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Tristement habituées à ce genre de scène macabre, elles eurent pourtant le plus grand mal à se retenir de vomir tout le contenu de leur estomac.
Mais elles vomissaient en leur for intérieur l’absence d’Esther, sa disparition, la crainte de se faire repérer et leur angoisse d’être à l’intérieur de ce container, dans cette puanteur dont l’origine venait de leur éclater à la figure.
— Merde, merde et merde ! haleta Layla en se redressant, tremblante.
Prise de hoquets, Hélène ne put répondre tout de suite.
— On est en plein dedans, là ! insista Layla.
— On ne voit même pas si c’est un homme ou une femme…
— Pour le moment, ce qui compte, c’est qu’un cadavre se trouve ici, dans le box qu’a loué Esther. Bordel ! Et vu l’état du corps dans le plastique, ce n’est pas tout récent, mais pas très vieux non plus. En tout cas ça pourrait coïncider avec son départ…
— On n’aurait jamais dû venir, c’était de la folie. Maintenant, on doit faire un signalement aux collègues… Je te dis pas la réaction de Morize. C’est pas une mise à pied qu’on va se taper, là…
— Réfléchissons calmement, si tu veux bien, répliqua Layla qui peinait elle-même à garder contenance.
— C’est tout réfléchi ! On n’a pas le choix, il faut prévenir l’équipe…
— Sauf que tu sais ce que ça veut dire puisque tu viens toi-même de l’évoquer.
— Que veux-tu qu’on fasse ? Laisser cette merde et se barrer sans en savoir plus ? Sans pouvoir comprendre ce que ça fout dans l’armoire d’Esther et dans son box ? Ni depuis quand ? Et essayer de trouver qui ça peut être.
— Et si on brûlait tout ?
Hélène dévisagea Layla, incrédule.
— T’es sérieuse ?
— À ton avis ?
— Donc tu t’en fiches, de faire la lumière sur ce macchabée ? Et, par la même occasion, sur la disparition d’Esther ? En fait, ce qui te gêne, c’est de découvrir qui elle était vraiment… Comme Delgado, que tu essayes de couvrir aussi.
Layla lui retourna un regard noir.
— C’est n’importe quoi ! J’essaye de sauver nos fesses, là !
— En brûlant tout !
— Pour l’instant, j’ai pas de meilleure option, maugréa Layla, les joues ruisselantes sous son masque qui ne la protégeait même pas des relents putrides. En attendant, je crois que je vais vraiment vomir…
— Raison de plus : on sort d’ici et on appelle, trancha Hélène. On perd trop de temps. En plus, avec le boucan qu’on fait, je suis étonnée que les gardiens ne soient pas déjà devant la porte !
Layla, à deux doigts de rendre son dîner, capitula. Elle avait juste besoin d’air frais. Elle prit donc une photo de l’emballage macabre avec son smartphone, puis les deux femmes se frayèrent tant bien que mal un chemin sur leurs jambes chancelantes, jusqu’à la porte du container. Quand Hélène l’ouvrit, elle eut aussitôt un mouvement de recul. Devant, les attendait un malinois féroce à la gueule charbonneuse, lâché. Légèrement en retrait, se dressait la silhouette massive d’un vigile, une matraque dans une main et une lampe torche dans l’autre, dont elles reçurent en pleine face la lumière crue.
Clignant des yeux comme des taupes quittant leur terrier, elles esquissèrent un pas hors du container, mais le grognement du chien, babines retroussées d’où coulait un filet de bave, les cloua sur place.
— Rattachez votre chien ! implora Layla. On n’est pas armées !
— Restez où vous êtes, leur intima le vigile, matraque en l’air. J’appelle mes collègues.
Le mouvement de la lampe torche qu’il baissa à cet instant leur permit de voir son visage. Un grand gaillard au teint mat, plutôt beau gosse, les yeux aussi noirs que des pruneaux, portant une courte barbe taillée en collier.
— Youssef ? s’écria aussitôt Hélène en retirant son masque, imitée par Layla. C’est Gorce ! Hélène Gorce, tu te souviens ? On a bossé ensemble pendant un an, j’étais dans l’attente d’un poste à la PJ de Lyon…
— Hélène Gorce ! Bien sûr que je te remets ! Ben ça alors ! Tu t’es recyclée dans les vols de containers ? Je savais pas qu’on tombait si bas à la PJ…
— Non, je vais t’expliquer. Mais retiens ton clebs…
— Ta ! ta ! ta ! tu bouges pas ! dit-il, les doigts resserrés sur la matraque. Thor, au pied !
Un œil sur les intruses, il rattacha son chien en prenant tout son temps et se redressa avec un air narquois. Même s’il avait gardé un bon souvenir d’Hélène, il avait décidé de s’amuser un peu avec ces deux écervelées, histoire de tromper l’ennui d’une garde nocturne sans événements majeurs.
— Nous sommes en tort, Youssef, reconnut Hélène. Mais laisse-moi quand même t’exposer la situation. C’est vraiment important.
Pas mécontent d’avoir l’opportunité d’user de son petit pouvoir, le vigile fit mine de réfléchir et opina.
— Je t’écoute.
— Layla et moi travaillons toutes les deux à la PJ. Il se trouve qu’une collègue, qui est aussi une amie chère, a disparu peu de temps après avoir quitté la maison pour se reconvertir. Il n’y a aucune enquête officielle, mais on peut pas l’abandonner.
— Et pourquoi aucune enquête n’a été ouverte ?
— Elle est partie vivre en Suisse et elle s’est volatilisée là-bas. La police suisse est donc, pour le moment, seule sur le coup. Sauf que nous avons appris qu’elle avait stocké toutes ses affaires dans ce container, et nous voulions vérifier s’il ne renfermait pas quelque chose qui puisse nous aider à la localiser.
— Très jolie histoire, Gorce, ricana le vigile. Tellement jolie que c’est un peu difficile d’y croire.
— Tu appelles ça une « jolie » histoire ? Une femme qui a disparu sans laisser de traces ? s’énerva Hélène.
Layla lui pressa doucement le bras.
— T’es pas vraiment en position de me faire la morale, Gorce.
— Ce n’était pas mon intention, Youssef, désolée, se radoucit-elle. C’est que…
Hélène lança un regard en coin à Layla.
— C’est que quoi ?
— On a fait une découverte, à l’intérieur.
— Un cadavre, renchérit Layla. D’où l’odeur…
Hébété, Youssef écarquilla les yeux alors que sa bouche s’arrondissait.
— Vous déconnez ?
— Va voir ! C’est dans l’armoire, au fond.
Sortant avec précaution son smartphone de sa poche, Layla, la tête toujours sous sa capuche, présenta au vigile, incrédule, la photo du corps suintant dans sa bâche.
— Voilà, l’odeur en moins. Ça t’évitera d’avoir la gerbe à ton tour.
— Oh bordel sa mère ! souffla-t-il.
— Tu l’as dit.
— Je dois avertir l’équipe et le proprio…
— Attends, l’arrêta Hélène. D’abord, laisse-nous partir. Ensuite, tu préviens ton supérieur et qui de droit. Ils vont forcément faire remonter ça à la PJ et une enquête sera ouverte sur ce cadavre, peut-être en lien avec la disparition de notre collègue.
L’agent de sécurité se gratta le front en jetant des regards affolés partout autour.
— Ça craint, ce que tu me demandes, Gorce. Ça craint vraiment.
— On est dans la merde, sinon.
— Et si vous êtes impliquées dans ce meurtre, je fais quoi ?
— Je te jure que nous n’y sommes pour rien ! Youssef, c’est notre carrière qui est en jeu.
— Fallait y penser avant. Là, ça va être la mienne ! Moi, j’ai trois gosses, je verse une pension à mon ex, et comment je vais justifier l’ouverture de ce box ?
— S’il te plaît, Youssef, le coupa Hélène. Au nom du bon vieux temps.
Layla choisit ce moment pour enlever sa capuche et ses cheveux défaits se déployèrent en cascade autour de son visage ciselé. Comme happé, le vigile marqua un temps d’arrêt.
Allez, c’est bon, dit-il enfin. Vous avez de la chance que je sois de bonne humeur ! Je dirai que Thor a eu un comportement étrange devant le box et qu’en sentant une odeur suspecte, j’ai ouvert avec mon passe.
— Juste par curiosité, comment tu nous as repérées ? demanda Hélène qui sentait sa cheville la lancer de plus en plus.
— J’ai l’habitude de faire mes rondes à peu près à cette heure, ça m’évite de m’assoupir. Et les containers, ça parle pas, en principe, sourit Youssef en fixant Layla.
Hélène donna un coup de coude à sa collègue.
— Tu vois, je t’avais dit de te taire… En tout cas, merci, Youssef, tu nous sauves la vie.
— J’ai quand même une condition…
Les deux femmes l’observèrent, suspendues à ses lèvres.
— Quand vous aurez retrouvé votre collègue, on ira fêter ça, acheva-t-il.
— Promis ! Donne-moi ton 06, je te ferai signe sans faute… répondit aussitôt Layla en minaudant presque, tandis qu’Hélène levait les yeux au ciel.
Layla nota dans la foulée le numéro que lui dicta Youssef et lui lança un regard éloquent en même temps qu’un « Merci ».
— Venez, je vous conduis à une sortie latérale, embrayat-il, satisfait. Ça nous évitera de croiser les deux autres vigiles. Au pire, je leur raconterai que j’ai eu de la visite, mais comme c’est interdit, je préférerais qu’on ne tombe pas sur eux.
Sans se faire prier, elles emboîtèrent le pas à Youssef et à Thor qui trottinait, détendu, à côté de son maître. Dans le silence, un terrible doute alourdit leurs pas et leur esprit. Que faisait ce cadavre dans le box loué par Esther ? Et, qui était-il ?