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Récidive, pas enceinte, récidive, pas enceinte, récidive… Pic et pic et colégram. Quel est ce jeu pervers dont nous sommes les pions malgré nous ? Qui bat les cartes et lance les dés ? Certains diraient Dieu, d’autres, le diable et les cartésiens, le hasard. « Le cancer est une loterie », avait déclaré l’oncologue qui lui avait annoncé qu’elle faisait partie des gagnants la première fois. Plus de chances de remporter ça qu’une grosse cagnotte, s’était alors dit Hélène, sonnée. Bour et bour et ratatam.

Après quelques années de répit, le crabe revenait d’autorité s’installer dans son corps. Les résultats de la biopsie programmée prochainement devraient le confirmer sous une dizaine de jours, même si persistait une petite lueur d’espoir. Étrangement, ce serait presque une délivrance. Elle n’aurait pas à partager avec Gauthier la nouvelle trop violente d’une maternité, ce qui donnerait en plus un droit de regard sur la vie du fœtus à celui qui avait tout fait voler en éclats. Il l’avait, par le passé, soutenue dans son combat contre le cancer. Désormais, si elle choisissait cette option, elle se battrait seule. Ça n’appartiendrait qu’à elle. Personne ne lui dicterait sa conduite. Elle ne verrait pas les visages changer d’expression à son passage, dégouliner de compassion ou de pitié silencieuse. Parce qu’elle le garderait pour elle.

En toquant de nouveau à sa porte, la maladie voulait lui dire quelque chose. Cette fois, elle l’écouterait.

Lorsqu’elle se retrouva à marcher vers sa voiture, toute angoisse était retombée. Avant de démarrer, elle sortit son portable et composa un SMS : « On se voit ce soir ? » Elle avait juré sur la tête de Titi. Elle hésita un instant avant de l’envoyer, puis finit par cliquer sur la petite flèche. La réponse ne se fit pas attendre :. « Avec plaisir, Fleur de Lys. »

 

 

 

Il était 17 heures passées lorsque Hélène revint au bureau. Juste à temps pour filer sur le terrain avec son équipe. Cette fois, un mineur de treize ans venait de tirer mortellement sur son petit frère avec le fusil de papa, dans un quartier résidentiel de la ville. Chronique de la vie ordinaire.

Le soir même, sous la douche après avoir sorti Titi qu’elle avait retrouvé avec encore plus de bonheur, comme un baume pour effacer la noirceur de la journée, Hélène se sentit véritablement soulagée de ne pas avoir à mettre un enfant au monde. Pas dans ce monde-là, non… Pas dans un monde où les gosses ne savent plus faire la différence entre la réalité et le virtuel, entre abattre leur jeune frère d’un coup de fusil et actionner une manette, scotchés à leurs écrans. Pas dans un monde où un mari infidèle claque la porte sans explication le soir de l’anniversaire de mariage. Pas dans un monde où on meurt de cancers et de chagrin.

Hélène libéra toutes ses larmes, qui se fondirent dans le ruissellement d’eau chaude, presque brûlante sur sa peau devenue rouge écrevisse.

Elle pleura intensément, vomit sa culpabilité et sa colère jusqu’à l’anesthésie. Puis elle se passa le gant de crin sur tout le corps, frictionna les fesses et la culotte de cheval, les hanches aussi, et insista vigoureusement sur la poitrine, sur son unique sein constitué de tissus graisseux et de muscles. Se frotta jusqu’au sang.

Sanglée dans son peignoir et dans sa détresse, elle prit ensuite le temps de se maquiller. Un peu trop. Boucla son soutien-gorge en dentelle, enfila un string assorti, un jean et un polo blanc moulant sous une veste de cuir et chaussa exceptionnellement la seule paire d’escarpins qu’elle possédait, en plus de celle de son mariage. Pour la cérémonie civile, Gauthier et elle s’étaient présentés en tenue de rugby, leur passion commune, qui avait contribué à les rapprocher. Elle fit un câlin à Titi et lui murmura ces quelques mots :

— Ne crois jamais les humains, mon Titi, et encore moins tes maîtres. Je t’avais juré que ça ne se reproduirait plus, mais je sais que tu ne m’en voudras pas si je ne reviens que demain matin. Je te laisse la lumière.

Titi l’attendra, Titi sera toujours là, Titi l’aimera jusqu’à la fin.

S’accrochant à cette certitude réconfortante comme à une balise dans la tempête, elle sortit. Elle avait une demi-heure de retard, mais d’Orsay lui avait donné rendez-vous dans sa chambre d’hôtel, il pouvait bien patienter un peu. Baiser et s’amuser, c’était tout ce dont elle avait besoin maintenant.