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Layla passa trois nuits presque entières à décortiquer à la loupe les notes d’Irène, mais surtout à écouter les enregistrements des dernières séances. Une vingtaine environ. D’une heure chacun. Nour était revenue chez ses grands-parents. Layla se retrouvait déchirée entre l’enquête sur la disparition d’Esther qui prenait une tournure inattendue, profiter des moments avec sa fille et poursuivre ses démarches avec maître Capes pour en obtenir la garde exclusive. Ce qu’elle avait découvert sur la vie d’Esther la laissait anéantie, vidée. Des mots, qu’elle avait retranscrits sur un carnet vierge à partir des enregistrements, se détachaient, tranchants comme des lames sur la peau : « emprise », « perte de repères », « inceste », « viol », « oncle », « dénigrement », « culpabilité », « reproches » et puis, le couperet, « fausse couche ». Esther ne lui en avait jamais rien dit. D’Orsay aurait été le père. C’était donc certainement mieux ainsi, même si voir sa grossesse aussi brutalement interrompue avait dû être terrible. Le mektoub fait souvent bien les choses, pensa Layla qui croyait sincèrement à cette notion de destin.
Ce soir-là, elle écouta, sur un dictaphone qu’elle avait trouvé dans l’un des sacs, les derniers commentaires que la psychiatre avait faits de ses séances avec Esther. Des conclusions apparemment sans appel et des informations que Layla était impatiente de partager avec Hélène. Celle-ci terminait sa journée un peu plus tard et arriva aux alentours de 21 heures avec deux pizzas, une végé et une autre au chorizo, ainsi qu’une canette de Coca Zéro pour Layla et une bière pour elle.
— Tu es un amour, l’accueillit Layla en la faisant entrer.
— Je l’ai toujours été, seulement ça t’a échappé par moments, lui lança Hélène en même temps qu’un clin d’œil.
Après deux parts de pizza et quelques gorgées de soda et de bière, le « cas » d’Esther les rattrapa. Aussitôt, toute légèreté déserta le salon.
— Je crois que tu avais raison, soupira Layla en finissant d’avaler sa bouchée.
Elle appuya sur une touche du dictaphone et la voix grave d’Irène Cossowitz, de ces voix profondes et rauques de grandes fumeuses, résonna entre elles. Elle avait compilé ses observations, qui étaient suivies de ses conclusions ainsi que d’un diagnostic psychiatrique sur sa patiente. Hélène et Layla osaient à peine se regarder. C’était comme si elles violaient l’intimité de leur amie. Mais elles écoutèrent jusqu’au bout à coups de frissons.
— Esther souffrait bien d’un ESPT, appelé aussi SSPT, un état ou un syndrome de stress post-traumatique, résuma Layla une fois qu’elles atteignirent la fin de la bande.
— Tu parles comme une psy, maintenant, sourit tristement Hélène.
— Et tu n’as pas tout vu, répondit-elle sur le même ton. J’ai fait des recherches là-dessus et des rapprochements avec certains comportements d’Esther. Comme tu le sais, l’ESPT est une névrose traumatique observée et reconnue chez les soldats et les victimes de guerre, mais également chez des personnes qui ont subi des viols, des violences physiques ou un choc. Esther a vécu plusieurs événements traumatisants dans sa vie. En commençant par les attouchements sexuels de son propre oncle…
— Quoi ? C’est pas vrai… L’ordure ! Il faudrait les castrer, ces types ! Et pas que chimiquement !
— Ensuite, poursuivit Layla, tout s’est enchaîné : sa relation avec d’Orsay – dont la perversion narcissique a été confirmée par la psy –, une dépression grave après une fausse couche et, plus tard, la perte de sa fille. Une descente aux enfers.
— On péterait les plombs pour moins que ça, souffla Hélène, atterrée.
— Peuvent survenir dans l’ESPT non traité, outre des crises d’angoisse et des phobies, des troubles dissociatifs ou paranoïaques et même des tendances à la violence. Les conséquences sont souvent multiples. Chômage, isolement social, retrait, marginalisation, délinquance. Pour Esther, il s’agirait plutôt d’isolement social.
— J’en reviens quand même pas, murmura Hélène, les traits tendus. On a rien vu venir.
— Tout simplement parce que c’était invisible. Irène a dû lui être d’une grande aide. Sauf qu’Esther a décidé d’arrêter sa thérapie.
— Sans doute parce qu’elle planifiait déjà son départ.
— En faisant croire à sa psy qu’elle allait mieux. Et à nous, n’en parlons même pas. Mais dissimuler son mal-être et ses troubles physiques ou mentaux est courant dans l’état de stress post-traumatique Tout comme se mentir à soi-même.
— Toute cette histoire d’origamis et d’hani-machins pourrait donc faire partie de son délire comme je le pensais, c’est ça ? Et le fait qu’elle se sente en insécurité et surveillée s’inscrirait dans cette paranoïa que tu as mentionnée. Dans ce cas, ces types, Andreas Dante et Marten, existent-ils vraiment ?
— C’est ce qu’il faut vérifier. Et toi ? Du nouveau ?
Hélène baissa la tête, embarrassée.
— Pas évident, avec le taf. C’est la course… Mais mon contact m’a confirmé la disparition d’une autre femme. En revanche, elle ne s’appelle pas Antonia. Son nom est Patricia Kessner.
Les grands yeux obsidienne de Layla s’arrondirent.
— Ce serait une troisième disparition ?
— Non, dit Hélène. La période correspond à celle de cette Antonia qu’a évoquée Esther. Il n’y en a pas eu d’autre a priori. Il est possible qu’Esther mélange vraiment réalité et imaginaire, fantasmes et peurs… Elle peut aussi se persuader que certaines choses qui arrivent sont extérieures à elle alors qu’elle en est bien l’actrice.
— Et cette Antonia, ce serait qui ?
— Je ne sais pas, peut-être quelqu’un qu’Esther aurait connu dans le passé.
— Tout comme Dante et Marten, si ça se trouve… La sonnerie du portable de Layla les interrompit.
— Delgado… souffla-t-elle à Hélène en prenant la communication.
Quelques secondes plus tard, elle le remercia et raccrocha, livide, les yeux perdus dans l’espace du salon.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Hélène.
— J’avais demandé à Delgado de me prévenir dès qu’il aurait connaissance des résultats de la contre-autopsie d’Ophélie. Il s’agit bien d’un meurtre.