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Après un passage sans encombre de la douane, Esther était arrivée au lieu de rendez-vous fixé par son unique interlocutrice à Thanatea, qui lui avait assuré que quelqu’un la conduirait ensuite à destination. Elle s’était garée sur un parking privé, équipé de caméras de surveillance, à l’extrémité d’une allée d’arbres, en bordure du lac. Comme convenu, une personne, sans doute un chauffeur, l’attendait. Lorsqu’elle comprit qu’elle allait devoir laisser sa Jeep ici et ne prendre que ses affaires, Esther fronça les sourcils sous ses lunettes de soleil.

— Désolé, madame, nous n’embarquons pas les véhicules personnels des employés sur Thanatea.

L’homme était grand et mince, vêtu d’un costume trois pièces qui lui donnait plutôt belle allure, et coiffé d’une casquette de chef de gare ridiculement désuète. Quant à sa barbe bien taillée, mais épaisse, elle semblait faire rempart entre le monde extérieur et lui-même.

— Thanatea est un lieu-dit ? Je croyais que c’était le nom de la société… s’étonna Esther en ouvrant son coffre. Et pourquoi parlez-vous d’embarquer ? Ça ne se trouve pas sur les bords du Léman ?

Le chauffeur se précipita aussitôt pour prendre ses valises et son sac.

— Thanatea est le nom de l’entreprise et de l’île sur laquelle elle est implantée, expliqua-t-il.

Une île… Un détail qui n’était pas mentionné dans l’offre d’emploi. Sans doute pour préserver l’intimité de ceux qui venaient y faire leur dernier voyage, se dit Esther. Et par la même occasion, la sienne. Alors, une île, pourquoi pas…

— Je vais vous demander de me confier les clefs de votre véhicule, énonça l’homme d’un ton affable, en la fixant avec insistance de son regard d’un bleu étonnamment clair qui la transperça.

Encore une chose qui n’était pas prévue au programme. Esther hésita, soudain déstabilisée. Reprendre ses affaires et se tirer d’ici ou bien se laisser porter par les événements et voir où ça l’amènerait. Après tout, il serait toujours temps de démissionner en cas de problème…

— Madame Azoulay ? Vos clefs.

Une main tendue accompagna le rappel à l’ordre formulé cette fois d’un ton plus ferme qui déplut à Esther. Les yeux de chat qui la scrutaient dégageaient quelque chose de mystérieux, d’insondable. Et pourtant d’étrangement familier. Se souvenant qu’elle avait un double dans une poche de son sac, elle les lui remit dans un soupir contrit parfaitement simulé. Puis elle le suivit jusqu’à un ponton recouvert de peinture blanche au bout duquel était amarré un bateau à moteur de type vedette. Une fois tous deux à bord, il détacha les amarres et gagna l’avant.

— Mettez-vous à l’aise, lui suggéra le chauffeur en l’invitant à s’installer sur l’un des sièges de cuir fauve derrière le poste de commande. Je ne me suis pas encore présenté : Marten, à votre service. Je suis chauffeur, mais également jardinier sur Thanatea. Et, croyez-moi, les fleurs, ce n’est pas ce qui manque là-bas !

Le bruit du moteur masqua ses derniers mots. Dans un doux roulis, manœuvrée avec souplesse, l’embarcation se détacha du ponton et prit de la vitesse. Sur l’autre rive, en face, côté français, se découpaient les reliefs verdoyants où se nichaient les villes de Thonon et d’Évian. Une légère brume flottait à la surface du lac comme une fine gaze trouée par endroits. Le Léman, cette vaste étendue d’eau en forme de croissant, entre la Suisse et la France. Esther avait du mal à croire qu’elle se trouvait là, sur un bateau, en route pour une destination inconnue entourée de territoires pourtant familiers.

— J’ai l’impression que nous nous sommes déjà croisés dans d’autres circonstances… lâcha soudain Marten. Mais moins gaies qu’aujourd’hui. Hôpital Édouard-Herriot à Lyon, service pédiatrie et maladies orphelines, ça vous parle ?

Esther le dévisagea dans un tremblement. Non, ce n’était pas possible…

— Vous… vous devez confondre, répondit-elle précipitamment.

— Alors vous avez un sosie.

— C’est possible. On en a tous un, paraît-il. Pourquoi cette société s’est-elle implantée sur une île ? s’enquit-elle ensuite pour échapper au silence gêné qui s’installait.

— Pardon ?

Esther réitéra sa question plus fort.

— Depuis le début du XXe siècle, commença Marten, les gens qui souhaitaient mettre un terme à leur vie et à leurs souffrances ou tout simplement partir dignement avant de devenir séniles se rendaient sur l’île. On la surnommait alors « l’île aux Morts ». Dans le fond, Thanatea n’a fait que perpétuer une tradition qui existait déjà et développer davantage de services. Et puis ce nom, c’est tout de même plus joli, vous ne trouvez pas ?

Esther ravala sa salive. Elle n’avait pas vraiment d’avis sur le sujet.

— C’est vrai, ça sonne mieux, se força-t-elle à dire. Et comment aidait-on ces gens à mourir à l’époque ?

— Dans le plus grand secret, bien sûr. Avec du personnel spécialisé. On les appelait « les aides mortuaires ». Un peu le pendant des aides-soignants, mais pour un accompagnement à la mort. Les candidats à cette mort assistée avalaient une solution létale et s’éteignaient paisiblement, comme s’ils glissaient simplement dans un sommeil profond. Sauf que de celui-là, personne ne s’en réveille. Vous ne vous étonnerez donc pas qu’il y ait un vieux cimetière sur l’île, où reposent les premiers suicidés. Et c’est précisément parce que tout cela dérange que Thanatea ne figure sur aucune carte. Aujourd’hui, c’est devenu un lieu privé, sous bonne garde. Depuis sa création, la société offre, ici et partout où la loi le permet, des prestations encadrées dans un environnement exceptionnel. On souhaite à nos défunts de reposer en paix. Ce qui, en réalité, est impossible dans des conditions prétendument normales. Quand vous verrez le cimetière de Thanatea, vous comprendrez. On y repose vraiment en paix. Les tombes ne risquent pas d’être vandalisées, personne ne vient voler les fleurs fraîches pour les revendre. Sans compter qu’une fois la concession achetée, c’est pour l’éternité, si je puis dire. À Thanatea, on aide les gens qui ne veulent plus de leur vie à réussir leur mort.

— Et leurs proches ? Ils ne viennent pas sur l’île prendre part aux obsèques ? s’étonna Esther.

— La cérémonie à laquelle ils peuvent assister est organisée dans une annexe qui se trouve sur les rives. À proximité du lieu où est garée votre voiture. Sur l’île elle-même, à part les employés, ne sont autorisés que celles et ceux qui ont décidé de mourir et qui ont payé pour ça. La plupart sont en rupture avec leur famille, ou alors n’ont tout simplement pas prévenu leur entourage de ce projet. En tout cas, la mise en terre du défunt se déroule dans la plus stricte intimité, en présence d’un prêtre pour ceux qui le souhaitent, d’un représentant de Thanatea et des fossoyeurs.

— C’est fou, on ne pourrait pas imaginer ça sur le Léman… Un lac aussi connu et fréquenté.

— Chaque endroit sur Terre possède ses mystères et ses légendes. Tenez, saviez-vous que lors de sa lune de miel à Évian avec la belle Elizabeth, le docteur Victor Frankenstein n’avait rien pu faire pour empêcher la créature sortie de son cabinet, et de son cerveau, de tuer sa jeune épouse ?

— Ce n’est qu’une fiction, sourit-elle pour se donner contenance.

Elle avait été officier de police judiciaire des années durant et confrontée à de véritables horreurs, mais les mots de Marten sonnaient étrangement. Si Esther n’avait jamais lu le roman de Mary Shelley, en revanche elle avait, comme tout le monde ou presque, vu au moins une de ses adaptations à l’écran. Ce conte horrifique lui avait paru si réel… Entendre évoquer ce terrifiant passage alors qu’on l’emmenait en bateau, seule à bord, sur une île au milieu d’un lac aussi vaste que le Léman, une île où l’on venait pour mourir, la fit soudain frémir.

— La réalité est bien pire, commenta Marten par-dessus son épaule. Et les monstres existent, même si on essaye, dès notre enfance, de nous faire gober le contraire. Sauf qu’ils ne sont pas planqués derrière les rideaux de notre chambre.

Il sembla à Esther que le ton du chauffeur était nettement moins obséquieux et son langage un peu plus relâché. Sa vraie nature reprenait-elle le dessus tandis qu’ils approchaient de leur destination ?

— J’en ai rencontré deux, de ces monstres. En plein jour et ailleurs que dans ma chambre… On leur aurait donné le bon Dieu sans confession, dit-elle sans savoir pourquoi.

— Ils vous ont marquée, ça se sent.

Esther hocha la tête sans répondre. Dans ma chair, pensa-t-elle.

Droit devant eux, un morceau de terre et de rochers entouré d’eau grandissait à vue d’œil. Thanatea, l’île aux Morts.