50

 

 

« Elle est déjà morte. » C’était en ces termes que Romain avait parlé d’Esther. Un verdict accablant, sans appel. Que pouvait bien faire une morte-vivante… Disparaître ? Se cacher ? Se couper du monde ? Ressusciter ailleurs ? Revenir hanter ses proches ? Se venger ? Layla avait plus que jamais la sensation de ne pas vraiment connaître son amie. Elle se voyait embarquée à la découverte d’une terre étrangère. Mettant peu à peu au jour tout ce qu’Esther s’était appliquée à enfouir. Comme un chien ses os, aux quatre coins du jardin.

« Elle est morte avec Sara. » Sara aurait été une jeune fille pleine de projets et d’avenir. Belle et volontaire, à l’image de sa mère. Elle aurait eu un copain, serait sortie avec ses amies, aurait entrepris des études, se serait épanouie dans ce qu’elle aime. Le cœur de Layla trébucha. Sa fille allait faire tout ce que Sara aurait dû faire. Sara n’était plus qu’un souvenir. Nour, en revanche, était bien là. Et elle méritait d’avoir toutes ses chances. Pour commencer, d’avoir une enfance heureuse et équilibrée. Pas une mère qui comblait ses absences forcées et ses défaillances par des escapades au parc ou des pizzas.

Déterminée, Layla saisit son téléphone et contacta maître Capes.

— Bonjour maître, c’est Layla Bennani. Je voulais vous informer que j’arrête tout. Les poursuites contre mon ex-mari et la demande de la garde exclusive de ma fille. Elle a droit à l’amour d’un père et n’a pas à subir nos problèmes d’adultes. La garde alternée avec un arrangement à l’amiable me paraît être un bon compromis.

— Il est parti sur une garde exclusive, ça risque d’être difficile de le raisonner, mais si c’est ce que vous souhaitez…

Oui, plus que jamais.

— Je ferai appel à un médiateur s’il le faut.

Layla raccrocha, envahie d’un incroyable sentiment de liberté, en même temps que des ailes lui poussaient dans le dos. Esther avait raison. À un moment ou un autre, il fallait lâcher prise.

Au cours de la journée, elle se concentra sur cette histoire de box qu’avait évoquée Romain. Peut-être une impasse, mais elle ne pouvait rien négliger. Elle lista toutes les sociétés de location de box de la ville, en priant pour que son amie n’ait pas loué à un particulier. Et ses prières se virent exaucées. Elle avait dû s’en farcir une demi-douzaine sous l’identité d’Esther, prétendant avoir perdu son contrat et ne pas se souvenir du numéro, quand elle tomba sur le bon. Il y avait bien un emplacement au nom d’E. Azoulay. Le numéro 7. Et, avec cette confirmation, les difficultés commencèrent. En effet, elle n’avait pas les clefs, Romain non plus, et, l’enquête n’étant pas officielle, elle ne pouvait pas obtenir la commission rogatoire nécessaire à l’ouverture forcée du box. Merde et merde…

Après réflexion, Hélène et elle décidèrent d’organiser une expédition nocturne.

— Et s’il y a des agents de sécurité avec des chiens ? suggéra Layla.

— Je m’en chargerai, promit Hélène. J’ai travaillé pendant un an dans une grosse boîte de surveillance. Si ça se trouve, avec un peu de chance, j’en connaîtrai un.

— Sauf que les clébards ne feront pas la différence, eux.

— Ne t’inquiète pas.

 

Le soir, après le boulot, elles se rejoignirent chez Layla. Ayant fini un peu plus tôt, elle leur avait préparé des sandwichs poulet-salade, qu’elles avalèrent avant de partir, arrosés d’une bière pour Hélène et d’une eau pétillante pour elle. Toutes deux s’étaient vêtues pour la circonstance. Tenue de sport sombre, haut à capuche, baskets et masque chirurgical noirs. Parfois, les pandémies ont des avantages. Pas question d’amadouer à coups de friandises des malinois dressés. Il allait plutôt falloir amadouer leurs maîtres, si besoin.

Chacune avait dans son sac à dos les outils nécessaires à l’ouverture forcée d’une porte, bien qu’elles soient munies d’un passe pour éviter d’en arriver à cette extrémité.

Bien sûr, elles n’emportèrent pas leur arme de service.

Sur place, Hélène gara la voiture à distance, en descendit et repéra tout de suite les caméras de surveillance à contourner. Les box, des containers, se trouvaient dans un entrepôt situé dans une zone industrielle en périphérie de la ville. Elles allaient devoir escalader un mur d’une hauteur de trois mètres, surmonté de piques semblables à un dispositif antipigeons renforcé. Sans s’attarder davantage, Hélène fit signe à Layla de la suivre à l’arrière de l’enceinte, où l’absence de réverbères plongeait les alentours dans une pénombre providentielle. Hélène longea le mur sur quelques mètres, Layla dans ses pas, et s’arrêta, tête levée.

— On va passer par ici, murmura-t-elle.

— Comme au bon vieux temps ! Tu as une corde ? Hélène ricana.

— Au bon vieux temps, tu n’avais pas besoin de corde…

— Quand on est gosse, on relève tous les défis sans corde ni filet.

Leurs regards s’arrimèrent dans une lointaine complicité. Le mur du collège, dont elles étaient venues à bout avec Esther et Icham, leur avait paru bien haut. Aussi haut que des remparts. Mais aux yeux d’un enfant, tout semble plus haut, plus vaste, plus grand. Et lorsque, adulte, on revient sur les lieux de sa jeunesse, c’est souvent la déception, un monde qui s’étiole subitement. Le château n’est en réalité qu’une bicoque, le parc n’est rien de plus qu’un jardin étriqué où les mauvaises herbes prospèrent, le super-héros a perdu de son panache…

— Grimpe !

La voix d’Hélène résonna dans la caverne aux souvenirs, reconnectant Layla à la réalité. Sa collègue lui présentait ses deux mains à plat solidement jointes pour constituer un marchepied.

— Pose une patte ici et je te soulèverai. Après, ce sera à toi de jouer. Tu te sens la force de le faire ?

Layla aurait la force d’accomplir n’importe quoi si ça pouvait leur permettre de retrouver Esther.

— Qu’est-ce que tu crois ? claironna-t-elle en s’exécutant.

Je pense qu’il y a moins de pointes là, on dirait qu’elles ont été arrachées ou tordues. Nous ne sommes sûrement pas les premières à vouloir passer, mais attention quand même… L’avertissement fut inutile. Layla s’était déjà presque hissée en haut et, en équilibre sur un genou, ramenait son autre jambe par-dessus le mur.

— Alors, on se fait vieille ? lança-t-elle à Hélène qui tentait d’atteindre à son tour le rebord.

— Aide-moi, au lieu de te la péter…

Amusée, Layla lui tendit une main qu’Hélène agrippa de toutes ses forces. Poussant sur ses pieds et sur ses cuisses d’athlète, elle parvint à grimper et rejoignit Layla sur son perchoir. Assises côte à côte entre deux rangées de piques, elles reprirent leur souffle sous un ciel sans étoiles. Un effet de la pollution lumineuse des grandes villes, où l’artificiel et le synthétique avaient la prétention d’imiter la nature. Même éprouvées et moins alertes qu’avant, elles avaient réussi et se sentaient les reines du monde. Il ne leur restait plus qu’à se laisser glisser et à retomber avec souplesse sur leurs jambes. Ce qui fut aisé pour Layla avec son poids plume, mais pas pour Hélène qui se tordit une cheville dans une grimace et une plainte étouffée.

— Ça va ? s’inquiéta Layla.

— Oui, oui ! Allons-y ! C’est la partie la plus critique ! Il leur fallait en effet traverser un espace très exposé.

Elles ne communiquèrent alors plus que par signes. Hélène désigna ainsi du menton l’emplacement d’une caméra dont elles évitèrent de justesse l’œil cyclopéen. Puis, rapidement, elles aperçurent une première rangée de containers qu’elles gagnèrent au petit trot, aussi silencieuses que des chats. Ça commençait au numéro 204. Elles cherchaient le numéro 7. Après un dernier échange de regards effarés, l’une derrière l’autre, elles s’enfoncèrent dans le labyrinthe.