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— Hélène ne vient pas ? demanda Esther, tenant un gobelet recyclable rempli d’un vin rouge râpeux.
— Je ne sais pas. Elle a dit qu’elle passerait, mais tu sais comment elle est, souffla Layla qui avait opté pour un jus de pomme. Ah ben tiens, quand on parle de la louve…
Aussitôt, Esther s’approcha de la nouvelle venue, un gobelet vide à la main.
— Rouge ? Rosé ? Champagne ? Désolée de t’en proposer là-dedans…
— Non merci. Je ne reste pas. Comment tu te sens pour ce dernier jour ?
— Plus légère.
— Tu m’étonnes, huit cent trente grammes de SIG-Sauer en moins, sans compter le holster, ça fait la différence, la taquina Layla en sirotant son jus.
— Pas chargé alors le SIG, sourit Esther.
Elle brandit ensuite son verre dans un geste conciliant.
— Allez, les filles, comme au bon vieux temps ! Tchin !
Et promettez-moi une chose…
— Ah non, pas de promesses qu’on ne tiendra pas !
— Cette fois, ma chérie, tu feras une exception, grogna Esther. Donc, jurez-moi de prendre soin de vous.
— Dans ce cas, on doit commencer par changer de taf.
— Jurez-moi aussi de ne pas vous prendre le bec, continua Esther. L’union fait la force. Et vous devrez être fortes.
— Sans toi, ça va être compliqué, soupira Layla. Esther leva les yeux au plafond.
— Lay…
— On va essayer, promis, dit Hélène.
Esther tourna la tête vers elle, croisant son regard clair et déterminé. Depuis son cancer du sein, celle-ci avait perdu quinze kilos, ce qui, sur quatre-vingts de muscles, ne se voyait pas trop. Et elle faisait presque un mètre quatre-vingts. Esther l’avait connue avant de rencontrer Layla, arrivée un peu plus tard dans la cité et avec laquelle elle avait tout de suite bien accroché. Elle avait été le trait d’union entre les deux filles, qu’a priori tout opposait. Dans la famille ouvrière d’Hélène, le racisme anti-Noirs et anti-Maghrébins était assumé, alors que Layla, sa mère et son jeune frère Icham étaient entrés clandestinement en France après avoir vécu dans le bidonville de Casablanca. Mais la fraîcheur et l’indulgence de l’enfance, avec la douceur de quelques rêves communs et l’espoir de les réaliser, avaient réussi à transcender leurs différences. Un temps du moins.
Au fil des années passées dans la police, en effet, le climat social devint de plus en plus criminogène, Hélène imputait cela à un laxisme de la justice et à une politique d’immigration trop souple, ce qui la confortait dans ses affinités avec l’extrême droite.
De son côté, Layla demeurait convaincue que les gouvernements successifs avaient échoué dans le domaine de la sécurité et qu’on accablait toujours les mêmes pour de mauvaises raisons. Leur amitié, déjà improbable, s’était distendue comme un vieil élastique et Esther était restée le pilier du trio.
— Merci, Hélène. Et toi ? Ça va ?
— Un peu compliqué en ce moment, mais qu’est-ce qui ne l’est pas, aujourd’hui ! Bon, les filles, je vous laisse.
— Déjà ?
— Oui, désolée. Je n’ai pas trop le cœur à la fête ce soir, je voulais juste te dire au revoir. Prends soin de toi, Azoulay, et donne des nouvelles !
Étonnées par cette sortie particulièrement précoce, Esther et Layla la regardèrent en silence s’éloigner à grands pas, puis disparaître de leur champ de vision.
— Ça n’a pas l’air d’aller fort, Gorce… soupira Esther, le nez dans son verre presque vide. Et moi non plus d’ailleurs, je suis à sec !
— Et si on arrangeait ça ?
Cette voix dans son dos. Une voix qu’elle ne connaissait que trop. Qu’elle ne redoutait que trop. Qu’elle n’avait que trop entendue, sur tous les tons. Elle lui fit l’effet d’un seau d’eau glacée sur la tête et la nuque. Les jambes en coton, Esther se retourna lentement, déployant un effort surhumain pour contenir le tremblement qui gagnait ses membres et les muscles de son visage. Une sorte de réflexe de Pavlov de l’ancienne victime face à son ex-bourreau.
— D’Orsay ? parvint-elle à prononcer dans un filet de voix.
Stupéfaite, Layla observait son amie. Où était passée la lieutenante Esther Azoulay qui, pleine d’assurance, tenait effrontément la dragée haute à ses collègues masculins ? La voir se liquéfier ainsi devant ce type lui fit presque mal.
Un sourire carnassier souleva les lèvres de l’homme en question. Esther inspira un grand coup et se ressaisit. Mais l’autre avait eu le temps de jouir de son effet. Marc d’Orsay. Son ancien coéquipier et binôme. Promu lieutenant lui aussi à Lyon. Et, récemment, capitaine à la PJ de Marseille où il était arrivé sept ans auparavant, en 2015.
Il avait transformé la première année d’Esther à Lyon en enfer. Elle n’en avait jamais parlé à ses proches, pas même à Layla. Devant l’étonnement de son amie qui s’inquiétait de son corps amaigri et de ses traits tirés, Esther s’était contentée de répondre que c’était dû au changement d’air et à un travail de dingue aux Minguettes, l’une des grandes plaques tournantes du crime organisé, de la drogue et du trafic d’armes. Layla avait fait semblant de la croire et avait respecté son silence.
Esther avait connu Marc d’Orsay avant Romain, qui avait été un pansement posé sur une plaie à vif, elle le réalisait. Et maintenant qu’elle s’était enfin débarrassée de sa compresse, la blessure encore purulente menaçait de se rouvrir.
Peu de femmes savaient résister à d’Orsay. Sa beauté sauvage et animale, son regard magnétique, son intelligence bien supérieure à la moyenne, lui donnaient un net avantage sur la plupart de ses « victimes ».
Le dérapage avait eu lieu la nuit, dans sa voiture, quand il avait proposé à Esther de la ramener chez elle. Ils avaient terminé au lit. Tout avait été à peu près normal pendant quelques semaines. Sauf que, par la suite, Esther n’avait pas compris ce qui lui arrivait. D’Orsay s’était mis peu à peu à souffler le chaud et le froid à sa guise. Lors d’accrochages de plus en plus fréquents, il rejetait chaque fois la faute sur Esther avec un certain plaisir, en activant le bouton « culpabilité ». Même le jour où elle avait appris par une collègue compatissante qu’elle n’était pas la seule à profiter du lit de Marc, Esther s’était sentie fautive, se disant que s’il allait voir ailleurs, c’était sans doute parce qu’elle ne le comblait pas. Très rapidement, d’Orsay était parvenu à la dépouiller de huit kilos et d’une bonne partie de sa personnalité. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, une sorte de transparence fragile, d’âme errante sortie du corps.
Au bout de sept mois, après qu’il l’eut piétinée comme un paillasson en lui infligeant une dixième rupture, ruptures à la suite desquelles il revenait toujours la chercher en pleurant qu’il ne pouvait vivre sans elle, Esther, à deux doigts de l’internement, avait pris rendez-vous chez une psychiatre réputée, Irène Cossowitz. Là encore, pour essayer de mieux comprendre Marc, car elle était persuadée que quelque chose clochait en elle, qui expliquait qu’elle ne parvenait pas à le rendre heureux.
Mais la psy avait tout de suite donné un nom au mal dont souffrait Esther : l’emprise. Elle avait mis un moment à dessiller les yeux de sa patiente, sans se décourager pour autant. Elle en avait vu plus d’une dans cet état, parfois pire. Elle avait même connu un suicide qu’elle n’avait pu empêcher.
Un jour, au cours d’une séance, sans prévenir, le déclic s’était fait dans le cerveau d’Esther. L’accouchement douloureux de son inconscient, d’un événement traumatique à l’origine de ses rapports particuliers aux hommes dans une dynamique d’autodestruction. Irène avait cette fois utilisé l’hypnose. Au cours d’un voyage temporel, Esther s’était alors revue enfant, à six ans, puis à huit, à neuf, prépubère et, enfin, adolescente. À n’importe lequel de ces âges, le même cauchemar la poursuivait, lui collait à la peau comme ces mains et ces doigts rugueux sur ses cuisses, ses fesses, son sexe nu. « Ce sera notre petit secret, n’est-ce pas ? Tu es une gentille fille, hein, Esther ! » lui susurrait une voix bien réelle. « Tu ne trahirais pas ton tonton adoré, n’est-ce pas ? » David, le frère cadet de sa mère, qui, déjà toute petite, la faisait sauter sur ses genoux. Elle ne l’avait jamais trahi, parce qu’elle savait garder les secrets. Parce qu’elle ne voulait pas causer du tort à son oncle chéri qui avait toujours joué avec elle, doté des meilleures intentions du monde. C’était là que tout avait commencé. Les prédateurs comme Marc d’Orsay reniflaient la proie idéale à des kilomètres. Les cœurs meurtris, prêts à les accueillir dans leur intimité, à tout leur donner. Ses victimes ne se rendaient compte du piège que trop tard, lorsqu’elles étaient déjà engluées dans la toile. Et même si elles réussissaient à s’échapper de leurs filets, l’emprise continuait, souterraine, pernicieuse, malsaine. Comme avec la drogue, il suffisait de peu de choses pour replonger. Esther le savait et avait gagné en lucidité, mais l’effet que lui fit d’Orsay, qu’elle ne s’attendait pas à voir à son pot d’adieu, rouvrait ses failles. Malgré tout ce qu’elle avait vécu depuis, malgré Sara, malgré sa force, que son travail et sa volonté avaient façonnée, la carapace se craquelait de nouveau. D’Orsay était à Esther ce qu’une seringue était à un ex-camé. Tentation et répulsion.
— Content de te voir en tout cas, tu es radieuse, enchaîna Marc qui se tenait tout près d’elle.
Trop près. C’était comme si on lui enfonçait subitement un pieu dans les tempes. La douleur, vive, avait surgi en même temps que d’Orsay sous ses yeux. Par réflexe, elle s’éloigna sans un mot, chancelante.
— Ça va, ma belle ? s’inquiéta Layla, la main posée sur le bras d’Esther.
— Oui, oui, c’est… c’est le rouge, il m’a déclenché une sale migraine, je crois. Je ne vais pas tarder.
— Oh, s’il te plaît, ma chérie, reste encore un peu… C’est ton soir… Notre dernier…
— Arrête ton char, Lay, c’est certainement pas notre dernier soir, non !
— J’ai un cacheton si tu veux, ça te fera du bien.
— Merci, docteure Bennani, ça va aller, souffla Esther en esquissant un pauvre sourire.
Mais d’Orsay, alors distancé, les rattrapa.
— Je te ramène ? proposa-t-il en se plantant devant elle. La douleur vrilla la tête d’Esther de plus belle.
— J’ai ma voiture, merci, lui balança-t-elle sèchement avant de rejoindre le buffet avec Layla.
Vingt minutes et un verre plus tard, encore affectée par ces détestables retrouvailles, Esther annonça cette fois plus fermement à Layla qu’elle rentrait chez elle. Elle avait de la route à faire le lendemain avant de prendre possession de son nouveau logement, un logement de fonction fourni par son futur employeur. Après quelques étreintes et embrassades émues avec ses collègues, la dernière et la plus longue étant pour Layla à qui elle promit de donner des nouvelles une fois installée, le sac rempli de cadeaux inutiles, Esther sortit sans se retourner de l’immeuble moderne et sans âme de la PJ de Lyon pour se diriger vers sa voiture à travers le parking silencieux et désert. Il n’était pas loin de 22 heures, elle n’avait pas prévu de rester si longtemps.
Au moment où elle ouvrit la portière de sa Jeep, deux mains puissantes la plaquèrent contre le véhicule, rendant impossible toute tentative de fuite.
— Alors, comme ça, tu n’as même pas pensé à m’inviter à ton pot de départ ? grinça la voix de Marc au creux de son oreille, dans des effluves d’alcool et de cigare. C’est pas grave, ma jolie, tu vois, dès que j’ai appris pour ta petite sauterie, je suis venu tout seul, comme un grand. J’avais très envie de te revoir. Même si ce n’est pas réciproque. Mais personne ne te connaît comme moi, Azoulay. Personne ne sait qui tu es vraiment. Sauf moi. Tu peux te tirer au bout du monde, je te retrouverai toujours. Tu entends… toujours. Et tu payeras ce que tu m’as fait. Cher, très cher.
Les mains lâchèrent leur prise aussi soudainement qu’elles l’avaient immobilisée. Le temps qu’Esther reprenne ses esprits et fasse volte-face, son ex-bourreau avait disparu dans la nuit, la laissant seule avec ses tempes qui, transpercées d’une lance, pulsaient comme jamais.