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En dépit de leurs craintes, il ne leur fallut que peu de temps pour arriver au container d’Esther. « 7 », lurent-elles à la clarté discrète d’un de leurs smartphones. Mais subitement, Layla se retourna.
— Tu as entendu ?
— À part toi, rien… C’était quoi ?
— On aurait dit un frottement. Elles dressèrent l’oreille.
— C’était dans ta tête, glissa Hélène. Par contre, il faut vite entrer là-dedans et refermer. Plus on tarde…
— C’est bon, surveille, je vais ouvrir, la coupa Layla.
— Ça va aller ?
— Mon grand-père était serrurier, c’est dans les gènes !
Layla mentait sur son grand-père qu’elle n’avait jamais connu, en revanche elle tint promesse. En moins d’une minute, elle vint à bout de la serrure à l’aide du simple passe et elles purent se faufiler à l’intérieur où une nuit d’encre les happa en même temps qu’une odeur pestilentielle.
— Putain, il y a une charogne dans ce truc ! glapit Layla en se pinçant le nez à travers son masque.
— Chut, on peut encore nous entendre. Je te rappelle que ça résonne, le métal ! C’est sûrement un rat crevé. La ville en grouille, alors tu imagines, ici…
Sans s’étendre davantage sur le sujet, elles sortirent leurs minifrontales et enfilèrent l’élastique autour de leur tête. Elles n’auraient pas la même visibilité qu’en plein jour, mais c’était mieux que rien.
— Et puis zut… souffla tout à coup Layla en tirant de son sac à dos une lampe torche qu’elle alluma en la braquant d’un air taquin vers le visage d’Hélène.
— Ça va pas ! Si tu veux qu’on se fasse repérer, c’est le meilleur moyen ! Ils risquent d’apercevoir la lumière sous la porte !
— On ira plus vite et, justement, ils auront moins de temps pour nous repérer. Tu as vu tout ce qu’il y a à fouiller ? Des cartons jusqu’au plafond ! Si j’avais su, je me serais équipée pour l’escalade !
— Très drôle, bougonna Hélène, peu convaincue par l’argument.
— Je prends la moitié gauche, toi l’extrême droite…
Hélène ne releva pas la vanne et chacune s’attaqua à sa partie. Qu’allaient-elles découvrir sur la vie de leur amie dans ces affaires ? Elles recensèrent une armoire-penderie, une table, quatre chaises, un étendoir à linge, un meuble d’apothicaire aux nombreux tiroirs. À l’image de la personnalité d’Esther, sans doute, se dit Layla en le regardant. Esther avait dû vendre le reste, et notamment les appareils électroménagers. À moins qu’elle ne les ait jetés à la déchetterie. Des cartons et des sacs de vêtements représentaient le plus gros du contenu. Apparemment, Esther avait eu du mal à s’en séparer. L’impression de violer encore une intimité, même pour la bonne cause, s’insinuait en elles peu à peu. Comme cette odeur…
Heureusement qu’elles avaient leurs masques. Cela leur donnait au moins l’illusion d’une protection contre la poussière et, surtout, contre les relents putrides. Ces derniers étaient tels que l’atmosphère devenait irrespirable et elles ne savaient pas si elles tiendraient jusqu’au terme de leurs recherches.
— À mon avis, les rats se sont tous donné rendez-vous ici pour crever !
Hélène ne rebondit pas, concentrée sur un carton marqué « Mezzanine ».
— Tu ne crois pas que si Esther a stocké ses affaires, c’est plutôt dans l’idée de revenir, et non de disparaître ? continua Layla en découpant au cutter un ruban adhésif.
— Possible, grogna Hélène. Difficile de savoir ce que quelqu’un d’autre a vraiment dans la tête et quelles sont les raisons qui le poussent à agir de telle ou telle façon.
— Waouh, je ne savais pas que tu avais fait philo ! la chambra Layla.
Elle aimait parfois provoquer Hélène, elle devait bien l’avouer. Une sorte de mode de communication qu’elle avait initié entre elles. Elle termina le carton « Cuisine » et en ouvrit un autre d’un coup de lame, sans accroc, avec une jouissance assumée. Certains tueurs doivent en éprouver une semblable, pensa-t-elle. En revanche, ce qu’ils découpaient ou perçaient n’était ni du Scotch, ni du papier…
Rien, ici non plus. Au bord du malaise olfactif, Layla avisa le meuble d’apothicaire. Aurait-elle la patience et le courage de rester davantage dans ce box à rats crevés ? Et comment prévenir le patron de la société de ce problème ? Toutes les affaires d’Esther, surtout les vêtements, allaient être imprégnés de cette odeur de charogne.
Tandis que, de son côté, Hélène entreprenait de vider un autre carton, Layla enjamba tous ceux qui bâillaient déjà, comme éventrés, pour atteindre sa cible. Chercher sans savoir quoi, fouiller sans savoir où s’arrêter, tout retourner sans savoir si ça leur apporterait une réponse. Il y avait de quoi se décourager.
En équilibre sur des sacs, cramponnée au bord du meuble, Layla coinça la torche entre ses dents et éclaira ses mains qui s’activaient. Tous les tiroirs, dont la plupart ne contenaient rien, s’ouvrirent. Sauf un, tout en bas.
— Merde ! Il est fermé à clef ! s’écria-t-elle dans le silence du container.
— Parle moins fort ! En plus, c’est plutôt bon signe… Je commençais à penser que si Esther avait quelque chose à cacher, elle ne l’aurait pas laissé là, qu’elle l’aurait brûlé ou enterré…
— Au contraire, elle n’a peut-être pas voulu se défaire de ses petits secrets. Sauf que les prendre avec elle en Suisse était trop risqué. S’il lui arrivait quelque chose là-bas, n’importe qui aurait pu mettre la main dessus.
— Ce que je vois surtout c’est qu’ils n’étaient pas plus en sécurité ici !
— Je ne suis pas d’accord. Qui, à part nous ses anciennes collègues flics, viendrait fouiller ce box qui empeste la mort ?
Hélène ne répondit rien, mais le sentiment que quelqu’un était venu avant elles la tenaillait et s’amplifiait, sans qu’elle sût l’expliquer. Peut-être que, contrairement à ce qu’il avait affirmé à Layla, Romain disposait d’une clef. D’un autre côté, elle voyait mal Esther rompre et lui laisser libre accès ses affaires.
Pendant qu’elle réfléchissait, Layla sortit son trousseau de passes, en choisit un et l’introduisit dans la petite serrure. Sans succès. Elle en testa un autre, en vain. Le troisième essai fut tout aussi infructueux. Elle n’entrevit plus qu’un seul moyen, et pria pour que ça marche. Elle abaissa sa capuche, tâtonna sur son chignon et en retira une fine pince à cheveux qu’elle déplia et tordit légèrement pour lui donner la forme souhaitée. Puis elle en glissa les deux extrémités dans le mécanisme et, en apnée, imprima quelques mouvements sans forcer. Trois minutes suffirent pour que le miracle se produise. Un déclic et la serrure céda. Layla libéra sa bouche du manche de la torche et, le cœur faisant du yoyo dans sa poitrine, elle pointa sa frontale vers les chemises, cartonnées ou plastifiées, qui remplissaient l’intérieur du tiroir. Elle les sortit pour en faire l’inventaire et découvrit, tout en dessous, une boîte métallique qu’elle attrapa aussi. Des prénoms étaient inscrits au feutre sur des étiquettes blanches collées aux chemises. Une verte pour « Esther », une bleue pour « Sara », une jaune pour « Déborah et Alain ». Elle feuilleta la première, celle de sa sœur de cœur, dans laquelle se trouvaient des papiers notariés, un titre de propriété, ainsi que des courriers administratifs sans grand intérêt. Pour ne pas perdre de temps, Layla fourra le tout dans son sac à dos. Elle éplucherait l’ensemble à tête reposée. Esther possédait sûrement une raison de tenir ces dossiers sous clef et de ne pas les avoir emportés. C’était probablement cette part de vie dont elle n’avait pas voulu s’encombrer.
De son côté, Hélène poursuivait ses investigations et se rapprocha de la grande armoire. Afin d’ouvrir les battants en grand, elle débarrassa ce qui en bloquait l’accès, poussant des sacs et empilant quelques cartons. Sa cheville flambait, il ne fallait pas traîner. Il suffirait qu’un des gardiens, plus zélé que ses collègues, décide de faire la tournée des box avec son chien. Si l’odeur de charogne pouvait tromper son flair, elle risquerait également de le guider jusqu’ici, et son maître s’apercevrait forcément de la lumière sous la porte et du bruit.
Une fois les battants dégagés, elle saisit les poignées des deux mains et tira. Dans un réflexe surhumain, en même temps qu’elle suffoquait, elle étouffa le cri qui remontait des profondeurs de sa poitrine.
— Layla… parvint-elle à lâcher avant de s’affaisser.
Regarde…
Regarder. Layla ne faisait que ça. Regarder l’indicible. Regarder l’immonde. Regarder l’irregardable. Sanglé dans une bâche en plastique semi-transparent, baignant dans un liquide visqueux jaunâtre, un cadavre nu, au rictus figé, souriait, de toutes les dents qu’il lui restait, aux deux femmes qui se retenaient de vomir leurs tripes à ses pieds.