Personne
Un casque de boue dégoulinant jusque dans la nuque, le visage frappé de gouttes de pluie aussi grosses que des billes, ses pieds nus en sang, elle n’est plus que l’une de ces ombres qui vacillent dans les éclairs crépitants. Quelque part, sur la rive, de petites lumières s’affolent. Trop loin, inatteignables, telles des outres crevées, les nuages déversent sur la terre et sur sa peau souillée des gerbes d’eau glacée. Elle ne sait plus depuis combien de temps elle court. Ni pourquoi. Elle ne sait pas à qui et à quoi elle doit échapper, mais elle continue de courir sur ce sol irrégulier qui lui entaille la chair. Que s’est-il passé ? Elle n’en a plus aucun souvenir. Juste la vision d’une lumière aveuglante, en même temps qu’une déflagration étourdissante. Puis tout est devenu sombre. À présent, le long de la barrière de rochers, les vagues se soulèvent, monstrueuses, et retombent de toute leur masse, telles des orques, mâchoires ouvertes sur leur proie. Que fait-elle dans cet endroit perdu ? Pourquoi est-elle ici ? Peut-être parce qu’elle aussi est perdue…
Elle aperçoit soudain les croix d’un vieux cimetière, surgissant du rideau liquide, épées plantées dans des corps de terre, penchées dans tous les sens, titubantes, comme elle, dans la tempête. Elle trébuche sur l’une d’elles qui gît au sol, et manque de chuter. Elle tourne sur elle-même, planète égarée dans les ténèbres. Ses vêtements en lambeaux ne forment plus qu’un avec sa peau. Elle n’a plus mal, ne sent plus le feu sur son corps. Ni même à l’intérieur. L’eau a tout éteint. Sauf la seule étincelle qui lui reste. Fragile et vaine. L’espoir.
Un regard sur ses mains. Rivières saillantes, les écorchures et les coupures plus profondes sont pleines de terre. La terre qui les a avalés, elle et ses souvenirs. La mémoire lui revient pourtant par bribes, par rafales, charriant ce qu’elle a voulu oublier. Sur sa poitrine une chaînette et un médaillon en argent. Un prénom y est gravé. Un éclair cisaille le ciel, illuminant l’arbre qui lui apparaît dans la clarté éphémère. La flamme de la forêt. Ses fleurs sont des gouttes de sang. Éclaboussures vermeilles dans la nuit électrique. Il se dresse devant elle comme un supplicié sur la roue. Écartelé, frappé, mutilé par un vent implacable. Il hurle de toutes ses branches et de toutes ses ramilles. Alors qu’elle va se réfugier dessous, l’une d’elles vient lui fouetter le visage. L’entaille, du sourcil gauche au bas de la joue droite, est nette, aussi fine qu’un trait au crayon. Le sang ne coule pas. Même lui ne peut pas s’échapper.
Craquements, gémissements juste au-dessus d’elle. L’obscurité se fissure de toutes parts. Elle n’est plus qu’eau ruisselante, torrents de boue et chaos. Le tronc, court et trapu, résiste, mais l’abri est incertain. Elle délie les doigts refermés sur le médaillon. Il n’est même pas gravé à son nom. Elle n’est personne et personne ne la trouvera.
À cet instant, dans un flash, un grésillement intense déchire l’obscurité. L’arbre s’embrase comme une torche. La flamme de la forêt brûle alors que la mémoire lui revient. Elle se souvient enfin de tout. Elle est venue ici pour mourir.