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Ce ne pouvait être un hasard. Et il existait forcément une explication. Peut-être était-ce un cadeau d’accueil réservé à chaque nouvelle recrue ? Mais pourquoi cet origami en forme d’oiseau qui résonnait si fort en elle, et quel était le message ? Il représentait un cygne, symbole de paix et d’amour éternel. Peut-être le précédent occupant des lieux l’avait-il oublié dans le tiroir ou bien laissé délibérément, par bienveillance ? Autant de questions qu’elle poserait à Marten lorsqu’elle le verrait.
Esther referma le tiroir en ne gardant que l’origami. Contrairement à la figurine, dont la ressemblance avec ses propres traits la tourmentait autant qu’elle l’interrogeait, cet oiseau l’attirait étrangement. Le retournant pour l’examiner sous toutes les coutures, elle découvrit, inscrit à la main au feutre bleu foncé, un chiffre : « 1 ». Le premier d’une série ? Elle le plaça sur la table de chevet, au pied d’une lampe de style industriel. Elle ressentait une étroite connivence avec ce pliage… Comme une part d’enfance qui se manifestait… Des souvenirs remontèrent telles des bulles. Ses parents, si unis qu’elle en avait souffert malgré elle, se jugeant parfois de trop au milieu de cette relation fusionnelle. Layla, son amie, son inséparable, qu’elle avait fini par abandonner. Hélène, qu’au fond elle plaignait d’être tombée dans une famille de beaufs et de racistes, qui l’avait contaminée. Elles s’en étaient payé, ensemble, des journées d’insouciance à imaginer leurs vies : un mari, des amants, la maison qu’elles auraient, le nombre d’enfants dont les deux autres seraient les marraines. Tellement différentes, elles avaient au moins en commun de désirer un monde plus juste, sans violence ni crime. Était-ce trop demander ?
Esther regarda l’oiseau. Il la regardait aussi. Elle avait le sentiment qu’il veillerait sur elle. Comme un ange. Son ange. À cet instant, elle en eut presque la certitude : c’était ici qu’elle trouverait enfin la paix et l’oubli.
Prenant son smartphone et la carte magnétique, Esther se dirigea vers la porte d’entrée avec l’intention de se rendre à la salle commune, sans savoir vraiment comment. Stupéfiée par la découverte de l’île, puis de la propriété, elle n’avait pas tout retenu des explications de Marten. Finalement, jetant un œil au jardin, elle se ravisa. Il y avait peut-être un moyen de gagner le parc par là sans se faire remarquer. Et elle espérait secrètement qu’il y ait un peu de réseau à l’extérieur. S’imaginer dans cette salle, parmi des inconnus, à devoir parler à Layla sans la moindre intimité lui apparut insupportable.
Elle entrouvrit juste assez la baie vitrée pour se faufiler dans le petit jardin à la recherche d’un passage qui donnerait sur le parc. Ce qu’elle dénicha sans peine, entre deux haies. Elle marchait maintenant à l’ombre des arbres, sur un tapis de mousse et de terre aux relents printaniers et humides. Des grappes de champignons remplissaient leur rôle de sentinelles aux pieds des chênes, des hêtres bicentenaires et des quelques conifères.
Les yeux rivés à l’écran de son portable, elle attendait d’obtenir au moins deux barres pour pouvoir appeler Layla.
— Madame Azoulay ?
Les mots, formulés par une voix étonnamment grave et pourtant féminine, vinrent ricocher dans son dos. Zut… Elle se retourna en soufflant. Une femme d’une cinquantaine d’années, à l’austérité presque monacale, sans maquillage, les cheveux poivre et sel tirés en arrière découvrant un front immense, vêtue d’une sorte d’uniforme bleu nuit et gris, lui faisait face. Ses yeux très noirs transperçaient Esther comme deux dagues, malgré une esquisse de sourire poli.
— Oui ?
— Bonjour. Je suis la concierge et vous souhaite la bienvenue. M. Marten a dû vous dire de vous adresser à moi pour toute demande.
— En effet. Je n’ai pas de question pour le moment, tout va bien, je vous remercie.
— Nous nous employons à veiller au bien-être de nos résidents et faisons tout pour que vous vous sentiez au mieux dans cet environnement. En revanche, il y a un règlement qui s’applique à tous. Y compris à moi-même, sauf urgence.
— M. Marten vous a certainement parlé de la salle Internet d’où vous pouvez aussi appeler.
— Je ne dérange personne, ici. Et je préfère avoir mon intimité pour communiquer avec mes proches.
— Croyez que j’entends entièrement vos arguments, madame Azoulay, seulement les termes du règlement n’ont pas été établis de façon arbitraire, mais pour des raisons très précises. Ne pas troubler la quiétude de ces lieux, auquel ce parc naturel préservé appartient, et éviter au maximum les effets nocifs des ondes. Telles sont la priorité et la volonté de Mme Horn. Et le respect du règlement entre dans votre contrat de travail.
Qui n’est pas encore signé, faillit lui jeter Esther à la figure. Mais elle n’allait pas pinailler, et la concierge était le genre de personne qu’il valait mieux avoir dans sa poche que compter parmi ses ennemis.
— Est-il possible de m’entretenir avec Mme Horn ?
— Comme vous le savez sans doute, elle vit à l’étranger. Au début, elle venait régulièrement, le temps de la mise en place de la société, mais maintenant elle gère tout à distance, avec l’aide de la directrice des ressources humaines qui, elle, se tient à notre disposition. Elle ne prend pas non plus les appels téléphoniques venant de ses employés. Sinon ça n’en finirait pas. Mme Horn reste cependant très à l’écoute et accorde une grande importance à l’aspect humain dans son entreprise. Voulez-vous bien me suivre à la salle pour passer votre appel ? Ainsi, vous saurez où elle se trouve et ne risquerez plus de vous égarer dans le parc.
C’est ça, vieille pie, tu sais très bien que je ne me suis pas
« égarée », se dit Esther en lui lançant un regard furieux. Elle avait deviné, en effet, avec la caméra de surveillance qui se fondait au décor, que tout ici faisait l’objet d’un contrôle rigoureux. La concierge avait dû être prévenue par les agents de sécurité.
« Bien arrivée », fut tout ce qu’Esther eut le cœur d’envoyer à Layla, par WhatsApp, depuis l’espace commun. Ensuite, n’ayant pas faim, elle déclina l’invitation de la concierge à se joindre aux autres résidents pour le dîner. La seule éclaircie dans ce ciel soudain assombri était Marten et la douceur mélancolique qui l’habitait. Elle savait qu’ils partageaient la même tristesse, le même besoin de solitude. Le soir, après la douche, elle se brossa les dents au-dessus de la vasque. Lorsqu’elle releva la tête, elle croisa son reflet dans le miroir, qui lui renvoya l’image de ce corps nu qu’elle eut l’impression de redécouvrir. Du bout des doigts, de son sein gauche à son sternum, elle suivit le trajet d’une ancienne brûlure qui avait laissé une plaque dépigmentée et fripée, juste sous un tatouage. Quatre lettres entremêlées y foraient un prénom. Sara.
Elle avait reçu du café bouillant sur la peau. Brûlure au second degré. Ironie du sort ou bien travail de l’inconscient pour régler ce qui ne l’avait pas été, elle allait passer ses journées à en servir. Son sourire crispé se mua en grimace. Des larmes s’échappèrent de ses yeux et roulèrent sur ses joues. Elle enfila un tee-shirt ainsi qu’un caleçon long et se glissa sous la couette couleur taupe en coton satiné. Là, son regard tomba sur le numéro de téléphone de Marten. « N’hésitez pas à l’utiliser », avait-il dit. Elle oscilla quelques instants, puis finalement renonça. Elle n’avait rien à lui demander de concret et, en même temps, elle aurait voulu parler. Juste ça, parler à quelqu’un qui lui tendrait une oreille bienveillante, sans avoir à sortir de son logement de fonction. Quelqu’un dont elle se sentirait proche, sur la même longueur d’onde. Mais, paradoxalement, Marten représentait aussi cet écho d’un passé trop lourd à porter.
Esther prit l’oiseau bleu entre ses doigts, aussi délicatement que s’il s’agissait d’un papillon, et le déposa au creux de sa paume. 1. Où était le 2 ?
— Je le trouverai, c’est promis, murmura-t-elle en fermant les paupières.
Veille, mon ange, veille sur moi. Sara.