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Après avoir passé la fin de la soirée chez elle à lister tous les psychiatres et psychologues lyonnais pour en ressortir deux Irène, Courbet et Cossowitz, Layla les appela à la première heure le lendemain. Au cabinet du docteur Courbet, on lui répondit plutôt sèchement qu’il n’était pas question de donner le moindre renseignement sans commission rogatoire et de surcroît par téléphone. Elle crut qu’elle n’aurait pas beaucoup plus de chance avec le deuxième numéro, où une voix masculine altérée par le chagrin, supposa-t-elle, lui apprit qu’Irène Cossowitz était décédée deux mois auparavant.
— Si vous êtes un proche, peut-être avez-vous accès au fichier patient, insista cependant Layla. C’est important, il s’agit d’une disparition inquiétante et mon amie, Esther Azoulay, m’avait dit qu’elle voyait une psy prénommée Irène.
— Attendez… Esther Azoulay, dites-vous ? Ne quittez pas. Layla perçut des bruits étouffés de pas, de tiroirs qu’on ouvre, puis de nouveau la voix tremblante dans le combiné.
Je ne vous dirai rien à distance, reprit l’homme, mais si vous avez le temps de passer, je crois pouvoir vous aider. Sans finir son thé, Layla attrapa son sac et descendit au parking de la résidence. Elle arriva en une vingtaine de minutes devant le cabinet, situé dans un immeuble haussmannien qui donnait sur une grande avenue bordée de platanes, sonna et guetta le signal d’ouverture. Préférant éviter l’ascenseur à double grille, aussi spacieux qu’une boîte à chaussures, elle grimpa les cinq étages sans se ménager et franchit la porte entrebâillée sur un vestibule sombre aux vieux relents de poussière et de cire. Elle fit quelques pas sur le tapis persan aux bords élimés, usé jusqu’à la corde à force d’avoir été piétiné par nombre de patients et de visiteurs. Le son d’un violon jouant un air de musique classique lui parvint d’une pièce voisine.
— Bonjour mademoiselle, je ne vous attendais pas si vite. Elle reconnut aussitôt le timbre vacillant du téléphone. En revanche, lorsqu’elle se retourna, outre qu’elle s’attendait à un homme beaucoup plus âgé, ce fut comme si elle recevait un coup au plexus. Les cheveux châtains parsemés de fils blancs aux tempes, la peau du visage à peine striée de quelques rides d’expression, le regard vif et perçant d’un faucon… Son interlocuteur était bien le type qui avait surgi dans ce bar où Ophélie et elle s’étaient retrouvées pour parler du recours contre Cherkaoui. Là où elle avait laissé son amie boire un cocktail en sa compagnie. Layla se souvint alors de l’embarras palpable d’Ophélie au moment où elle avait prononcé son prénom, « Thierry ». Comme si elle le lui présentait à contrecœur. S’agissait-il d’un autre amant ?
En tout cas, il semblait tout aussi surpris que Layla.
— Je crois qu’on s’est déjà vus quelque part… dit-il.
— En effet, nous nous sommes croisés récemment dans un bar. J’y étais avec Ophélie Meyer.
Layla était déboussolée. D’autant que la voix de cet homme ne collait pas à son physique, ni à son âge ni à son attitude. Ce n’était pas celle d’un veuf éploré. La fêlure dans son élocution avait sans doute une autre raison que le chagrin. Tout en l’observant, il afficha un sourire taquin.
— Je lis dans vos yeux ce sempiternel étonnement que les gens ont quand ils me rencontrent après m’avoir entendu au téléphone.
— Je suis désolée d’être aussi prévisible…
— Ne le soyez pas. J’ai toujours eu ce problème de cordes vocales, c’est inopérable. Alors je dois faire avec cette voix de vieillard dans un corps de quarante-sept ans et…
— Qui êtes-vous, au juste ? le coupa Layla, mal à l’aise devant la tournure un peu trop personnelle que prenait l’échange.
— Le fils d’Irène Cossowitz. Une embolie pulmonaire l’a emportée en quelques heures.
— Mes sincères condoléances.
— Merci, répondit-il en inclinant légèrement le buste. Et à qui ai-je l’honneur ? Je n’ai pas le souvenir qu’Ophélie ait dit votre prénom…
Layla eut la sensation qu’il n’était pas au courant du décès de celle-ci, mais se garda bien de l’en informer. Elle lui brandit sa carte de police sous les yeux.
— Sous-lieutenante Bennani, de la Crim. Ça suffira.
— Je croyais que vous étiez une amie d’Esther Azoulay, dit-il, tout à coup assombri.
— Aussi, oui. Et accessoirement, son ancienne collègue.
— Vous avez quelque chose pour moi, il me semble.
— Tout à fait, chevrota-t-il. Je ne sais pas si ce que j’ai déniché dans le bureau de ma mère vous sera utile, ce sont des carnets dans lesquels elle prenait des notes durant les entretiens. Bon courage pour les déchiffrer ! Plus tard, elle est passée aux enregistrements. Avec l’accord de ses patients, bien sûr. J’en ai retrouvé quelques-uns sur minicassette, à l’ancienne, que je peux vous donner aussi…
— Pourquoi acceptez-vous si facilement de m’aider, sans même une commission rogatoire ?
— Pour Esther. Je l’ai connue aux cours de yoga. Elle allait très mal à l’époque, à cause d’une relation malsaine. C’est moi qui l’ai orientée vers ma mère. Esther se confiait peu et ma mère était tenue au secret médical, naturellement, mais je sais qu’elles étaient proches. Un lien affectif peut se tisser avec des patients dans une carrière de psy, même si le thérapeute doit rester neutre et se protéger. Ma mère n’appartenait pas à ce genre-là. Elle s’impliquait viscéralement. Le cas d’Esther la touchait beaucoup.
— « Le cas » ?
— Elle traversait une période compliquée. Je pense que les archives de ma mère vous en révéleront bien plus que les piètres renseignements que je pourrais vous offrir. Mais asseyez-vous, je reviens avec tout ça. Navré de ne pas mieux vous recevoir, je ne suis que de passage ici et vous avez eu de la chance de téléphoner lors d’une de mes visites.
Layla s’exécuta, malgré sa fébrilité croissante à l’idée d’en découvrir plus sur son amie d’enfance. Quelques minutes plus tard, le fils de la psychiatre réapparut, un sac plein à chaque main. Layla n’en crut pas ses yeux. Il y avait des heures, des mois, voire des années d’entretiens durant lesquels Esther s’était livrée. Autant dire qu’elle repartait avec un trésor inestimable sans avoir été obligée de passer par un juge. Toutes ces choses que la pudeur, la culpabilité ou la honte avaient empêché Esther de dévoiler, même à sa meilleure amie. Un magnifique chartreux aux iris dorés et un peu efflanqué surgit à cet instant de la pièce d’où provenait l’air de violon.
— Et lui ? Il est aussi de passage ? lança Layla à son hôte avec un brin d’ironie.
C’est justement pour lui que je viens de temps en temps, expliqua-t-il sans se laisser démonter. Lui donner à boire et à manger. Il appartenait à ma mère et ne supporterait pas d’être déplacé. C’est curieux, mais j’ai l’impression que vous ne me faites pas vraiment confiance.
— À personne, en fait. Déformation professionnelle, désolée.
— « Désolée »… sourit-il. C’est le mot magique aujourd’hui. Une sorte d’absolution qu’on s’octroie à soi-même pour ne pas s’abaisser à demander pardon.
Layla se sentit rougir.
— Je n’ai pas à demander pardon à qui que ce soit, lâchat-elle d’un ton sec pour reprendre le contrôle. Merci de votre aide.
— Si vous avez besoin d’autre chose, voici ma carte.
— Très bien. Une dernière question… Avez-vous eu des nouvelles d’Ophélie récemment ? Ça fait un moment que je ne l’ai pas eue au téléphone, bluffa-t-elle.
Il fronça les sourcils, sembla fouiller dans les tréfonds de sa mémoire, tel un scaphandrier, et remonta à la surface.
— Non, à vrai dire on ne s’appelle pas souvent. Il arrive même qu’on laisse passer plusieurs mois. Pourquoi ?
— Pour rien.
Lourde des secrets d’Esther et, elle l’espérait, de réponses à ses interrogations, Layla glissa la carte dans sa poche avant de redescendre les cinq étages par l’escalier de bois, en même temps qu’un malaise s’immisçait en elle.