques de l’intérieur, telles que nous les avons phénoménologiquement dégagées ci-dessus. La démonstration formelle est ici irremplaçable, mais nous allons donner quatre « preuves » intuitives, correspondant aux quatre caractéristiques fondamentales de l’intérieur d’une partie d’un multiple.
La vérification de l’axiome nº 1 de l’intérieur (l’intérieur d’un ensemble est inclus dans cet ensemble) est triviale. Soit un groupe de points. Ceux de ces points qui ont la propriété d’appartenir à une positivation forment évidemment un sous-ensemble inclus dans le groupe. C’est ce que nous avons appelé le sous-ensemble « actif » du groupe, dont nous avons précisément dit qu’il valait intérieur pour le groupe. On voit que cet intérieur est inclus dans ce dont il est l’intérieur.
Ensuite, si l’on considère deux groupes de points, l’intérieur des points qui sont communs aux deux groupes est bien ce qu’il y a de commun à leurs intérieurs (axiome nº 2 de l’intérieur). En effet, l’intérieur du groupe de points communs au premier groupe et au second se compose des positivations qui sont incluses dans ce groupe. Il est clair que ces positivations, appartenant à la fois aux deux groupes, appartiennent à leurs intérieurs et forment donc la part commune de ces intérieurs.
Troisièmement, l’intérieur du groupe constitué par la totalité des points d’un monde n’est autre que cette totalité elle-même, tout comme l’intérieur de Brasilia, si l’on conçoit la ville comme un monde, est identique à Brasilia (axiome nº 3 de l’intérieur). Si en effet un point du monde n’est pas dans l’intérieur de l’ensemble de ces points, c’est qu’il n’est dans aucune positivation. Car la totalité des points contient certainement comme parties la totalité des positivations, lesquelles sont des ensembles de points. Le point supposé n’attribue alors une valeur positive à aucun degré transcendantal, à aucune existence, à rien de ce qui apparaît dans le monde. Autant dire que ce n’est pas un point, puisqu’un point est précisément ce qui instruit la puissance du Deux et introduit un partage binaire dans les valeurs d’apparition.
Enfin, qu’est-ce que l’intérieur de l’intérieur d’un groupe de points ? Par définition, l’intérieur est l’union d’un ensemble de positivations. L’intérieur de cet intérieur est l’union des positivations contenues dans une union de positivations. Autant dire que c’est l’intérieur lui-même (axiome nº 4 de l’intérieur).
Nous avons ainsi « démontré » que la part active d’un groupe de points — ce qu’il contient en fait de positivations — définit bien un intérieur de ce groupe. Ce qui revient à dire que les points d’un monde sont un espace topologique. Dans ce qui met à l’épreuve la puissance de vérité de l’apparaître se déchiffre que cet apparaître est, dans son essence, un topos : l’apparaître, en tant que support d’une vérité à l’épreuve du monde, est l’avoir-lieu de l’être.
Quant à l’activation de cet avoir-lieu, on remarquera que tout dépend en définitive du nombre de points d’un monde. Il va s’avérer que cette question est en son fond identique à celle de la puissance d’orientation ou de localisation d’un monde. À s’en tenir aux structures transcendantales, on verra que toutes les situations sont, en un certain sens, possibles. Depuis l’absence de tout point jusqu’à l’association d’un point à n’importe quelle intensité d’apparition. La puissance de localisation d’un monde, telle qu’instruite par la concentration en un point des intensités différentielles, peut varier du tout au rien.
6. Les mondes atones
On dit qu’un monde est atone quand son transcendantal est sans points.
L’existence de mondes atones est à la fois formellement démontrable et empiriquement avérée. Nous en avons assez dit pour qu’on comprenne que, dans de tels mondes, aucun formalisme subjectif fidèle ne peut être l’agent d’une vérité, faute de points pour que s’y confronte l’efficacité d’un corps. Ce qui explique que le matérialisme démocratique leur soit particulièrement approprié. Sans point, pas de vérité, rien que des objets, rien que des corps et des langages. Tel est bien le bonheur que rêvent les tenants du matérialisme démocratique : rien n’arrive, que la mort qu’on dissimule autant qu’on le peut. Tout est organisé, tout est assuré. On gère sa vie comme une entreprise à distribuer rationnellement les menues jouissances dont elle est capable. C’est bien, nous l’avons vu, la maxime qui sévit au rivage des Syrtes : rien n’arrivera plus, et donc on ne peut rien décider.
Des mondes adéquats à ces maximes du bonheur par l’asthénie (et l’euthanasie, revendication sempiternelle des « épointés » de l’existence, qui veulent pouvoir « gérer » leur mort dans le style cotonneux de leur vie) sont formellement possibles, comme, après la littérature, le montrera la mathématique des structures transcendantales.
Empiriquement, il est clair que les mondes atones sont tout simplement des mondes si ramifiés et nuancés — ou si endormis et homogènes — qu’aucune instance du Deux, et donc aucune figure de la décision, ne parvient à les évaluer. L’apologie moderne de la « complexité » du monde, toujours agrémentée d’un éloge du mouvement démocratique, n’est en réalité qu’un désir d’atonie généralisée. On a vu récemment l’extension à la sexualité de ce profond désir d’atonie. Une des orientations des gender studies anglo-américaines prône l’abolition de la polarité femme / homme, considérée comme l’une des instances — sinon même la source — des grands dualismes métaphysiques (être et apparaître, un et multiple, même et autre, etc.). « Déconstruire » la différence sexuelle comme opposition binaire, lui substituer un multiple quasi continu de constructions du genre (au sens de l’anglais gender), tel est l’idéal d’une sexualité enfin arrachée à la métaphysique. Nous n’objecterons rien d’empirique à cette vision des choses. Nous admettons bien volontiers que les figures du désir et les enluminures du phantasme se déploient dans le multiple — même si ce multiple est infiniment plus codé et monotone que ne le soutiennent les déconstructeurs du genre. Notre propos va seulement à dire que ce nuancier infini, ce retour à l’être-multiple comme tel, ne fait que soutenir, dans l’élément du sexe, l’axiome fondateur du matérialisme démocratique : il n’y a que des corps et des langages, il n’y a aucune vérité. Ce faisant, le « monde du sexe » est établi comme monde entièrement atone. Car la portée normative de la différence des sexes n’est évidemment pas sa conformité à quelque impératif biologique ou social que ce soit. Il s’agit seulement de ce que la dualité sexuelle, faisant comparaître le multiple devant le Deux d’un choix, autorise que soit proposé aux vérités amoureuses le traitement de quelques points.
En ce sens, il est bien vrai que la posture sexuelle n’est pas donnée mais construite. Ou que, dans le langage sartrien de Simone de Beauvoir, on ne naît pas femme (ou homme), on le devient. La posture sexuelle apparaît dans le monde de l’amour, ce monde que j’ai nommé ailleurs « la scène du Deux ». Parce qu’il est de l’essence de ce type de vérité de proposer aux amants, quels qu’ils soient, la comparution de leur devenir au tribunal de quelques points du monde d’amour qu’ils ont déclaré. Pensée selon la dialectique matérialiste, la différence des sexes — tout à fait indépendamment du sexe empirique de ceux qui s’y engagent — sert d’appui à ce qu’un formalisme subjectif s’empare amoureusement d’un corps qu’une rencontre a fait venir au monde. Cette différence n’est jamais que brisure de l’atonie des sexualités à la mode. Cela nous amène à la corrélation, que la logique éclaircit entièrement, entre l’atonie et l’impossibilité de la solitude (la « communication » universelle). Appelons « isolat » un degré d’intensité positif non minimal tel que rien ne lui est subordonné, sinon le minimum. Autrement dit, il n’y a rien entre lui et le rien. La logique pure établira qu’un monde sans isolat est atone. Là où tout communique à l’infini, il n’existe aucun point. Empiriquement, un isolat est un objet dont l’intensité d’apparition est indécomposable. On n’a pas besoin, pour en évaluer la pertinence dans une construction de vérité, de l’analyser, de le décomposer, de le réduire. Il est un point d’arrêt dans le monde. Un tel point d’arrêt atteste qu’en un lieu au moins l’atonie du monde est mise en échec, et qu’il est requis de décider, de dire « oui », ou « non », à une procédure de vérité.
Par exemple Goetz, dans Le Diable et le bon Dieu, expérimente que son monde (un Moyen Âge finissant dévasté par la guerre civile) est en réalité une sorte de chaos atone. Il a en effet essayé de le faire comparaître devant la dualité morale du Mal et du Bien. Mais il n’y a aucun isolat, dans l’expérience, qui puisse accorder à cette dualité le statut d’un point véritable. Quand Goetz s’essaie à faire le Bien, les multiplicités mondaines se dérobent, s’effilochent : les paysans refusent le don des terres, le lépreux est dégoûté par le baiser, la femme aimée meurt… Tout semble devoir sombrer dans ce que Sartre nomme des « tourniquets » : le Bien se change en Mal, le défilé des apparences s’accélère, la subjectivité est sans prise sur quelque réel que ce soit. Elle est, dirons-nous, un formalisme sans corps. Finalement, Goetz s’aperçoit qu’il faut partir, non des catégories de la conscience, mais du seul isolat du monde : la guerre des paysans. Le processus de cette guerre n’appelle aucune dissolution analytique. Il ne comparaît pas non plus devant les abstractions de la moralité. Il est à lui-même sa propre fin, et il exige seulement qu’on y participe ou qu’on s’y oppose. Aussi Goetz acceptera-t-il la demande du chef paysan Nasty : mettre ses qualités de chef de guerre au service des bandes inorganisées de la paysannerie. Nasty sait, lui, qu’il y a au moins un point : le choix à faire pour un paysan d’être un rebelle libre ou un serf. Goetz va se mettre à son école. Ses derniers mots, typiques du travail d’un point contre l’atonie menaçante d’un monde, seront : « Il y a cette guerre à faire, et je la ferai. »
Leçon qu’on peut aujourd’hui méditer car la déclaration d’atonie d’un monde peut n’être qu’idéologique. Sous couvert d’un programme de bonheur familial sans histoire, de consommation indéfinie et d’euthanasie avec musique douce, elle peut bien masquer, voire combattre, les tensions révélatrices, dans l’apparaître, d’innombrables points à tenir. En sorte qu’à la violente promesse d’atonie universelle que nous fait, sous les armes, le matérialisme démocratique, nous pouvons opposer la recherche, dans les replis du monde, de quelque isolat où tenir qu’un « oui » autorise que d’un point au moins nous devenions le héros anonyme. Pour s’incorporer au Vrai, il faut toujours interrompre la banalité des échanges. Arguer, comme René Char évoquant le silence de Saint-Just le 9 Thermidor, « les volets de cristal à jamais tirés sur la communication ».
7. Les mondes tendus
Si souvent les isolats sont rares, on se rappellera qu’il est également possible qu’un transcendantal en ait autant que de degrés. C’est la disposition des mondes tendus, qui s’opposent ainsi aux mondes atones. Autant de degrés d’intensité de l’apparaître, autant de points possibles ; la décision, qui n’est nulle part dans un monde atone, est, dans un monde tendu, partout. C’est bien aussi la conviction de Sartre : je peux « me choisir », donc décider librement mon être en toute situation, et c’est du reste ce que je fais. Seulement, l’apparaître de ce choix — sa réflexion pure — n’est pas en général manifeste. Ce qui veut dire que, bien que toute circonstance précise puisse être un point — il suffit pour cela de la traiter isolément, en elle-même, comme l’isolat qu’elle est —, la conscience s’arrange le plus souvent pour l’incorporer à un monde atone. Il suffit cette fois de la renvoyer à autre chose qu’elle-même, de la dissoudre dans la complexité du monde, de la noyer dans la communication.
Par exemple, Hugo et sa femme Jessica discutent de la mission d’Hugo (liquider Hoederer) et ne parviennent pas à en partager le sens. On a le dialogue suivant :
HUGO : Jessica ! Je suis sérieux.
JESSICA : Moi aussi.
HUGO : Toi, tu joues à être sérieuse, tu me l’as dit.
JESSICA : Non, c’est toi.
HUGO : Il faut me croire, je t’en supplie.
JESSICA : Je te croirai si tu crois que je suis sérieuse.
HUGO : Bon. Eh bien, je te crois.
JESSICA : Non. Tu joues à me croire.
HUGO : Nous n’en sortirons pas.
C’est l’exemple même de l’impossibilité où se trouvent souvent les consciences de surmonter l’atonie, de constituer leur propre devenir (ici leur amour, ou au moins leur complicité) en isolat suffisamment résistant pour que s’y arrime un point actif. Dialogue, en vérité, typique des valeurs à la fois ludiques et désespérées où l’injonction démocratique nous confine, afin que nous devenions les serviteurs de l’atonie du monde.
Quand, en revanche, Hoederer déclare :
« Je suis pressé. Je suis tout le temps pressé. Autrefois, ça m’était égal d’attendre. À présent je ne peux plus. »
Il indique un monde tendu, contredisant ainsi, pour part, l’atonie revendiquée des mondes du pragmatisme. Dans le monde tendu, chaque échéance est un isolat où l’on doit appuyer une décision. La vie, dès lors, de point en point, ne vous laisse aucun répit, accordée qu’elle est à la tension de tout ce qui apparaît.
Beaucoup de mondes ne sont ni atones, ni tendus. Ainsi de Brasilia, tendue, selon l’axe est / ouest, entre le dénuement populaire et la somptuosité du lac, atone, selon l’axe nord / sud, entre les deux ailes d’habitation. Tension corporelle de l’oiseau qu’une volonté politique, celle du président Kubitschek, a plaqué sur le sol ; détente égalitaire des demeures, rêvées par des architectes communistes, Costa et Niemeyer. Ainsi, entre atonie et tension, nous parions nos mondes, selon les impératifs opposés d’avoir à y trouver la paix, ou d’excéder, point par point, ce qui, de ces mondes, ne fait qu’apparaître.
Là où je viens, je ne suis là qu’au point où j’y suis.