15
Toute la journée Hélène s’était sentie prise entre deux parenthèses sans pouvoir en sortir. L’après-midi touchait à sa fin et elle n’avait pas eu davantage de nouvelles de Gauthier. De son côté, elle avait laissé un message à son avocat disant qu’elle souhaitait amorcer une procédure de divorce. À cette heure, Titi devait l’attendre avec impatience. Le pauvre chien était condamné à se retenir douze heures d’affilée, et Hélène s’en voulait de lui faire subir les conséquences d’un job aussi prenant. Elle plia donc bagage, rangea un dossier qui traînait encore avec les autres, enfila sa Barbour et éteignit la lumière en quittant son bureau, une barre entre les omoplates. Elle ne se rappelait pas la dernière fois où elle avait été heureuse. Réellement, profondément heureuse. Où elle avait perçu les ondes d’un vrai bonheur, ce frémissement hormonal, cette décharge de sérotonine dans tout le corps. Cette sensation d’exister, d’être. Intensément. Plus elle avançait, plus l’obscurité se refermait sur elle. Les trois heures de terrain d’aujourd’hui, sans réelle progression, la maintenaient dans ce brouillard.
Enceinte, avorter, enceinte, avorter… Cette insupportable engaine rythmait ses pas et ses pensées. Le rendez-vous chez le gynécologue était pris. Elle avait désormais deux jours pour l’annuler. Ou commettre l’irrévocable. Avec ses semelles de plomb, traverser le parking jusqu’à son SUV ressemblait à un marathon. Sauf qu’à l’arrivée, c’était une foule qui accueillait d’ordinaire les coureurs, non pas un seul homme, un bouquet de fleurs à la main.
Une fraction de seconde, entre chien et loup, Hélène crut que, revenu à la raison, Gauthier lui faisait la surprise de l’attendre à sa voiture. Mais en se rapprochant, son instinct l’alerta d’une présence indésirable. Marc d’Orsay était le dernier qu’elle aurait espéré voir ce soir-là.
— Bonsoir Hélène, susurra-t-il dès qu’elle fut à portée de voix. Content de te voir.
Un sourire chaleureux appuya ses paroles. Hélène lui lança un regard froid. Elle, elle n’avait envie de voir personne.
— Tiens, je n’ai plus droit à « petite Gorce » ? railla-t-elle en déverrouillant son véhicule.
— Justement… Si je me suis permis de venir à l’improviste à la sortie de ton travail, c’est pour te présenter mes excuses.
Hélène le toisa avec ironie, se disant qu’il allait pleuvoir des grenouilles. Ou peut-être préparait-il quelque chose. Elle resta donc sur ses gardes.
— Des excuses ? Tu n’as pas fini, alors…
— Je ne suis pas là pour qu’on se prenne la tête. C’est sincère, Hélène. J’aimerais que ces fleurs te le prouvent.
Des lys blancs… Ses préférées. Ceux que Gauthier lui offrait d’habitude pour leur anniversaire de mariage. Comment a-t-il pu savoir… ? Peut-être avait-il simplement deviné. Ou eu de la chance. Malgré toutes ses interrogations et son étonnement, Hélène se sentit, un quart de seconde, flancher. Subitement vulnérable, exposée. Cet homme était-il capable de sincérité ? Et Gauthier était-il en définitive meilleur que lui ? Avait-il été sincère avec elle durant toutes ces années ? Des fleurs royales… Leur parfum était enivrant. Cet homme l’était également. Et toxique comme ces plantes que, pourtant, elle aimait.
— J’ai été très con, au parc, plaida-t-il. Pour me faire pardonner, j’aimerais t’inviter à prendre un verre ce soir, au Ninka.
La mâchoire de l’officier de police se contracta imperceptiblement.
— OK pour un verre, se surprit-elle à dire, et merci pour le bouquet.
Un sourire discret et victorieux accueillit cette réponse.
— On est partis ?
— Je te rejoins, il faut que je sorte mon chien.
— Tu es sûre ?
— De devoir sortir mon chien, oui.
— De venir me rejoindre…
Sur un dernier regard, Hélène déposa les lys sur le siège passager et s’installa derrière le volant avant de démarrer au nez du flic. Pendant tout le trajet, elle se demanda ce qui lui avait pris d’accepter ce verre avec un homme qui lui inspirait tant de sentiments contradictoires et si elle allait vraiment s’y rendre. Enceinte, avorter, enceinte, avorter… Son mari, un traître, un beau salaud. Et si elle s’octroyait un peu de bon temps ? Elle en avait le droit, après tout. Toutes ces choses qu’on se refuse. Tous ces plaisirs dont on se prive pour avoir l’illusion de rester loyal, intègre ou dans la norme. L’être humain naît et grandit entravé. Seule la mort nous libère de nos chaînes, pensa Hélène. Ou le sexe. Ce soir, elle choisirait la seconde option.
En la voyant, Titi lui fit une fête digne d’un chien, le compagnon le plus fidèle qui soit. Avec lui, ni tromperie ni mensonge. Laisse, harnais. Promenade rapide. Elle avait pris sa décision. Se changer les idées. Mais, avant tout, changer de culotte.
Trois quarts d’heure plus tard, douchée et maquillée, elle entrait au Ninka où d’Orsay l’attendait, assis à une table devant sa pinte d’IPA à moitié vide.
— Tu sais que tu es belle, lui glissa-t-il alors qu’elle s’installait en face de lui, regrettant déjà d’être là. Qu’est-ce que tu veux boire ? Cocktail, bière, vin…
Hélène hésita. Enceinte, avorter… Pic et pic et colégram.
L’alcool serait un bon appui à la pilule abortive.
— La même chose que toi pour commencer.
— Une soirée pleine de promesses…
— Ne te fais pas de films, d’Orsay. Si je suis venue, c’est juste parce que je n’avais rien d’autre de prévu.
— C’est déjà ça, répondit le flic d’un ton aigre-doux.
— Arthur va bien ?
Une ombre glissa furtivement dans les yeux de d’Orsay qui afficha pourtant un sourire.
— Il est chez sa mère. On a passé un moment ensemble hier. Je l’ai emmené au musée, voir des dinosaures. Enfin, leurs squelettes. Il a adoré. Moi aussi, j’aime ça, les squelettes.
— Comment tu as deviné, pour les lys ? demanda-t-elle alors que le serveur déposait déjà une pinte devant elle.
— Je n’ai pas eu à deviner. Ces fleurs, c’est toi. Comme une évidence. Mystérieuses, froides, majestueuses, sensuelles, au parfum de reine.
Hélène sentit son cœur palpiter tel un oisillon au creux de la main. Malgré tous les signaux d’alarme qui s’affolaient dans son cerveau, ce tête-à-tête avait quelque chose d’agréable, qui lui faisait peu à peu lâcher prise. Si elle craquait ce soir, ce serait fulgurant, étourdissant, brutal, bestial. Dans tous les cas, libérateur.
Un peu plus tard, après minuit, elle craqua et ce fut fulgurant, étourdissant, brutal, bestial. Dans la chambre d’hôtel où séjournait d’Orsay, ils baisèrent la nuit entière, frénétiques, insatiables, avides de leurs bouches et de leurs peaux, l’un contre l’autre, l’un dans l’autre.