1

 

 

Plusieurs semaines avant l’enterrement

— Alors, c’est le grand jour…

La voix de Layla résonna entre les omoplates et sur la nuque d’Esther. Son binôme, son équipière, et son amie de toujours. Elles avaient grandi dans la même cité, à l’époque où tous cohabitaient dans un joyeux mélange. Immigrés italiens, portugais, polonais, yougoslaves, juifs, arabes. Avant que le monde ne devienne noir et blanc, un monde sans nuances. Un monde de colère et de violence. De mépris et de haine de la différence.

Esther se retourna. Oui, c’était aujourd’hui.

— Je ne sais pas si c’est le grand jour, c’est peut-être juste un jour parmi tant d’autres.

Les yeux de Layla braqués sur elle. Chargés d’interrogations et de tristesse. Leur douceur et leur espièglerie. Comme ils allaient lui manquer.

— T’as raison, c’est juste un jour parmi tant d’autres, mais un putain de jour puisque c’est le dernier que tu passes ici, avec nous.

Layla, trop pudique pour dire « avec moi ». Esther se pressa les paupières avec le pouce et l’index.

— Tsss ! Non, non, pas de ça, Lay… On a dit que non, tu te rappelles ? On ne chialera pas comme des gonzesses !

— Je sais, mais ça fait quand même bizarre et surtout, ça fait chier. Tu fais chier…

Quand Layla prenait sa mine boudeuse de sale gosse, sa fossette au menton se creusait un peu plus. Elle avait ramassé ses cheveux sur le haut de son crâne, en une boule où étaient piquées deux pointes en bois laqué. Défaits, ils partaient en une tornade noire et lui donnaient l’air d’un frison, son cheval préféré, qu’elle s’était promis de s’offrir un jour.

— Viens là…

Esther la serra dans ses bras. Elle n’en menait pas large non plus.

— Je sais que tu me pardonneras, soupira-t-elle dans le cou de son amie.

Toujours ce parfum de cocotte depuis des années. Esther n’avait jamais osé lui avouer à quel point il lui filait la gerbe. La même odeur que les désodorisants de bagnole. Mais elle était prête à tout pour son amie, y compris mettre son nez à l’épreuve.

— Je t’ai déjà pardonné, Chups… grogna Layla en se dégageant doucement de l’étreinte. Mais c’est dur quand même.

Chups… Ça leur était resté de l’enfance. Comme tant d’autres choses. Tant de souvenirs. Un vrai collier de perles au goût sucré. Amer aussi, parfois. Layla était « Chupa » et Esther « Chups ».

— Tu viendras me voir, hein, t’as pas intérêt à m’oublier ! rit-elle.

— Bon, on va le boire, ce verre ? éluda Layla.

 

À l’aube de la quarantaine, Esther se demandait si elle était vraiment prête à tout quitter. Un peu tard pour se raviser. Les meubles les plus lourds attendaient les déménageurs, et l’état des lieux était prévu pour le lendemain.

Avec Layla, dès le lycée, en première, leur choix professionnel s’était porté sur la police. Elles formaient en ce temps-là une équipe soudée par l’amitié et les rêves. Tout ce qu’il fallait pour changer le monde. Comprenant rapidement, et à leurs dépens, que ce dernier projet était peut-être un peu trop ambitieux, elles avaient décidé que lui venir en aide serait déjà une bonne chose.

Et voilà, bientôt vingt années à traquer les criminels, qui s’étaient écoulées à la vitesse d’une comète. Qu’Esther soit montée en grade plus rapidement que Layla n’avait pas ébranlé leur amitié ni leur pacte. « Avec mes origines, je peux déjà m’estimer heureuse de faire partie de la maison », avait souri Layla devant son amie, tout embarrassée de lui annoncer la nouvelle. Promue lieutenante à trente et un ans. Une ascension qui concluait de belles années à la police judiciaire d’Auxerre, après un passage difficile en banlieue parisienne, et qui se concrétisait par une mutation à Lyon la même année. Layla l’avait suivie comme son ombre dès qu’elle avait pu. Mais aujourd’hui, Esther quittait la police, sa famille.

Ces cinq dernières années, peut-être même dix, le climat social s’était gâté en France et les forces de l’ordre en faisaient les frais chaque jour.

— Marre de risquer ma vie pour un simple contrôle d’identité, de voir des collègues se faire agresser ou immoler dans leur voiture et trembler de me retrouver à leur place, sans parler des quarante suicides de flics par an… Je ne veux pas en arriver là, j’ai déjà donné, s’était justifiée Esther auprès de Layla dont le regard se chargea de cumulus d’incompréhension et de reproches lorsqu’elle apprit la décision de son amie.

— Et nous ? Tu y as pensé ?

Cette double question avait sonné comme un appel désespéré. Cette question qui tombe au moment d’une rupture. Et nous ?…

— Nous, ça ne change pas et ça ne changera jamais. Chupa et Chups, c’est pour toujours, lui avait dit Esther, les deux index crochetés. Et puis ce n’est pas si loin, la Suisse. Tu viendras me voir. Je suis sûre que tu vas adorer le coin, le Léman, la vue sur Évian, sur Thonon…

— Je n’ai déjà pas le temps de m’occuper de Nour, alors la Suisse…

Nour, la petite étoile de Layla, bientôt cinq ans, la plupart du temps chez ses grands-parents, pour leur plus grand bonheur. Et pour la plus grande culpabilité de sa mère.

En effet, la Suisse n’était pas loin. Mais là où allait Esther, Layla ne pouvait pas la rejoindre. Il n’y avait pas de travail en binôme ou en équipe, là-bas. Esther changeait de vie. Peu après sa démission, elle avait dégotté une annonce dont la singularité l’avait intriguée. Une société installée sur les bords du Léman cherchait « un.e préposé·e au café ». Esther avait écarquillé les yeux et relu le début au moins trois fois avant de poursuivre. S’attardant surtout sur le salaire. Même avec son grade et son ancienneté dans la PJ, elle n’aurait pu espérer la moitié de ce qui était proposé. Cinq mille euros net. Pour préparer et servir du café !

Certaines aptitudes et connaissances en la matière étaient requises, ainsi qu’un CV avec photo. Pas de diplômes ni d’études particulières. Seulement ça, s’y connaître en arômes ainsi qu’en taux de caféine et bien présenter. Préposée au café, s’était-elle amusée en s’imaginant dans ce rôle. Car, clairement, ce serait un rôle pour elle. À l’opposé de la femme qu’elle était, un peu garçon manqué sans paraître trop masculine, sportive, active, mais pas ménagère pour deux sous. Pourtant, ce poste faisait, quelque part, écho à son histoire. Un jour, elle avait entendu un de ses oncles, de retour de ce qui était encore la Yougoslavie communiste des années 1980, raconter sa visite d’une entreprise d’État dans laquelle une femme avait été embauchée pour préparer du café aux employés. Du café turc dont la confection était tout un art, en même temps qu’un savoir-faire ancestral. Doser le café et le sucre, le moudre à la main au moulin, un objet tubulaire en cuivre, obtenir une poudre aussi fine que du sable des Seychelles. Cette femme était là depuis une quarantaine d’années. Quarante années à faire du café chaque jour. Quarante années à se tenir à disposition de salariés dont elle connaissait sans doute des parcelles, voire plus, de vie intime, pour les avoir entendus, observés, scrutés derrière son comptoir, en répétant les mêmes gestes. Une sorte d’automate ou de meuble, auquel on finissait par ne plus faire attention. C’était exactement ce dont Esther avait besoin. Se faire oublier.

Cette histoire l’avait marquée au point qu’elle s’était passionnée pour les différentes façons de préparer le café et s’était éprise de la variété de ses saveurs. Corsée, amère, serrée, ronde, fruitée, suave, épicée, cacaotée… Et voilà qu’elle tombait sur cette annonce. C’était un signe. Elle voulait en tout cas y croire. N’ayant rien à perdre, elle avait postulé. Envoi d’un CV édulcoré avec photo et lettre de motivation, où il n’était naturellement pas question de son métier de flic à la PJ.

La réponse était arrivée sans tarder, sous la forme d’un appel téléphonique. Une voix de femme, quelque peu monocorde, lui avait fait part de l’intérêt que son profil et ses connaissances avaient suscité.

— Il nous faut quelqu’un de fiable, ponctuel, sans excentricité et qui ne compte pas ses efforts, avait précisé la directrice des ressources humaines d’un ton strict.

Sur ce dernier point, Esther était sûre de cocher la case. Tout comme sur l’absence d’excentricité, trait de caractère qui l’avait toujours mise sur ses gardes. À ses yeux, une personnalité excentrique avait soit des choses à cacher, soit un problème d’ordre psy. Un avis assez radical, elle l’admettait.

— Je peux vous demander quel est le secteur d’activité de l’entreprise ?

Il n’était pas précisé dans l’annonce, comme cela se produisait lorsqu’il s’agissait d’arnaques ou de recherches d’escorts par exemple. La localisation, quant à elle, demeurait aussi imprécise : quelque part en Suisse, « sur les bords du lac Léman ».

Quoi qu’il en soit, c’était un poste plutôt insolite et l’insolite avait toujours plu à Esther.

— Nous sommes sur un marché extrêmement lucratif, ce qui explique le salaire mensuel, avait répondu la DRH.

— C’est-à-dire ? L’automobile ? L’informatique ? Les nouvelles technologies ?

— Non, rien de tout ça. Notre secteur est plus pérenne. Je dirais même qu’il touche à l’éternité. La mort, madame, est un secteur inépuisable, en particulier aujourd’hui, avec les pandémies et l’explosion des cancers. Nous sommes une entreprise de pompes funèbres, une multinationale qui emploie cent mille personnes dans le monde et crée environ dix mille postes par an. Son nom est Thanatea.