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Son portable tout neuf – elle avait dû remplacer l’ancien, irrécupérable après le choc – sonna à côté d’elle, mais Layla n’avait même plus la force de répondre. Ce ne pouvait être que de mauvaises nouvelles, de toute façon. Ou bien sa mère, ce qui revenait au même.
Trois jours après la scène terrible devant sa fille au parc, une violente grippe avait cloué Layla au lit, l’empêchant de garder Nour. Tenant à peine debout, elle l’avait déposée chez ses parents. Puis Cherkaoui était venu la récupérer à la sortie de l’école le lundi suivant, pour une semaine. Sans un mot, Layla, qui avait tenu à être présente alors qu’elle était encore très mal, lui avait remis la petite valise bleue de Nour. Elle l’avait ensuite serrée contre elle en retenant ses larmes. Un nouveau rituel auquel elle allait devoir s’habituer. Un petit ding lui annonça un message vocal qu’elle écouta sans conviction. « Layla, j’ai quelque chose d’important à te dire. Téléphone-moi. »
La voix d’Hélène. Elle n’avait pas discuté avec elle depuis une éternité, lui semblait-il. La maladie et la fièvre faisaient parfois perdre la notion du temps. Dans un effort surhumain, la carpette qu’elle était devenue à cause du virus, appela. Hélène décrocha aussitôt.
— Ça va mieux ? Comment tu te sens ?
— J’ai le nez en chou-fleur et ma tête est un bloc de ciment, mais je tiens le bon bout. De quoi tu voulais me parler ?
— C’est Esther… Elle a disparu. Un ami flic en Suisse, qui savait qu’elle travaillait à la PJ de Lyon avec moi, m’a envoyé l’avis de recherche avec sa photo. Celle qu’elle a utilisée pour ses CV. On doit la retrouver, Layla, et vite.
Sur la ligne, seul un long silence répondit à son inquiétude.
— Layla ? Tu as entendu ?
Elle avait entendu, oui, comme un écho lointain dans son cerveau embrumé. Esther avait disparu. Il lui fallait intégrer la nouvelle, la palper, la retourner, la mâcher et, peut-être, l’assimiler. Layla n’avait pas eu d’autre signe de vie depuis leur dernier échange où elle lui avait confié ne pas se sentir en sécurité. Et elle avait raison, sombrement raison, songea-t-elle au bord des larmes. Partagée entre la colère de n’avoir pu l’aider lorsque Esther lui avait fait part de ses craintes et l’amertume laissée par le départ de son amie, après lequel elle s’était sentie abandonnée.
Hélène avait reçu l’information la veille. « La deuxième femme qui, à notre connaissance, se volatilise en peu de temps dans la région », avait précisé son ami au téléphone. En revanche, à part lui expliquer que le département d’enquêtes de la Police Judiciaire Fédérale où il travaillait était dessus, il n’avait pas été en mesure de lui dire qui était à l’origine de ce signalement, ni de lui donner davantage de précisions sur cette disparition. C’était très vague, regrettait-elle.
— Elle a besoin de nous. À la vie, à la mort ! lança Hélène. Cette dernière phrase fut le déclic. À la vie, à la mort !
Layla devait se battre pour Esther, au nom de leur pacte.
— Passe chez moi ce soir, répondit-elle à Hélène. On pourra élaborer un plan d’attaque.
Quand elle raccrocha, ses yeux se perdirent dans le vide du plafond. Esther disparue. Elle ne pouvait pas y croire. Il y avait forcément autre chose. Elle se remémora leur échange, la voix tendue de son amie, son inquiétude qu’elle avait tenté de calmer. Elle n’avait rien fait…
Le soir, Hélène débarqua avec quelques courses. Après une douche chaude et un thé, Layla avait retrouvé assez d’énergie pour s’asseoir sur le canapé, en face de son amie, installée dans l’un des deux fauteuils club. Sans Esther, il leur était d’ordinaire moins facile de communiquer dans l’intimité. Mais avec sa disparition, elles se sentaient comme orphelines de leur amie d’enfance. Leur trio souffrait d’une amputation. Layla brisa le silence :
— Si tu savais comme je m’en veux…
— De quoi ?
— De ne pas avoir pris davantage au sérieux ce qu’Esther m’a dit la dernière fois que nous nous sommes parlé.
— C’est-à-dire ?
— Elle était dehors, inquiète. Elle avait l’impression qu’elle n’était pas seule, ce soir-là. Elle a même été obligée d’interrompre la communication et de rentrer. Peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose après… Elle a pu se faire agresser ou même enlever… Je lui ai laissé un message au sujet d’Ophélie et de d’Orsay, mais elle ne m’a pas rappelée…
— Tu n’en sais rien, Layla. Peut-être que ce qu’elle voulait, justement, c’était disparaître.
Une hypothèse cinglante à laquelle Layla n’avait pas pensé. Ou ne voulait pas penser. Mais en effet, on ne pouvait rien écarter. Même l’inconcevable. On avait beau connaître quelqu’un depuis des années, voire depuis l’enfance, il y avait forcément cette part plus secrète ou plus sombre de l’être, une porte dérobée menant à des pièces que l’on tenait toujours bien fermées.
— Tu entends par là qu’elle voulait mettre fin à ses jours ou bien disparaître en tant qu’Esther Azoulay ?
— Les deux sont possibles. Son départ… Déjà à son pot d’adieu, elle était ailleurs.
— Depuis la mort de Sara, elle était ailleurs, Hélène. Pourtant, elle a continué à vivre, à travailler. Si elle avait vraiment voulu quitter ce monde, elle l’aurait déjà fait. Et si son projet était de se volatiliser, pourquoi se serait-elle reconvertie dans un autre job en restant en contact avec moi ?
— Parfois, les gens mettent du temps à agir, à prendre une telle décision. Ces choses-là remontent à la surface bien plus tard, après le trauma. Elle a essayé, croyant y arriver.
— Non, ça tient pas ! s’agaça Layla en secouant sa crinière noire. En plus, il y a cette femme, Antonia, qui occupait le même poste qu’Esther et qui a disparu aussi. Ça fait beaucoup, là.
— Tu as raison, je vais rappeler mon contact en Suisse pour voir ce qu’il sait au sujet de cette Antonia. Ils ont visiblement recoupé les deux affaires puisqu’il a mentionné un précédent.
— Je ne sais pas si ça peut aider, mais la dernière fois, au téléphone, Esther a évoqué plusieurs personnes en lien avec son travail. Un certain Marten qui, en plus d’être chauffeur et jardinier, est aussi thanatopracteur. Un autre employé, du nom d’Andreas Dante, le frère de cette Antonia. Et aussi Horn, la PDG de l’entreprise, qui vit au Japon. Elle m’a parlé des haniwa, des objets funéraires japonais qu’elle avait découverts dans son logement, de vraies copies miniatures de Sara et d’elle. Et puis il y a cette histoire d’origamis que quelqu’un semait à son intention. Quelqu’un qui savait forcément ce que ces oiseaux de papier, des grues, représentaient pour elle. Ils la reliaient à Sara…
— Sara ? s’étonna Hélène. Quel rapport avec des origamis ? Layla lui raconta alors rapidement la légende des grues dont Sara avait eu connaissance grâce à sa voisine de chambre.
Après quoi, sans qu’elle comprît le bond que son cerveau venait de faire, elle se souvint d’autre chose…
— Esther a consulté une psy, à Lyon. Une Irène quelque chose. Elle avait arrêté d’y aller, mais je vais retrouver cette femme et aller la voir. Elle pourra peut-être m’éclairer sur son état psychologique.
— L’enquête n’étant pas officielle, tu n’auras pas de commission rogatoire pour obtenir des documents, et ça m’étonnerait qu’elle trahisse le secret médical, lui rappela Hélène.
— On verra bien. Qui ne tente rien…
Hélène regarda Layla avec espoir, malgré les tristes circonstances. Elle semblait avoir retrouvé son énergie et sa perspicacité d’enquêtrice. Esther était désormais leur priorité.
— Au fait, vous avez pu avancer sur Jade et Muriel pendant mon arrêt ? s’enquit Layla.
Hélène s’apprêtait à répondre lorsque son portable sonna dans sa poche. Elle prit la communication. Layla la vit se décomposer peu à peu.
— Après un nouvel examen des photos et des radiographies du corps, réalisé par l’assistante du légiste en chef, la juge a émis des doutes au sujet de la cause du décès d’Ophélie Meyer, annonça-t-elle quand elle eut raccroché. Il n’est plus sûr que ce soit un suicide. Elle doit être exhumée.