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Thanatopracteur. Marten s’était bien gardé de le lui dire. Esther encaissa le choc. Qui était-il vraiment ? Qu’allait-elle encore découvrir sur lui ? Installée dans la salle commune, elle tapa son nom directement dans le moteur de recherche, mais ne trouva rien d’autre qu’une homonymie, avec la photo d’un homme qui n’était pas le Marten qu’elle connaissait. Tant pis. Quand elle serait en repos, elle aurait tout le temps de pousser plus loin ses investigations. En commençant par s’adresser directement à l’intéressé.

Marten chauffeur. Marten thanatopracteur. Marten jardinier paysagiste du cimetière de Thanatea. Son « paradis ». Mais aimait-il les morts au point de faire disparaître les vivants ? Le chauffeur rencontrait les employés et les clients, s’en occupait et pouvait ainsi tisser un lien de confiance. Le thanatopracteur choyait les défunts et redonnait un éclat à leur visage, sous les apparences d’un sommeil profond et détendu. Le jardinier préparait et fleurissait leurs tombes avec soin et amour. Entre le premier et le deuxième, existait-il un Marten-assassin ? Non, Esther, ça, ce sont tes réflexes d’ancienne flic qui parlent. Mais tu les as laissés derrière toi, alors dis-leur de se taire. Qu’ils n’ont plus lieu d’être.

Elle s’obstina malgré tout et tapa « Andreas Dante ». Cette fois, plusieurs occurrences sortirent. Sur Facebook et LinkedIn, elle reconnut son interlocuteur grâce à sa photo de profil. Beau mec, quand même, se dit-elle, pensive. Ça faisait un bail qu’elle n’avait pas senti les bras d’un homme autour d’elle, qu’elle n’en avait pas elle-même enlacé un. Saurait-elle le faire de nouveau ?

Se reconcentrant, elle cliqua sur le lien Facebook – LinkedIn trahissait trop vite l’identité du visiteur. Certains contenus étaient publics. Sans doute en vacances : lunettes de soleil et casquette de marque, on le voyait dans des décors naturels exotiques, qui ressemblaient à des îles lointaines, affronter les vagues sur une planche de surf, pêcher sur un bateau ou encore en tenue de randonnée sur des reliefs escarpés, à VTT et à moto. Des mises en scène qui suggéraient une certaine aisance matérielle et sociale. Esther passa vite sur cet étalage d’ego et de muscles, ne correspondant pas du tout à la profondeur et la réserve qui émanaient en réalité de Dante, et alla fouiller dans les photos archivées. Une image se détachait des autres. Andreas apparaissait de face, l’air grave, la tête penchée vers celle d’une femme qui se tenait de dos, les cheveux lâchés sur les épaules. Des cheveux roux et ondulés. Comme ceux de sa sœur. Un contraste fort avec ceux, noir corbeau, de Dante.

Déçue du peu de résultats de ses recherches et vannée, Esther referma son ordinateur et regagna le loft pour se glisser sous la couette sans avoir dîné. L’appétit lui manquait. Layla lui manquait. Et, surtout, Sara lui manquait. Pour le reste, tout s’embrouillait dans sa tête. Dante, Marten… Ces hommes qui avaient surgi dans sa vie alors qu’elle ne demandait qu’à être seule. Seule et libre. Sans passé, avec un avenir scellé dans le marbre. Être juste dans le présent, ici, maintenant.

 

Esther venait de s’assoupir quand un bruit tout proche, dans l’obscurité du loft, la fit sursauter. Tremblante, elle trouva l’interrupteur, alluma la lampe à son chevet et retint un cri. Là, devant elle, Marten la fixait d’un regard glacé, qui n’avait plus rien de sa mélancolie touchante, et portait des gants de cuir noir. Elle n’eut pas le temps de s’extirper du lit que, déjà, une main lui écrasait la trachée tandis que l’autre la maintenait couchée avec une force incroyable. Il avait bondi sur elle et lui bloquait les jambes entre les siennes. Il lui était impossible de bouger. « Pourquoi ? » interrogèrent ses yeux.

— C’est ce que tu voulais savoir, n’est-ce pas ? Si je suis un tueur ? Eh bien, tu as la réponse…

Les paupières d’Esther se figèrent et elle sentit la vie quitter son corps. Puis il se passa quelque chose d’incroyable. Comme aspirée hors de son enveloppe charnelle, flottant au-dessus, elle se vit étendue sur le matelas, le teint livide et les lèvres exsangues. Elle était morte, mais elle pouvait observer Marten placer sa dépouille dans une housse et la charger avec une aisance stupéfiante dans un fourgon mortuaire garé devant le bloc. Elle se retrouva ensuite dans une salle, nue sur une table de dissection. Elle n’éprouvait aucune sensation de froid ou de chaleur. Elle vit Marten revenir en blouse grise, une charlotte sur la tête et des lunettes sur le nez, semblables à celles que portaient les légistes.

— Tu vas pouvoir apprécier mon travail et me voir à l’œuvre, dit-il. Mais avant, je dois te vider de tes organes.

À cet instant, elle se sentit de nouveau aspirée, cette fois dans le sens inverse, et réintégra son corps en même temps qu’une violente douleur lui vrillait le torse. Marten venait de planter la pointe de son scalpel dans la chair qu’il commençait à disséquer minutieusement. Comment je peux avoir mal et assister à tout ça si je suis morte ?

Le noir, soudain. À moitié redressée dans son lit, le teeshirt collé à sa peau en sueur, haletante, son cœur sur le point d’exploser. Qu’est-ce qui m’arrive ? Ça avait l’air tellement vrai… Elle s’essuya le front, soulagée que ce ne soit qu’un cauchemar, et décida d’aller respirer dehors, dans le jardin privatif.

Depuis qu’elle avait quitté la PJ, il lui semblait que tout lui revenait comme un boomerang. La perversion de d’Orsay qui l’avait presque détruite, la mort de ses parents, celle de Sara… Elle avait la douloureuse sensation d’être en train de traverser ces événements, alors qu’ils appartenaient au passé. Tout ça avait-il seulement existé ? Si elle n’avait pas gardé cette photo de Sara et quelques notes de ses séances d’hypnose avec Irène, elle aurait pu en douter. Imaginer qu’elle avait créé cette histoire de toutes pièces, que d’Orsay n’avait rien fait, que tout venait d’elle, que Sara n’était jamais née et ne pouvait donc pas non plus s’en être allée. Mais les traces, les preuves étaient là, implacables. La cicatrice aussi… Sur sa peau, jusque dans sa chair. Une brûlure qui marquerait à jamais son corps. Cette tasse de café bouillant renversée sur sa poitrine et sur son ventre, le jour où Sara avait cessé de respirer. Elle aurait voulu que ce jour ne figure sur aucun calendrier. Qu’il s’efface de sa mémoire. Mais la mémoire était le réservoir des bons et des mauvais souvenirs, le grenier des chagrins et le jardin des bonheurs. La sienne restait bloquée dans le froid et l’obscurité d’une cave. Elle avait été mère, elle ne l’était plus. Elle devait vivre avec ça.

Elle fit glisser le panneau de la baie vitrée, un vent pinçant s’engouffra aussitôt dans le loft, la faisant frissonner sous sa polaire. Elle sortit malgré tout et esquissa quelques pas, pieds nus, dans la fraîcheur nocturne de l’herbe rase et la clarté du salon. La lumière éclairait le jardin jusqu’à la haie. Esther leva les yeux vers le ciel, espérant y voir une étoile briller plus fort, briller pour elle. Une étoile qui s’appellerait Sara. Mais les nuages, d’un gris opaque, s’interposaient régulièrement, dérobant les scintillements à son regard. Sara était ailleurs. Et Esther ne possédait ni la foi ni les croyances l’autorisant à l’imaginer dans un monde meilleur. Elle avait naturellement tendance à considérer que notre seule existence était ici, incarnée et terrestre. Aucune preuve scientifique n’attestait en effet d’une vie après la mort. Seuls les souvenirs demeuraient et la chair devenait poussière, une fois rongée par l’infiniment petit, vorace et insatiable. Pourtant, depuis qu’elle avait perdu sa fille, elle se surprenait à être plus ouverte à l’idée d’une survie de l’âme.

Tout en marchant, Esther se dit qu’elle irait trouver Marten demain, et lui demanderait ce qui l’avait poussé à éluder sa troisième casquette, celle de thanatopracteur.

— Maman !

Esther sentit tous ses membres se paralyser. Incapable d’avancer plus loin, elle resta immobile et attendit. Avait-elle bien entendu ? Peut-être était-ce un enfant qui appelait sa mère depuis l’un des appartements ? Pourtant, le règlement interdisait la présence des familles. Les logements de fonction étaient faits pour des employés célibataires ou ayant accepté de venir seuls. Quant aux clients, ils séjournaient dans des hôtels sur les berges du lac. Des palaces pour la plupart.

Au bout de quelques minutes de silence, à peine troublé par le frémissement des feuilles, Esther se remit à marcher, l’oreille tendue. Devenait-elle folle ?

— Maman !

— Sara ? C’est toi ?

— Maman ! Maman !

— Sara ? Comment peux-tu me parler ?

Elle devenait folle, sans aucun doute. Il était impossible que ce soit Sara. Sara était morte. Morte !

— Sors de ma tête ! cria Esther à la petite voix fragile qui semblait venir des arbres ou du vent.

Pour ne plus l’entendre, il lui suffisait de rentrer et de se cloîtrer à l’intérieur. Pour ne plus entendre, elle devait oublier.

— Maman !

Esther avança, chancelante, en direction de cette douce mélodie. Elle n’émanait pas de son esprit, c’était certain. Si elle avait dû sombrer dans la folie, elle l’aurait fait bien avant. Soudain, elle s’immobilisa de nouveau, les yeux rivés au sol, sur ce qu’elle avait failli écraser. Là, devant elle, à ses pieds, un oiseau de papier bleu. Le numéro 3.