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— On se commande une pizza, mon petit crabe ?
Nour regarda sa mère comme une sainte apparition. À l’instar de « burger » ou de « glace », « pizza » faisait partie de ces mots magiques qui, instantanément, avaient ce pouvoir de transfigurer une soirée morose en vraie fête. Depuis sa première pizza, Nour restait fidèle à l’hawaïenne, avec ses petits dés de jambon et d’ananas. Contre l’avis de ses parents, Layla souhaitait la laisser décider si elle mangerait du porc ou non, en fonction de la pratique religieuse vers laquelle elle s’orienterait. Pour elle, en revanche, ce serait plutôt une pizza sans jambon ni chorizo. Et bientôt, avec la nouvelle lune, elle observerait le ramadan.
Trois quarts d’heure plus tard, le livreur apporta une hawaïenne et une forestière sans jambon. Mère et fille, assises l’une contre l’autre sur le canapé devant une émission de variétés, savouraient leur pizza encore chaude en même temps que ce moment passé ensemble.
— Tu viendras dormir chez papy et mamie, toi aussi, maman ? demanda Nour entre deux bouchées.
Layla eut soudain de la peine à déglutir. Ces questions récurrentes la tuaient. Elles accentuaient son impuissance et son incapacité à remplir son rôle comme une mère normale. En fait, dans la vie de Layla, rien n’avait jamais été normal.
— Je viendrai dîner avec vous, mon cœur. Mais tu sais bien que je ne pourrai pas rester dormir. Il n’y a pas assez de place.
— Ben si, si on dort ensemble.
Que répondre à cela ? La vue de Layla se brouilla tout à coup d’un voile humide. Elle mordit dans une autre part de pizza, ce qui la dispensa de parler. L’effet « pizza » était en train de retomber et elles terminèrent dans un silence qui érigea un mur entre elles. Putain de métier. Mais qu’est-ce que je l’aime, songea Layla, les yeux posés sur la nuque frisottée de sa fille. Tu l’aimes, oui, au point de ne pouvoir y renoncer pour passer davantage de temps avec la chair de ta chair, lui susurrait sa petite voix intérieure. Celle qui avertit, qui conseille, celle qui agace aussi parce qu’elle a souvent raison et que, pourtant, on oublie trop souvent d’écouter.
— C’est l’heure d’aller au lit, mon ange.
Une fois Nour couchée avec les traditionnels câlins et baisers sur le front, dans sa chambre d’enfant où les mauvaises choses de ce monde ne pouvaient pas l’atteindre, Layla se glissa à son tour sous la couette avec sa tablette. À son chevet, brillait le regard rieur de son étoile. La photo datait des quatre ans de Nour, célébrés en famille. Un mouton avait été sacrifié pour le méchoui. Il avait cuit à la broche une bonne partie de la nuit, devenant hâlé au fil des heures. La fête avait duré toute la journée du lendemain. À côté du portrait de sa fille, une photo d’elle et de son frère, enlacés et heureux, était aussi encadrée.
Avant qu’elle ferme les yeux, comme très souvent, ses souvenirs la ramenèrent au temps où Icham et elle avaient trois et cinq ans et couraient encore, sales et dépenaillés, dans le labyrinthe crasseux du plus grand bidonville marocain, en mendiant du pain. Puis à cette nuit où Latifa et ses deux enfants fuirent à pied ce pays et sa misère, clandestinement, sans papiers, avec l’aide d’un passeur grassement payé par Mokhtar Bennani, leur protecteur, qui les attendait à Tanger. Une semaine à travers le Moyen Atlas et le Rif pour éviter les villes. Trois jours à dos de dromadaire, puis de mulet, pour la plus grande joie des enfants. De ce périple qui aurait pu s’avérer fatal, malgré le vent brûlant qui leur asséchait la bouche et les yeux, malgré les nuits froides à dormir à même le sol, Layla avait gardé une impression d’intense liberté, et surtout une soif de découvrir le monde et de vivre.
Mokhtar Bennani, l’homme qui leur donna son nom en se mariant à leur mère, n’était pas leur père biologique, mais fut bien plus. Leur sauveur, celui qui les éleva et les aima comme ses propres enfants. Violée par un ami de son premier époux, Latifa avait été répudiée et, enceinte, sans travail, avait trouvé refuge dans le bidonville de sa ville natale où elle avait accouché d’Icham, alors que Layla avait deux ans. Mokhtar Bennani, le frère de la femme qui avait aidé Latifa en l’hébergeant le temps de sa grossesse, était tout de suite tombé amoureux de ce regard sur lequel les chagrins et les douleurs de la vie avaient déposé un voile de pudeur et de tristesse. Seulement, il ne pouvait pas s’unir à une mère célibataire, de surcroît répudiée après avoir été violée, aussi décidèrent-ils de fuir pour avoir une chance de vivre leur amour.
Après avoir vendu son petit commerce de cuirs à Casablanca, Mokhtar était donc parti en éclaireur à Tanger pour leur dégotter une place sur un porte-conteneurs. Avec ses contacts et l’argent de sa boutique, muni d’un passeport, il avait pu leur offrir une traversée de Gibraltar à Malaga, d’où ils avaient embarqué dans un camion de fournitures en direction de Marseille en priant pour passer les contrôles et la frontière. Une fois là-bas, une relation de Bennani les avait hébergés le temps qu’il trouve un emploi dans le bâtiment. Deux ans après, Mokhtar et Latifa s’étaient enfin mariés et, avec les enfants, s’étaient installés à Auxerre où Bennani avait ouvert une épicerie. Depuis, Layla priait tous les soirs avant de s’endormir. Outre la générosité d’un homme, c’était la prière et le pain qui les avaient sauvés, leur répétait Latifa, les yeux embués, reconnaissante.
Un jour, Layla racontera à Nour l’incroyable épopée familiale. Elle lui parlera du courage absolu d’une femme, Latifa, sa grand-mère, grâce à laquelle Icham et elle virent le jour. Elle lui révélera que Mokhtar n’était pas son père biologique, mais que les liens du cœur parlaient parfois plus que ceux du sang. Nour saura alors qui était vraiment sa mère, d’où elle venait et pourquoi elle n’avait pas pu être une mère normale. Layla essaya d’oublier cette journée, assombrie par sa rencontre « fortuite » avec d’Orsay au parc, tout en pensant à Esther, dont elle n’avait reçu qu’un bref « Bien arrivée ».
Elle n’avait même pas une amie normale.