25
Une nouvelle journée de travail en cette fin de semaine s’annonçait après une autre nuit entre rêves et réveils. Des rêves de bulles et d’enfants-poissons. En allant prendre sa douche aux aurores, Esther s’arrêta devant l’aquarium. Là, au moins, elle n’avait pas rêvé, la statuette était toujours posée sur les galets et semblait lui sourire. Marten lui donnerait peut-être une explication sur la présence de ces deux objets dans son logement de fonction. Des objets qui lui étaient apparemment destinés, à moins qu’avec l’émotion et le stress de ce changement de vie, son cerveau ne lui jouât des tours. Elle avait en tout cas hâte de lui parler.
Malheureusement, dehors, ce n’était pas Marten qui l’attendait. Elle reconnut l’homme de l’embarcadère, de type indien.
— Bonjour, lui lança-t-elle, décontenancée. Marten n’est pas là ?
— C’est moi, chauffeur, today, madame.
— Il ne travaille pas ? insista-t-elle.
— Pas conduire, mais travail au jardin, là-bas.
Malgré sa légère contrariété, Esther comprit. Marten devait avoir un défunt à inhumer et des fleurs à planter sur la tombe toute fraîche. Quelle variété, cette fois ? Des roses ? Des hortensias ? Des pivoines ? Était-ce un homme, une femme ? Quelle avait été sa fin de vie pour confier sa mort à Thanatea ?
Esther monta dans la voiturette presque à contrecœur, se surprenant elle-même à regretter à ce point la présence de Marten. Elle devait l’avouer, malgré l’étonnement du début et ses réticences, elle se sentait bien en sa compagnie. Sans doute était-ce dû à cette blessure commune qu’elle ressentait profondément, alors qu’elle ne savait au final rien de lui.
Sur le trajet, elle se promit d’essayer de contacter Layla depuis l’espace détente où elle préparait et servait le café. Elle n’avait pas demandé, mais il devait y avoir du réseau là-bas. Elle y avait en effet déjà vu des employés écrire des SMS, les yeux rivés à leur écran. La veille, sa communication avec Layla avait été coupée, sans qu’elle ait eu le temps de lui poser davantage de questions sur cette histoire de garde et son amie semblait vraiment avoir le moral en berne. Certes, elle était loin désormais, mais elle comptait bien être aussi présente que possible.
Esther éprouva presque de la joie à retrouver la batterie de machines à café, de mugs, de tasses et de soucoupes, comme un orchestre qui attend son chef en silence, ne demandant qu’à retentir et à jouer sous sa direction. Étrangement, de la même façon qu’à son ancien poste d’officier de police judiciaire, elle se sentait investie d’une mission. Non plus celle de faire respecter l’ordre et de traquer des criminels, mais d’apporter du réconfort le temps d’une pause. Un réconfort qui, pour le moment, n’était que celui des papilles puisqu’elle n’avait pas encore échangé avec les autres salariés. Ils semblaient garder une certaine distance. Ils observaient cette nouvelle recrue, la jaugeaient, peut-être même la comparaient-ils à la précédente. De son côté, elle imprimait leurs visages, leurs manières, leurs habitudes, se concentrait pour retenir leurs horaires de pause-café, pour associer leur voix à leur physique. Elle aussi les étudiait afin de déterminer le caractère de chacun et anticiper leurs véritables intentions. Dresser un profil, en somme. Finalement, rien qu’elle n’ait déjà eu à faire à la PJ. Seule la nature de son activité différait. Ce matin-là, elle servit des cafés à une centaine d’employés, avait-elle compté. Un peu plus que la veille. Davantage d’hommes, aussi. Peut-être des retours de congé ou bien le bouche-à-oreille. Sans être une beauté fatale, Esther connaissait un franc succès tant auprès de la gent masculine que féminine.
Et si elle n’avait eu que peu de relations dans sa vie, c’était uniquement de son fait.
Une fois le comptoir essuyé et désinfecté, les tasses et les soucoupes propres rangées à leur place, les machines nettoyées et les stocks de café et de sucre vérifiés, Esther profita d’un court moment de répit pour tenter de téléphoner à Layla.
— Je crains que ce ne soit pas le bon endroit pour les communications personnelles.
Esther leva brusquement la tête en direction de la voix. Un homme, un bras nonchalamment posé sur le comptoir, lui souriait. Il portait la tenue réglementaire de Thanatea, costume trois-pièces gris et chemise blanche. Les LED orangées du plafond se reflétaient sur ses cheveux gominés d’un noir corbeau. Incarnant une élégance d’une autre époque, avec la même allure rétro que Marten, il émanait de sa personne le charme altier et la puissance d’un cerf. Esther ne se souvenait pas l’avoir croisé. Ou plutôt, si elle l’avait croisé, elle s’en rappellerait.
— Apparemment, les consignes sont strictes, ici… dit-il, le menton pointé vers un panneau au mur qu’elle n’avait pas remarqué, sur lequel était dessiné un portable barré d’un trait rouge. Mais je prendrais bien une boisson…
— Je suis en pause, navrée, je n’ouvre que tout à l’heure, au déjeuner, lâcha Esther, voyant s’envoler une fois de plus tout espoir de téléphoner à Layla en privé. Ceci étant, j’ai vu des employés enfreindre cette consigne…
Un regard amusé et assuré répondit à cette information.
— Je pense qu’ils devaient être en train de jouer à Candy Crush ou autre casse-tête du genre.
— Et vous ? Vous y jouez aussi ? D’ailleurs, vous êtes ?
— Andreas Dante, je travaille au département marketing, se présenta-t-il simplement, une main tendue.
Il y avait un moment que ce geste n’était plus dans les mœurs, et ce n’était pas pour déplaire à Esther. Esquivant ce salut démodé qui impliquait un contact physique qu’elle ne souhaitait pas, elle repassa derrière le comptoir.
— Je viens de commencer et je visite un peu les lieux, poursuivit Dante en retirant sa main d’un air contrit.
D’expérience, Esther sut qu’il mentait sur la « visite des lieux ». À cette heure, il ne se trouvait pas là par hasard.
— Si je fais des exceptions, je ne vais pas m’en sortir, dit-elle. Mais comme je suis nouvelle, moi aussi, ce sera mon cadeau de bienvenue. Quel café je vous sers ?
— Je n’en bois pas, merci.
Esther le toisa d’un air surpris. Aux yeux d’une ancienne flic qui l’ingurgitait par perf, ne pas boire de café revenait à ne pas baiser.
— Un verre d’eau alors ? Plate ou gazeuse ?
— Avec plaisir, sourit le salarié. Plate, s’il vous plaît.
Esther remplit un verre au logo de Thanatea, un « H » doré qui se détachait sur une forme épurée de l’île.
— Vous êtes donc nouveau ici ?
— Arrivé hier. Et vous ?
— Il y a deux jours.
— Et ça se passe bien ?
— Je prends mes marques. Ce n’est pas très sorcier, comme job. Ça demande juste quelques connaissances en arômes et un sens du relationnel.
— Ce que vous semblez posséder…
— Je m’adapte.
— J’imagine que votre prédécesseur vous a laissé des consignes. Des petites astuces, peut-être ?
— Pas un mot.
Les yeux sombres de Dante se troublèrent un instant.
L’instinct d’Esther sonna aussitôt l’alerte.
— Pourquoi m’interrogez-vous sur la personne que je remplace ?
— On vous a attribué le même logement qu’elle ?
— Oui, c’est ce qu’on m’a dit en tout cas.
— Vous pourriez me le montrer ?
— Pourquoi je ferais ça ? Vous venez de débarquer, je ne vous connais pas… Mais pourquoi toutes ces questions ? Vous êtes flic ? Détective ?
— Ah non, pas vraiment… se justifia-t-il. La jeune femme qui occupait ce poste avant était ma sœur et elle a brutalement disparu. Je cherche à savoir ce qu’il lui est arrivé.