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Esther vivante, errant dans les rues, quelque part en Suisse. Layla eut besoin de quelques secondes pour reprendre son souffle, après quoi elle partagea à son tour ses découvertes avec Hélène.
— Moi aussi, j’ai quelque chose à te dire. Tu sais, les chemises que j’ai récupérées dans le tiroir fermé à clef du meuble d’apothicaire, j’en ai épluché le contenu et je suis tombée sur des documents qui appartenaient aux parents d’Esther. Tu étais au courant, toi, qu’ils l’avaient adoptée dans un orphelinat à Paris ?
— Quoi ? Bien sûr que non ! C’est quoi, encore, cette histoire ?
À la suite de ces révélations explosives, les deux femmes se séparèrent, un peu perdues. Hélène, estomaquée, s’enferma dans son bureau, tandis que de son côté, tout en regagnant sa voiture, Layla ruminait la nouvelle de l’apparition d’Esther sur la vidéosurveillance, aussi improbable soit-elle. Son cœur voulait y croire, mais ses réflexes de flic le lui interdisaient. Elle savait que ces dispositifs étaient souvent trompeurs et avaient déjà induit des enquêteurs en erreur. Sans compter cette autre femme, Patricia Kessner, dont la disparition précédait celle d’Esther, dans la même zone. Un tueur rôdait-il ? Le tueur du Léman… Arrête les séries sur Netflix, ma fille, se tança-t-elle en démarrant. Elle ne savait pas comment, en étant exclue de l’affaire, elle pourrait se rendre utile.
Elle n’avait pas encore parlé à Hélène de la figurine en terre découverte dans la boîte à madeleines. Celle qui pourrait ressembler à l’haniwa mentionné par Esther. Ni des origamis. Ni même de cette pochette vide au nom d’Antonia L., cette femme dont Esther lui avait appris qu’elle s’était volatilisée, une information démentie par le flic de la PJF. En fait, Layla était tentée de garder pour elle cette partie afin de mener ses investigations en solo, mais elle buterait forcément, à un moment ou un autre, sur un obstacle qui ne pourrait être contourné que par la voie officielle. Elle se devait donc d’en informer au moins Hélène. Fatiguée de lutter contre sa hiérarchie, elle était bien décidée à lever un peu le pied et à profiter davantage de sa fille, en commençant par prévenir sa mère qu’elle irait la chercher elle-même à l’école.
En attendant l’heure, sur le point de prendre le chemin de son domicile, Layla, soudain inspirée, sortit de son sac la carte que lui avait tendue le fils d’Irène Cossowitz, Thierry.
À lui, elle pouvait poser quelques questions sans avoir besoin d’un mandat ou de brandir sa carte tricolore. Et son instinct lui disait de creuser de ce côté. Elle avait en effet besoin d’en savoir un peu plus sur les rapports qu’entretenait son amie avec sa thérapeute. Pour justifier sa démarche, elle prétexterait qu’elle recherchait d’autres enregistrements qu’il aurait peut-être retrouvé en déblayant l’appartement de sa mère. Elle composa donc le numéro et attendit.
— Oui ?
Elle reconnut immédiatement la voix fêlée, avec cette étrange vibration dans l’élocution.
— Bonjour. Pardonnez-moi de vous déranger. Je suis venue, l’autre jour, au cabinet de votre…
— Je m’en souviens oui, une aussi charmante visite ne s’oublie pas. Surtout si elle vient troubler la solitude d’un célibataire.
Message reçu.
— Ce n’est pas la raison de mon appel, annonça Layla un peu sèchement.
— Dommage. Moi qui allais vous proposer de boire un verre pour profiter du soleil…
Prise de court, elle hésita. C’était peut-être une occasion inespérée. Après tout, à force de se méfier de tout et de tout le monde, elle risquait de passer à côté d’infos intéressantes… Elle s’étonna en s’entendant accepter sa proposition et ils se rejoignirent, une quinzaine de minutes plus tard, à la terrasse du Cubano, tournée vers les quais du Rhône. L’endroit était bordé de platanes qui libéraient des nuages jaunes de pollens. Là, Layla put scruter à son aise, dans la lumière du jour, son interlocuteur assis en face d’elle, malgré les Ray-Ban à verres polarisés qui dissimulaient ses yeux. Dans son jean et sa chemise en lin beige, ouverte sur un tee-shirt blanc, et ses chaussures montantes sans doute de la valeur d’un SMIC, il lui semblait toujours aussi séduisant, peut-être un brin moins inquiétant que dans le vieil appartement de la psychiatre. Plus proche du bobo au chic décontracté que de l’aristo malsain qu’elle avait tout d’abord perçu.
— Alors, vous avez du nouveau ? s’enquit-il sans préambule.
— À propos d’Esther ?
Thierry Cossowitz opina avec gravité.
— À vrai dire, non. Mais j’ai écouté les enregistrements et lu les notes de votre mère. Elle devait être une vraie pointure dans son domaine.
Les lèvres de Cossowitz s’étirèrent aux commissures dans un sourire flou. L’ironie qu’elle y capta, sans en comprendre la raison pour autant, déplut à Layla.
— Elle excellait même, confirma-t-il.
Il tira sur sa cigarette électronique couleur zinc et exhala la vapeur par le nez.
— Quels étaient les rapports entre Esther et votre mère ?
— Vous croyez qu’elle m’en parlait ? Le secret médical, ça marche aussi pour la famille.
— Sauf que vous connaissiez Esther, ce n’était pas une patiente ordinaire.
Cossowitz secoua la tête d’un air embarrassé.
— Vous êtes très proches, Esther et vous ? demanda-t-il.
— On peut le dire, oui. Comme des sœurs.
— Alors je vous dois la vérité. Outre les cours de yoga, nous avons eu une liaison, Esther et moi. Mais rien de régulier. Ça lui faisait du bien, disait-elle. Elle sortait d’une relation toxique qui l’avait fragilisée.
Layla le regarda, sous le choc. Encore un détail qu’Esther n’avait pas daigné partager avec elle.
— Ce qui explique que vous l’ayez dirigée vers votre mère. Vous aviez assez d’intimité avec elle pour lui conseiller d’aller consulter.
— En effet. Mais elle a rencontré Romain peu de temps après.
— Et vous êtes restés en contact malgré tout ?
— Juste au yoga. Et puis, même là, elle a cessé de venir. Je crois qu’elle est tombée enceinte. On s’est revus un jour, quelques années plus tard, elle était comme… absente. Elle m’a appris que sa fille souffrait d’une maladie grave qui empêchait tout contact avec l’extérieur. Elle a repris ses séances avec ma mère. Avec Esther, c’était difficile de savoir exactement comment elle allait.
Et parfois, avec Esther, on croit savoir et, en fait, on ne sait rien, pensa Layla, amère.
— Je vous le confirme, soupira-t-elle entre deux gorgées de jus de citron, aussi acide que sa rancœur.
Cossowitz, lui, la buvait du regard.
— Vous prenez la lumière à merveille. Ce grain de peau, cette blancheur à peine rosée aux joues et cette géométrie parfaite. L’incarnation magistrale du nombre d’or… Vous devez être très photogénique. J’aimerais bien organiser un shooting si l’idée vous plaît.
— Vous êtes photographe ?
— Portraits et paysages, mais surtout les visages, oui. Et un visage comme le vôtre, on ne peut pas passer à côté.
— Merci… répondit-elle bêtement.
Elle porta de nouveau le verre à ses lèvres pour se donner contenance.
— C’est sincère, Layla. Vous me feriez un véritable cadeau. Je serais ravi et très honoré de vous avoir comme modèle.
À cet instant, elle aurait voulu être à l’autre bout du monde. Surtout pas sous ses yeux, exposée, à ce point vulnérable et cruche. Elle s’en voulait de lui donner ce pouvoir. Non, il ne l’aurait pas comme ça. Trop facile.
— Désolée… En réalité, entre ma fille et mon travail, je n’ai pas une minute à moi.
— Encore ce « désolée ». Qu’est-ce qui vous désole autant, Layla ? D’être vous ? D’être là où vous êtes ? Qui craignez-vous de déranger ?
Layla ravala sa salive, aigre-douce. Ce type avait un sixième sens. Ou tout simplement une mère psychiatre. En tout cas, elle sentait un profond malaise grandir en elle.
— Je dois y aller, dit-elle en se levant, un billet de vingt euros à la main.
— Laissez, je vous invite, même si vous vous sauvez… Et sachez que je ne suis pas du genre à baisser les bras : je garde espoir de vous convaincre.
Derrière ses verres fumés, il regarda Layla s’éloigner, paya, puis sortit son portable.