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Une semaine plus tard
Depuis sa double découverte dans le jardin des morts, le temps s’était arrêté pour Esther. Quelque chose la vidait peu à peu de sa substance. Et elle avait désormais conscience que la folie la guettait. Ce qu’elle avait vu ne pouvait pas être réel. Elle n’en avait rien dit à Marten, finissant presque par douter aussi de sa réalité, en même temps que de sa propre présence ici. Et parce qu’il aurait peut-être pris son exploration des lieux pour une volonté d’y pénétrer à son insu, alors qu’il tenait tellement à les lui faire visiter lui-même.
Non, Sara reposait là-bas, au cimetière, sur la colline de Fourvière. Ces quatre lettres gravées sur la plaque posée au milieu des daphnés blancs étaient certainement une hallucination. Une projection de l’esprit créée de toutes pièces suite au choc de la perte. Elle n’avait pas encore fait son deuil et ne le ferait peut-être jamais. Deux ans… Deux ans depuis que son ange s’en était allé… Qu’était-ce, après tout ? Une poussière de temps et combien de larmes. De quoi former le lac sur lequel flottait cette île perdue…
Elle n’avait même pas recontacté Layla après avoir écouté le message dans lequel celle-ci lui révélait que d’Orsay et son avocate entretenaient ou avaient eu une relation. A priori, aucun ADN étranger n’avait été retrouvé sur le corps d’Ophélie. Et s’appuyant sur le rapport consenti qui écartait l’hypothèse d’un viol, l’enquête penchait donc en faveur d’un suicide. Encore une que son ancien bourreau avait probablement détruite. Mais ce n’était pas tout… Hélène avait, apparemment, elle aussi été prise dans la nasse. Tout ça lui semblait tellement loin, désormais. Esther était comme déconnectée. Incapable de retourner au jardin des morts. De peur d’y découvrir la vérité. Celle de sa folie. Car c’était impossible. Sara était là-haut, à Loyasse, et elle avait demandé à Layla de s’y rendre… Sara était là-haut… Plus elle essayait de s’en persuader, plus elle en doutait. Qu’est-ce qui m’arrive ? Est-ce que ça entre dans le processus normal de deuil ? Ai-je bien fait de partir et de tout laisser derrière moi ?
Irène, comme j’aurais besoin de ton aide en ce moment…
Recroquevillée sur son lit, après une journée de travail passée encore à côté d’elle-même, Esther tremblait de la tête aux pieds. Il avait fallu qu’elle démissionne de son poste d’officier de la PJ pour mener maintenant une enquête sur sa propre vie, en plus de celle sur une disparition suspecte. Pour lutter contre elle-même, sa mémoire, sa douleur. Car si les petites grues bleues qui l’avaient conduite jusqu’à ce tertre recouvert de daphnés blancs étaient vraies, si cette plaque sur laquelle figurait le prénom de sa fille – qui la faisait douter de son état mental – l’était tout autant, cela signifiait que l’urne de Sara était enterrée sur Thanatea. Une réalité si insoutenable qu’elle l’avait effacée de sa mémoire… Non, impossible. C’était la première fois qu’elle venait sur cette île. Ou alors… Les cendres de son ange avaient été déplacées sans qu’elle s’en souvienne ? Ou à son insu ?
Romain. Elle n’avait pas pensé à lui depuis son arrivée à Thanatea. Elle devait l’appeler, bien sûr ! Il l’aiderait sûrement à y voir plus clair. Il lui assènerait de son air calme et détaché que Sara était à Loyasse, qu’elle avait juste perdu un peu pied et que c’était normal avec tout ce que… Non, pas Romain. Elle allait éclaircir cette histoire seule. Commencer par prendre son courage à deux mains et retourner au jardin. Seule. Sa mémoire visuelle et son sens de l’orientation lui suffisaient pour retrouver le chemin.
Ces derniers temps, elle avait noté une plus forte affluence au café, ainsi qu’une curiosité évidente à son égard. Le bouche-à-oreille fonctionnait aussi au sein de cette entreprise. Derrière son comptoir, elle avait la désagréable impression d’être un animal de foire. Le lendemain, pourtant, Esther parvint à terminer un peu plus tôt et fit faux bond à Marten. Elle reprit le même sentier que la fois précédente, après s’être assurée qu’elle était seule et que personne ne la pistait. Occupée à suivre le même tracé pour ne pas s’égarer, elle ne prêta pas attention au ciel qui, à l’horizon, s’obscurcissait, griffé de quelques éclairs dans une atmosphère stroboscopique. Son cœur battait au rythme de ses pas, qui s’accéléraient au fur et à mesure que la distance se réduisait. Avait-elle rêvé cette tombe recouverte de daphnés blancs ? S’était-elle perdue, quelque part, entre songes et réalité ?
Les bourrasques qui arrivaient du large balayaient l’herbe autour d’Esther. Une horde de mouettes bavardes avait décidé de l’accompagner, espérant sans doute quelques friandises. Les montagnes, de chaque côté du lac, s’effaçaient peu à peu dans la pénombre orageuse. Thonon, Évian et toute la côte escarpée du canton de Vaud, ainsi que les coteaux viticoles en terrasses, étaient déjà sous la pluie. Sur les rives suisses, les feux à éclipse s’affolaient depuis une demi-heure à coups de quatre-vingt-dix signaux lumineux orange par minute, indiquant aux navigateurs retardataires l’urgence de rentrer au port. Esther avait entendu parler des tempêtes sur le Léman, qui n’avaient rien à envier aux tempêtes marines. En revanche, Marten ne lui avait pas dit qu’au début du XXe siècle, en octobre 1904, lors d’un épisode orageux d’une violence inouïe, en plus d’avoir été le théâtre de plusieurs naufrages, ce bout de terre avait été dévasté. Arbres et croix arrachés. La pluie et la grêle avaient déchiqueté plantes et fleurs, laissant un véritable spectacle de désolation. Des années furent nécessaires à toute cette végétation martyrisée et à la forêt déracinée pour se reconstituer. À toutes les époques, l’île aux Morts avait décidément bien porté son nom.
Alors que le vent se déchaînait, sans apporter encore la pluie, juste de forts remugles de vase et d’humidité, Esther hâta le pas, penchée en avant pour progresser en dépit de la force des rafales, serrant son sac contre elle. Malgré le sifflement continu à ses oreilles, elle entendit soudain distinctement des pierres rouler dans son dos, sur le chemin. Elle se retourna et ne vit qu’un sentier désert. Avait-elle rêvé ? Sur ses gardes, elle continua d’avancer, dépassa la borne au pied de laquelle elle avait trouvé le cinquième origami une semaine plus tôt.
Sur le point d’atteindre l’entrée secondaire du jardin aux morts, Esther perçut un bruit de pas accompagnant les siens. Sans ralentir, elle fit brusquement volte-face. Elle était seule. Elle conclut que ce devait être l’écho de ses propres semelles sur les cailloux. Ce qui ne la rassura pas pour autant. Elle doubla les deux cyprès dont les cimes s’agitaient dangereusement, au bord de la rupture, mais résistaient vaillamment. Avala encore quelques mètres avant de parvenir aux tertres funéraires. Chahutée par la violence des bourrasques, elle rassembla ses forces, grimpa en haut de la butte et les vit. Deux plaques émergeaient des fleurs et, dessus, les deux prénoms qu’elle redoutait tant de lire.
— Non, c’est impossible, impossible ! se mit-elle à crier, mais le vent étouffa sa voix.
Ce devait être une autre Sara… Pourtant, cette plaque voisine avec le prénom de Sadako ainsi que la présence de ce massif de daphnés blancs, les fleurs préférées de sa fille, lui soufflaient le contraire. Tout ça ne pouvait pas être une coïncidence. Dans ce cas, comment était-ce arrivé ? Pourquoi était-elle ici ?
Un nuage énorme semblait désormais recouvrir l’île entière. Esther sentit quelques gouttes sur son visage. Il était temps de faire demi-tour, mais elle ne parvenait pas à détacher ses yeux ni son esprit de la terrible réalité. Si, la première fois, elle avait eu une hallucination, il était fort peu probable qu’elle se reproduisît. Balayant les environs, son regard s’arrêta sur quelque chose que, sous le choc de sa découverte, elle n’avait pas vu lors de sa précédente visite. Un arbre à la silhouette imposante, malgré un tronc plus court que la plupart de ses congénères, et dont la couronne, aux branches nues et aussi noires que du charbon, paraissait avoir été brûlée. Esther pensa aussitôt qu’il avait dû être touché par la foudre. Les orages, dans le coin, étaient réputés pour leur violence extrême. Sa solitude et son air de roi blessé au combat l’intriguèrent.
Elle descendit du tertre et se dirigea vers lui. Au fur et à mesure qu’elle s’en approchait, son malaise grandissait. Comme si son inconscient avait enregistré quelque chose que sa conscience refusait de percevoir. Son pied heurta une pierre, manquant de la faire tomber. À cet instant, ses yeux se posèrent sur le sol terreux et elle distingua un objet métallique à moitié enfoui. Elle gratta la terre tout autour, et un médaillon encore sur sa chaînette apparut. Elle le ramassa, l’essuya avec un mouchoir et le retourna. Alors que ses jambes se dérobèrent, un craquement terrible lui fit lever la tête en direction de l’arbre. Tel un sinistre écho à ces lettres incandescentes gravées dans le métal. Antonia. Encastré dans le tronc ouvert en une sombre plaie, le corps à demi décomposé d’une femme. Ses vêtements en lambeaux et ses cheveux clairsemés. Elle fixait Esther de ses orbites vides et noires.