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Le camion blanc sans logo se gara devant la grille à l’heure prévue. Deux hommes vêtus d’un jogging gris et coiffés d’une casquette de la même couleur en descendirent et ouvrirent le hayon dans une parfaite synchronie. Enveloppé d’un peignoir en soie, il les vit par la fenêtre en décharger une caisse oblongue estampillée « Fragile », qu’ils manièrent avec d’infinies précautions. Son cœur pulsait de joie et d’excitation mêlées à l’idée que, dans quelques instants, elle serait ici, chez lui. À lui. Enfin. Il avait tant attendu ce moment. Payé cher, très cher, pour le vivre. Pour la recevoir dans son intimité, dans sa solitude. Cent mille euros. Un prix conséquent, extravagant même, inconsidéré au regard de tous ces gens qui ne voyaient jamais pareille somme de toute leur vie. Mais il n’avait pas à culpabiliser pour ça. Il s’était enrichi grâce à son travail, et de sa fortune il faisait ce qu’il voulait. C’était ça, la liberté. La vraie. Ne rien devoir à personne. L’argent n’était qu’un moyen de satisfaire ses désirs, de réaliser ses rêves, d’accéder à cette perfection à laquelle il goûterait bientôt.

Les secondes filèrent. Elle se rapprochait de lui au rythme des pas sur l’allée. Encore quelques mètres. Même Lola, un magnifique doberman qui partageait sa vie depuis trois ans, patientait avec fébrilité.

— Ce qui arrive, ma Lola, est la chose la plus parfaite qui soit. Une œuvre d’art. Ce qui nous relie au divin, à l’éternité. Et ça n’a pas de prix.

Lola lui répondit par un jappement. Il caressa le poil soyeux noir et feu entre les deux oreilles dressées en pointe.

— Tu n’as rien à craindre, ma douce. Il ne s’agit pas de te remplacer, ni dans mon cœur ni dans mon lit. Tu es à toi seule une beauté de la nature. J’en sais quelque chose… Mais malgré tout l’amour que je te porte, tu ne peux pas prétendre rivaliser avec un joyau brut.

À ce moment, la sonnette retentit.

— Ça y est ! bondit-il en allant ouvrir, précédé de sa chienne, en même temps que son cœur dérapait dans la poitrine. Couché, Lola !

Face au doberman, les deux hommes hésitèrent à l’entrée.

Il les rassura aussitôt.

— Suivez-moi, je vous prie, elle ne bronchera pas.

Il emprunta un long couloir au bout duquel il déverrouilla une porte blindée qui donnait accès à un escalier en pierre descendant au sous-sol aménagé.

— Déposez la caisse ici, merci, dit-il en désignant du doigt un cellier rempli de grands crus aux étiquettes poussiéreuses et jaunies, rangés par année.

— Souhaitez-vous qu’on l’installe ?

— Je suis bien outillé et m’en chargerai. Je dois signer quelque chose ?

— Nous avons besoin d’une signature numérique, s’il vous plaît.

Le livreur lui présenta l’écran de son appareil et lui tendit un stylet dont il se saisit.

— Voilà qui est fait. Je vous raccompagne, messieurs.

Après leur avoir donné un pourboire, il observa le camion s’éloigner, puis regagna le sous-sol où reposait son trésor.

Muni d’un tournevis électrique, il entreprit de dévisser la vingtaine de vis qui scellaient la caisse. En sueur, il fut obligé de s’arrêter pour permettre à son pouls de ralentir. Il n’avait encore jamais éprouvé une telle émotion. Il touchait enfin au but. Celui de sa vie. Rien de ce qu’il avait essayé en matière de sexe ou d’amour ne l’avait comblé. Vanité, tout n’était que vanité, éphémère et dérisoire. Ce vivant, condamné à mourir et à connaître la décomposition, le révulsait. Il n’y avait pas plus vulgaire, plus obscène que la chair et les organes qui se putréfiaient. Il avait d’ailleurs pris ses dispositions pour s’épargner une telle déchéance. Et, en attendant que vînt son tour, il offrait cette éternité à celle qu’il allait chérir plus que lui-même. Celle sur laquelle, parmi toutes les photos du catalogue, son regard s’était posé pour ne plus s’en détacher. La dernière vis tourna sur elle-même dans le sens antihoraire et lui tomba dans la paume. Il patienta encore avant d’ouvrir. Il redoutait ce moment autant qu’il l’avait désiré. De toutes ses forces, de toute son âme. Tout rêve réalisé est la fin de quelque chose. La fin d’une attente, d’un chemin parcouru, la fin d’un espoir, la fin de ce qui aurait pu ou dû rester une chimère. Alors la récompense se devait d’être à la hauteur du vide que laissait la concrétisation de ce rêve. De ses deux mains, il souleva le couvercle et le contenu, recouvert de satin et entouré d’un capitonnage protecteur, se révéla enfin à ses yeux. Comme s’il avait peur de se brûler ou de la réveiller, du bout des doigts il fit glisser le tissu et retint un cri. C’était la beauté suprême, la beauté à l’état pur, le merveilleux. Ce qui ne meurt pas, car déjà mort et, en même temps, doté de toutes les apparences de la vie grâce au talent d’un artiste.

À genoux, penché sur elle, il n’osait pas la toucher. Elle était encore plus belle que sur la photo. C’était normal, le portrait avait été tiré de son vivant. Depuis, le génie l’avait sublimée.

— Tu es magnifique… haleta-t-il en caressant la peau immaculée et glacée, son membre déjà érigé sous la soie du peignoir, prêt à l’essayer sans tarder.

Une enveloppe cachetée à la cire était déposée sur les mains jointes et inertes. Il fit sauter le sceau, en tira une carte en papier vélin et lut ces mots :

« Avec notre profonde gratitude, nous vous souhaitons une belle lune de miel avec Hibiscus. Prenez-en soin comme elle prendra soin de vous. Les fleurs éternelles ont besoin d’attention et d’amour, encore plus que les mortelles. »

Vidée de ses organes et traitée selon des procédés qui avaient fait leurs preuves, elle pesait moins lourd. Avec une extrême précaution, il la sortit du caisson et la porta jusqu’à la chambre prévue à cet effet dans ce même sous-sol. Il resterait dormir avec elle certaines nuits, pas toutes, parce qu’il en passerait aussi à l’hôtel, avec des femmes vivantes, à boire et à baiser dans un nuage de poudre blanche, histoire de se fondre au commun des mortels et à leur vulgarité. Mais il viendrait retrouver son trésor pour se laver de cette luxure, se purifier dans son éternité. Il la coucha sur le lit, nue et offerte.

— Bienvenue dans ton paradis, ma chérie. Tu verras, tu seras bien, ici, et tu me combles déjà, lui souffla-t-il à l’oreille.

L’artiste avait réussi à obtenir une certaine souplesse qui permettait une utilisation selon la volonté du consommateur. Un vrai génie, ne cessait-il de se répéter. Il déplia ses bras et les plaça le long du corps en écartant légèrement ses jambes. Son pubis était complètement épilé et d’une douceur incroyable. Ses doigts s’y attardèrent puis remontèrent sur le ventre et enfin sur les seins aux tétons en érection. Il lui sembla même percevoir quelques frissons à la surface de la peau. Il se débarrassa de son peignoir et s’allongea à ses côtés, contre elle, nu aussi, sans la quitter des yeux. Les siens, ouverts, fixaient le plafond voûté. Ils étaient d’un vert d’eau presque translucide, d’un réalisme à s’y tromper, bordés de cils fauves, comme les sourcils parfaitement dessinés. Il enroula une mèche de cheveux autour de ses doigts. Des cheveux mi-longs, ondulés, qui rappelaient les teintes de l’automne. C’était comme ça qu’il les aimait. Rousses aux yeux verts.