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Cette fois, ce n’était plus un rêve. Esther se baissa et ramassa l’origami. Le clone parfait des deux premiers. Quelqu’un jouait avec elle et ses nerfs en imitant son ange, elle en était désormais persuadée. Une telle perfection, une telle ressemblance, comment était-ce possible ?

Elle avait tout fait pour oublier, mais on a beau le repousser, comme une vague qu’on ne peut contenir, le passé revient toujours. Dans sa bulle, Sara s’était mise à fabriquer des origamis. Des oiseaux bleus. Après quelques débuts maladroits, elle avait vite appris en regardant faire la petite Sadako, neuf ans. Le même crâne lisse et lustré. La même gravité dans son regard d’enfant. La même maladie. Les parents de cette fillette l’avaient ainsi nommée en mémoire de Sadako Sasaki, morte d’une leucémie en 1955, à douze ans, après avoir été exposée aux radiations de la bombe d’Hiroshima. La grue symbolisait au Japon la paix et l’amour. Une légende disait que le vœu de celui qui arriverait à former mille grues en papier serait exaucé. La jeune Japonaise fit le vœu de guérir et entreprit donc le pliage de mille grues pour qu’il se réalise. Elle mourut à la six cent quarante-quatrième.

Curieuse et plus jeune qu’elle de trois ans, Sara avait quesionné sa camarade de chambre sur cette activité qui l’absorbait tout entière. Sadako lui avait alors raconté la légende et, fascinée, Sara avait commencé elle aussi à espérer à travers ces oiseaux de papier. Comme sa camarade au prénom tristement prédestiné, Sara avait quitté ce monde sans avoir atteint les mille fatidiques. À la fin, elle avait de moins en moins de forces et n’en fabriquait plus que trois ou quatre par jour. Esther avait compté les oiseaux de Sara, un par un. Il y en avait cinq cent soixante-dix. Pour arriver au bout, Sara aurait dû en plier encore quatre cent trente. Pour ça, elle aurait dû lutter encore trois mois et deux semaines en tenant ce rythme. Esther n’avait jamais su quel vœu Sara avait formulé. Mais, si elle avait pu, elle aurait été capable de tout pour qu’il se réalise. Si elle avait pu, elle aurait donné sa vie pour que sa fille puisse vivre la sienne.

Personne ne savait pour cette histoire d’origamis. Personne, sauf elle et Romain, les parents de Sadako, et l’équipe médicale qui suivait les deux fillettes. Qui, alors, était à l’origine de cet étrange jeu de piste ? Qui lui traçait ce mystérieux chemin de grues et dans quel but ? Qui pouvait vouloir, à dessein, raviver la douleur d’une mère ? Pour Esther, tout ça était d’autant plus incompréhensible qu’elle n’avait informé que ses amies de son départ en Suisse et n’avait laissé aucune adresse. Peut-être, finalement, n’était-ce qu’une coïncidence. Saisissante, assurément, et pourtant, un simple hasard. Comme pour les haniwa, son instinct d’enquêtrice ne pouvait malgré tout négliger le fait que Horn avait un lien étroit avec le Japon, où elle résidait. Quant à savoir comment elle aurait pu deviner ce que représentaient pour Esther ces origamis en forme d’oiseau, jusqu’à leur couleur, ce même bleu ciel, la question restait entière. À moins que quelqu’un de sa vie passée ait filé Esther jusqu’ici dans l’intention de la torturer, de semer encore plus le trouble dans son esprit ? Une persécution subtile, une torture psychologique…

Elle demeura quelques instants en apnée. Un nom venait de jaillir de sa mémoire récente. Un homme qu’elle avait vu avant son départ et dont le funeste serment semblait sans équivoque : « Tu peux te tirer au bout du monde, je te retrouverai toujours » et « Et tu payeras ce que tu m’as fait. Cher, très cher ».

Les mots lâchés par son ancien amant et bourreau, Marc d’Orsay. Et lui, pour le coup, était parfaitement en mesure de se renseigner sur sa vie privée et même de la suivre ou de la faire suivre. D’Orsay était un prédateur-né, un traqueur dans l’âme. Des objets aussi chargés émotionnellement que les origamis constituaient le mode opératoire parfait en vue de déstabiliser sa proie.

Face à sa propre réaction et à la peur qui s’insinuait par ses pores, Esther constata avec angoisse qu’en réalité, elle ne s’était pas détachée de son emprise. Tant que d’Orsay ne renoncerait pas, elle ne s’en débarrasserait pas et se sentirait comme un papillon attiré par la lumière du néon sur lequel il se brûlait les ailes. Subitement résolue, elle entra dans le loft, se couvrit de la tête aux pieds avec un plaid sombre en guise de camouflage, ressortit et se faufila de l’autre côté de la haie par la trouée qu’elle avait empruntée la première fois, avant de s’enfoncer dans la forêt. Elle se dit que l’ancienne employée qui occupait son logement avait dû se frayer aussi un chemin vers l’extérieur pour passer ses appels en toute tranquillité et qu’elle devait être à l’origine de cette percée dans le mur végétal.

Elle voulait en savoir plus sur celle qui l’avait précédée ici. L’impression troublante de connaître Antonia, et en même temps d’avoir à en apprendre davantage sur elle, ne la quittait pas.

Au bout de quelques minutes de marche, guidée par le faible halo de son smartphone pour éviter d’être repérée par les caméras, Esther s’arrêta et vérifia le réseau, toujours avec l’espoir de le capter. En vain. Il était presque une heure. Soudain, un bruit lui fit tourner la tête. C’était infime, un craquement presque imperceptible et cependant assez net pour qu’Esther l’entendît. Elle fut aussitôt sur ses gardes et se cacha derrière un arbre sans savoir exactement si ça suffirait pour la soustraire à la vigilance des agents de sécurité. À moins que ce ne fût quelqu’un d’autre… Elle dressa l’oreille, mais ne perçut rien de plus. Bien qu’il ne fît pas froid, elle frissonnait et claquait des dents.

— Putain de réseau…

Prenant sur elle, elle se dirigea vers la salle commune qui, à cette heure, devait être fermée. Elle imagina pourtant que si elle s’en approchait le plus possible, elle pourrait, par chance, se brancher sur le WiFi et appeler Layla par une application Internet. Elle se posta sous les fenêtres du bloc, les yeux rivés à l’écran de son portable.

Allez, souffla-t-elle fébrilement. Allez, bordel… Mais, bien sûr, soit le WiFi était coupé, soit les murs taient conçus pour ne pas laisser passer les ondes. Soudain, une barre de réseau téléphonique s’afficha timidement, puis deux, trois… Esther n’en revenait pas. Profitant de la faille, elle cliqua sur le numéro de Layla.

— Esther ?

— Je te réveille, Lay, désolée… Il faut que je te parle.

— Je ne dormais pas. Ça tombe bien, moi aussi.

— Ça ne va pas, toi… s’alerta-t-elle immédiatement.

— Non, pas trop. C’est chargé au bureau, en ce moment. On est sur une affaire de disparitions de cadavres de femmes à l’IML et…

Layla s’interrompit dans un sanglot.

— Chupa ? Que s’est-il passé ?

— Mon avocate, tu sais, Ophélie Meyer… On a retrouvé son corps dans le Rhône. On ne sait pas encore si c’est un suicide ou un meurtre.

— Je suis désolée, ma chérie ! J’aimerais tellement pouvoir être près de toi…

— Ça va aller, ne t’inquiète pas. Je veux juste savoir pourquoi elle est… elle est morte. Et toi ? De quoi voulais-tu me parler ?

— J’avais besoin de t’entendre. Pour être honnête, je ne me sens pas en sécurité ici.

— Comment ça ?

— C’est un endroit vraiment bizarre. Les gens viennent sur l’île pour mourir de leur plein gré. À l’origine, elle s’appelait l’île aux Morts. Leurs proches ne peuvent même pas être présents physiquement à leurs obsèques, tout se passe sur écran, en visio. Il y a même des mariages posthumes. L’île est un mouroir et un cimetière. Ça fout la trouille, je te jure… Et il n’y a pas que ça…

D’une traite, Esther lui raconta tout. Marten, son impression de l’avoir déjà croisé, ce qu’elle avait découvert sur ses activités professionnelles. Et puis sa rencontre insolite avec Andreas Dante, la disparition de sa sœur Antonia qui occupait le même poste qu’elle, les mystérieux haniwa, la légende des grues de papier avec le vœu, Sara qui s’était mise à en fabriquer, les origamis numérotés que quelqu’un avait semés là où elle se trouvait seule. Elle évoqua également l’absence singulière de Horn, son lien avec le Japon, l’hypothèse sur laquelle elle butait, une autre qui se profilait, redoutable, dans la droite ligne des menaces de Marc d’Orsay. Le tout dans un flot ininterrompu.

— J’ai… j’ai tout le temps la sensation qu’il y a quelqu’un, pas loin…, acheva-t-elle dans un souffle.

— Je t’avais bien dit qu’il puait, ce nouveau job. Cet endroit donne la chair de poule…

— Je te confirme. Mais est-ce que tu sais, toi, si d’Orsay est toujours à Lyon ?

— Oui. Je suis tombée sur lui à la Tête-d’Or après ton départ, avec son fils. J’ai préféré rentrer sans traîner. Par contre, il m’a appelée mardi soir, me proposant un verre que j’ai décliné. Alors il m’a dit que c’était dommage parce qu’il voulait me parler de toi. Et il a raccroché. Je ne le sens pas du tout, ce type. Tu l’obsèdes, visiblement.

— Donc ma théorie tient debout !

— Sauf que, pour les origamis, tu n’as aucune preuve que ce soit lui. D’ailleurs, comment aurait-il su ? Tu l’as rencontré bien avant Romain. Dans le fond, il t’a menacée parce qu’il se rendait compte que tu lui échappais pour de bon. Que tu prenais ta vie en main sans qu’il sache où tu allais. En réalité, c’est un aveu d’impuissance.

— Tu as sans doute raison, je commence à paranoïer sévère. J’ai l’impression que c’est encore pire depuis que je suis partie, depuis que j’ai voulu vraiment couper…

— C’est normal. Ici, tu étais en terrain familier, avec tes repères, ton quotidien, tes amis, nous…

— Plus près de Sara, aussi.

— Ce n’est qu’une tombe, Esther. Sara, elle est en toi, autour de toi, partout où tu vas. Culpabiliser ne mène à rien. Et je t’ai promis d’y aller. Tu penses rester malgré tout ?

— Oui, je crois. Il y a cette femme qui m’a précédée et qui a disparu. Antonia. C’est comme si je lui devais de retrouver sa trace, de lui venir en aide.

— Mais tu ne sais rien d’elle ni de ce mec qui prétend être son frère. Qui te dit, d’ailleurs, qu’il n’est pas impliqué dans ce petit jeu avec les origamis ? Esther, je te connais par cœur, tu es une vraie tête de mule et tu ne lâcheras rien. Promets-moi quand même d’être prudente. Tu es toute seule là-bas.

— C’est promis, répondit Esther. Je vais faire attention.

— T’as intérêt… Sinon, je dois te dire encore une chose. Il s’agit de Delgado.

Layla raconta à Esther, médusée, comment le nom de leur collègue était apparu dans la liste de clients d’une prostituée morte étranglée et dont le corps s’était volatilisé de la morgue de l’IML.

— Vous comptez agir comment ?

— Que me conseillerais-tu ?

Un nouveau bruit, tout proche cette fois, comme celui de brindilles sèches sous des semelles, se fit entendre avant qu’Esther ait pu répondre.

— Je dois te laisser, dit-elle. Je crois vraiment que je ne suis pas seule dans ce bois… Il vaut mieux que je rentre.

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— Pour le moment, rien, répondit Esther, aux aguets. Je vais tâcher d’en savoir un peu plus sur Antonia et je te rappelle.

— Fais attention à t…

Esther avait déjà raccroché. Elle sentait une présence invisible, un souffle autour d’elle. Dans son métier de flic, elle s’était retrouvée confrontée à des situations périlleuses, des dangers réels et visibles et, même si le but n’était pas de s’en servir, l’arme qu’elle portait sur elle pouvait lui sauver la vie. Désormais, elle se sentait nue, vulnérable. Aussi fragile qu’une biche dans l’ombre du chasseur.

Sans attendre, elle se mit à courir, se prit les pieds dans le plaid, tomba, s’écorcha les genoux sur des pierres, se releva péniblement et reprit sa course aveugle en direction du jardin. Par chance, son sens de l’orientation équivalait à celui d’un oiseau migrateur. Hors d’haleine et d’elle-même, les genoux en sang, elle atteignit enfin le passage dans la haie. Quelques secondes plus tard, elle se glissa lestement à l’intérieur du loft par la baie vitrée, qu’elle referma vite derrière elle et actionna les stores électriques. Une fois à l’abri dans le salon, elle alluma. Là, sur son oreiller, était posée une petite grue bleu ciel. La numéro 4.