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Le regard fixe et l’absence d’expressivité du visage. Deux caractéristiques parfois communes aux autistes et aux psychopathes. Morize n’est pas autiste, il ne reste donc plus qu’une possibilité, réfléchissait Layla tout en l’observant leur parler, les mains posées à plat sur le bureau. Pas un faux pli sur sa chemise bleu ciel assortie à une veste grise. Aux pieds, de ridicules chaussures de cuir fauve à bouts carrés. Ses yeux, quant à eux, ressemblaient à ceux d’un requin. Monochromes, sans nuances, ronds et vides de toute émotion. Il était évident que le nouveau commissaire jouissait de cette opportunité d’exercer un ascendant sur autrui. Sa voix grinça dans le silence de la pièce, d’un calme glaçant.

— La société de location de containers pour particuliers, Box 206, a signalé la découverte cette nuit dans l’un de ses espaces, par un vigile, d’un cadavre emballé dans une bâche plastique, en état avancé de décomposition, résuma-t-il, impassible. Or, comme vous l’avez peut-être appris en arrivant, ce container était loué au nom d’Esther Azoulay. Nous devons donc la contacter et l’interroger. Bien entendu, vous êtes trop impliquée, Bennani, pour que je vous laisse sur cette enquête. Votre amitié avec l’ex-lieutenante Azoulay est en effet de notoriété publique, et vous n’auriez pas l’impartialité nécessaire.

Ses lèvres appuyèrent sur « ex » avec délectation. Layla flairait les représailles. Elle allait payer sa négligence sur le dossier Til. Un prétexte comme un autre pour la tenir à l’écart. Va te faire foutre, connard, brûla-t-elle de lui balancer. Assise sur une chaise à côté d’elle, Hélène n’osait pas croiser son regard, de peur de trahir une connivence sur l’affaire du box qui tenait la PJ en haleine depuis que la nouvelle était tombée. Le moindre frémissement de narines, le moindre clignement d’œil risquait d’alerter Morize et d’éveiller ses soupçons.

— J’ai envie que cette enquête aboutisse autant que vous, même si elle devait accabler ma collègue, se défendit Layla.

— Ex-collègue, mais avant tout amie, corrigea Morize avec un sourire narquois.

— Je sais rester professionnelle, même si ça vous échappe encore, s’énerva Layla qui, aussitôt, sentit le bout de la chaussure d’Hélène venir lui tapoter le mollet aussi discrètement que possible.

Le message était clair : « Ne t’emballe pas, laisse pisser, je te tiendrai au courant. » Se mordant la langue, elle ravala sa colère. Pourtant, l’ironie réfrigérante de Morize la faisait sortir de ses gonds.

— Le juge a ouvert une enquête, reprit son supérieur impassible. Gorce, vous rejoindrez l’équipe qui sera dessus, en binôme avec le lieutenant Delgado.

Hélène se décomposa. Ce qui n’échappa pas au commissaire, semblant d’ailleurs s’en amuser.

— Vous n’êtes pas copain-copain avec Delgado, mais ce n’est pas ce qui prime pour faire du bon travail. Au contraire.

— Admettons… En tout cas, ça va être difficile d’interroger Esther sur cette histoire, sortit Hélène sans crier gare. Le lendemain de son pot de départ, elle a pris la route direction la Suisse pour y vivre et y travailler. Le souci c’est que, il y a quelques jours, un collègue de là-bas m’a signalé sa disparition. Elle daterait d’à peu près deux semaines.

Layla la fusilla des yeux. Qu’est-ce qui te prend, Gorce ? On avait dit qu’on n’en parlerait pas !

— Et vous ne me l’apprenez que maintenant ? s’irrita Morize dont l’index gauche se mit à gratter furieusement le revêtement du bureau.

— Ça relève de la PJF. Je ne pensais pas que ça pourrait concerner la PJ de Lyon.

— On s’en fiche de ce que vous pensez, Gorce. Il est de votre devoir de m’informer de la disparition d’un de nos officiers.

Ex-officier, rectifia Layla.

Nouveau coup dans le mollet, plus fort celui-là. Et regard glacé de Morize, nimbé de quelque chose d’effrayant, cette fois.

— Quoi qu’il en soit, reprit-il, c’est un élément essentiel à prendre en compte. Pour information, Delgado assistera à l’autopsie du corps. A priori, il s’agirait d’une femme. Et même si cette affaire devient prioritaire, j’espère que l’enquête sur les cadavres disparus de l’IML avance. Bref, vous avez du pain sur la planche, je ne vous retiens pas davantage.

Layla et Hélène ne demandèrent pas leur reste et sortirent du bureau de Morize avec soulagement.

— Qu’est-ce qui t’a pris de lui parler de la disparition d’Esther ? On était d’accord pour ne pas le lui dire, attaqua Layla dès qu’elles furent assez éloignées dans le couloir.

— Il aurait pu l’apprendre autrement et, par la même occasion, qu’on était au courant. On ne peut pas se permettre de prendre le risque que je sois aussi écartée du dossier.

— C’est vrai, mais tu m’as mise devant le fait accompli.

— Désolée… J’ai flippé. Par contre, je n’ai pas tout raconté à Morize : mon pote de la PJF m’a envoyé un message ce matin. Esther aurait été aperçue sur une des vidéos de surveillance de la ville de Morges, en Suisse.