18

 

 

Esther regarda autour d’elle, dans « l’espace zen » comme on l’appelait ici, cherchant qui aurait pu déposer l’origami à côté de la machine à café. Dans son ancien métier de flic, on disait toujours qu’au bout de deux fois, ce n’était plus une coïncidence. Elle pensa à un clin d’œil de Marten. Un moyen discret de lui souhaiter la bienvenue. Dans tous les cas, elle n’envisageait pas qu’il puisse s’agir d’une menace, mais plutôt d’un geste bienveillant ou d’un jeu… « Trouve-moi », semblait lui signifier l’éventuel numéro 3.

— Attention, ça refroidit vite, le café.

La voix, déjà familière, à l’autre bout du comptoir en zinc, la fit sursauter. Afin d’apprivoiser la machine, Esther s’était préparé une tasse, mais prise dans ses réflexions, avait oublié de la boire. Elle glissa l’origami dans le tiroir, puis se retourna. Elle ne parlerait pas du deuxième oiseau bleu au chauffeur. Si c’était bien lui qui semait ces cailloux de papier, il risquait de ne plus le faire. Et elle voulait voir où ça la mènerait. Pour le moment, ça ne ressemblait pas vraiment à un jeu de piste. Chaque fois, les deux oiseaux avaient été là, à portée de main.

— Marten ! Vous m’avez fait peur…

— Désolé, ce n’était pas le but.

Le chauffeur, qui avait retiré sa casquette, longea le comptoir. Ses cheveux massés en arrière étaient d’un blond foncé, presque châtains. Par contraste, le bleu gris de ses iris ressortait, limpide, éclatant. Et toujours cette mélancolie poignante dans le regard. À certains moments, Esther avait l’impression de plonger dans les yeux d’un loup. À d’autres, dans ceux d’un homme blessé.

Dans des circonstances différentes, Esther se serait sentie attirée. Marten semblait lui aussi troublé. Mais pas de relations sur le lieu de travail, telle était la devise d’Esther. Ça n’apportait jamais rien de bon. Elle en avait déjà payé le prix avec d’Orsay.

— Alors, pas trop le trac ? L’échassier blond vous a mise à l’aise ?

Esther ne put retenir un rire. La comparaison allait bien à la DRH. Et voir Marten lui procurait un certain plaisir.

— Je vous dirai ça tout à l’heure. Oui, elle m’a tout expliqué, je devrais m’en sortir.

— Ça doit vous changer… Quel métier exerciez-vous avant ?

— Et vous ?

— D’accord… Pardon pour mon indiscrétion. C’est vrai qu’en général, on vient à Thanatea pour oublier.

— C’est pour ça que vous avez échoué ici ? Oublier ?

— Et vous ? sourit Marten.

— OK. Un partout.

Esther se sentit rougir et devint cramoisie.

— Je vous laisse, à ce soir. Je vous attendrai devant, lui lança Marten qui remit sa casquette.

Il allait sans doute chercher et transporter d’autres gens, ceux qui venaient sur l’île pour leur dernier voyage. Esther se demandait s’ils étaient nombreux et ce qui motivait leur choix. Lassitude, vieillesse, maladie, dépression ? S’ils y avaient longtemps réfléchi, si ça valait la peine de cesser le combat, de déposer les armes ? En payant une fortune au passage. En vérité, elle pouvait comprendre une telle démarche et aurait même aimé pouvoir en discuter avec eux. Mais on les conduisait dans la plus grande discrétion jusqu’à un bâtiment tenu secret, lui avait révélé Marten. Elle devrait donc se faire à l’idée que, pour elle, la plupart de ces femmes et ces hommes demeureraient invisibles.

 

Pour une première journée, elle se débrouilla plutôt bien et, à la fin de son service, elle avait hâte de retrouver Marten qui patientait dehors. Cette fois, il n’y avait pas de voiturette.

Une sorte d’aura mystérieuse entourait les lieux, à l’instar de ces murs de granit sombre moucheté de blanc.

— On y va à pied, dit-il simplement. C’est par ici.

Ils empruntèrent un chemin de gravillons rosés qui, plus loin, se rétrécissait, les obligeant à marcher l’un derrière l’autre, Marten en tête. Une douce brise venant du lac caressait à rebrousse-poil une herbe dense, tapissée de fleurs sauvages, pâquerettes sanguines, violettes, iris, timides boutons-d’or. Des fleurs au parfum d’enfance. Ainsi parée, Thanatea ressemblait à une jonque, immobile sur l’eau. Tout autour, le regard se perdait dans les milliers de miroitements et de scintillements liquides. Un kaléidoscope grandeur nature au-dessus duquel les aigles étaient rois.

— C’est déjà le paradis, murmura Esther.

— Juste un avant-goût. Nous y arriverons dans quelques minutes.

Et Marten tint sa promesse. Devant eux, l’espace s’ouvrit soudainement. Le chemin se ramifiait en un entrelacs de petites allées sablonneuses. Chacune menait à un massif de fleurs aux couleurs éclatantes sur un tertre. Une explosion florale de teintes et de parfums. Esther, énivrée, les contemplait, et elle ne savait plus où donner de la tête et du nez.

Elle en oublia même l’œil des caméras, un peu trop présentes, et l’absence de réseau sur l’île.

— Voici mes plus charmantes et plus fidèles compagnes, déclara Marten avec fierté.

L’émotion se lisait sur son visage.

— Suivez-moi. Connaissez-vous bien les fleurs ? Leur nom ? Leur caractère ? Elles ont chacune le leur, vous savez, et vous le sentirez très vite en les apprivoisant.

À part les tulipes, les roses et quelques autres espèces classiques qui ornent les vases, pas vraiment, pensa Esther en prenant soin, à chaque enjambée, de ne pas en écraser.

— Ici vous ne trouverez pas de fleurs de cimetière comme les chrysanthèmes ou les jonquilles. Vous verrez des spécimens qui célèbrent la vie, la beauté, l’amour. Des reines et des princesses qui, j’en suis sûr, vous ramèneront à différents âges. Les goûts évoluent en la matière. En tout cas, ce que vous offrez ou plantez, dans des pots ou dans votre jardin, en dit long sur vous, sur l’intention qui y est mise ou le message que vous voulez transmettre.

— Et vous, quel est votre message ? Il y a tellement de variétés ici qu’on s’y perd…

— Je vais vous faire un aveu… Parfois, je m’y perds aussi. Alors, je viens les admirer et tout rentre dans l’ordre. Regardez ces anémones et leur corolle bleutée. Leurs pétales… du velours. Elles vous sourient. Rendez-leur un sourire. Je les ai installées dans ce coin en compagnie de l’azalée de Chine, à la silhouette un peu plus agressive, qui commence tout juste sa floraison. Elles s’entendent à merveille et ont besoin toutes les deux de soleil. Là, voici les narcisses, les étoiles du jour. La perfection. Mais que serait le printemps sans tulipes ? Les plus populaires et les plus simples à mon sens. L’élégance et la grâce réunies.

Esther avançait, étourdie, dans les pas de Marten.

— Ici, un jeune magnolia, déjà vigoureux, qui donne quelques fleurs blanches précoces. Son ombre abrite un myosotis aux dix nuances de bleu. Et son voisin, c’est un cognassier du Japon, plus âgé et plus expérimenté en matière de floraison. Prenez le temps d’observer ses boutons rouges et roses.

Ils continuèrent et contournèrent un énorme massif violet qui recouvrait un autre tertre.

— Ah, les clématites et leurs clochettes ! s’exclama le chauffeur-paysagiste.

Comme hypnotisée, Esther s’était arrêtée devant un arbuste fleuri, dans lequel son regard alla se perdre.

— Ce sont des daphnés. Fleurs de la gentillesse et de la séduction. Envoûtantes. Je vous sens sous le charme.

— Une drôle de force en émane, c’est vrai, reconnut Esther, proche du malaise.

Sur la tombe de Sara, elle avait planté un daphné.

— Et à côté, enchaîna Marten, vous avez le dahlia blanc, pour la tendresse.

— Magnifique…

Émue, Esther leva les yeux vers ceux de Marten, qui ressemblaient à deux bleuets. Ensemble, ils s’engagèrent dans une autre allée, dépassèrent d’autres massifs, longèrent d’autres parterres parfumés, rencontrèrent des rosiers blancs, rouges et feu, et arrivèrent aux rochers ardoise qui bordaient l’île. Une barrière infranchissable si on venait du lac, mais qu’on pouvait escalader de l’intérieur, au risque de se briser le cou ou, dans le meilleur des cas, une jambe ou un bras.

— Voilà, ici prend fin mon paradis.

— C’est incroyable, Marten. Je n’avais encore jamais vu de jardin aussi… beau et délicat à la fois. Comment faites-vous pour obtenir ces merveilles ? Ces feux d’artifice de couleurs et de formes ?

— L’amour. Simplement l’amour. Elles sont comme nous. Elles s’épanouissent avec des soins, de l’attention, de la douceur.

— Vous devez leur en donner beaucoup, alors.

— Oui, et je leur parle aussi. Mais leur vrai secret de beauté n’a rien à voir avec moi. Je ne fais qu’entretenir ce qui est dans leur nature. En effet, leur unique engrais est déjà dans la terre. Un seul engrais, particulier. Parce que là où nous marchons depuis tout à l’heure, Esther, c’est le cœur même de Thanatea. L’immense cimetière où reposent nos morts.