56
Hélène avait finalement rejoint Delgado à contrecœur dans son bureau. Elle aurait préféré faire équipe avec Layla. D’autant que celle-ci tardait un peu trop à éclaircir la raison pour laquelle le nom de leur collègue figurait dans la liste des clients de la prostituée et que cette situation était particulièrement inconfortable.
— Je dois assister à l’autopsie du corps du box 7 en fin de matinée, annonça-t-il. Au vu des circonstances, le meurtre ne fait aucun doute, mais on a besoin d’une confirmation. Il s’agira aussi de dater à peu près le décès. D’établir s’il est postérieur ou non au départ d’Azoulay.
— Il y a Romain Demange, son ex, qu’il faut interroger.
— Je peux m’en charger pendant que tu seras à l’IML.
— Très bonne idée !
La réponse soulagea Hélène qui préférait taire que Romain avait déjà renseigné Layla sur l’existence du box où Esther avait stocké ses effets personnels.
— C’est quand même dingue, cette histoire de cadavre. Et le choix d’Azoulay d’aller bosser en Suisse, c’était peut-être en vue de disparaître de la circulation, dans le fond… Qu’est-ce que tu en penses, toi qui la connaissais bien ?
Hélène comprit mieux l’empressement de Delgado à travailler avec elle. Il espérait utiliser son lien avec Esther pour en savoir plus. À sa place, elle aurait fait la même chose.
— Rien. Je n’en pense rien. L’heure n’est pas encore aux conclusions. On a fini ?
— Juste que ce bordel risque de nous ralentir sur l’affaire des macchabées de l’IML, vois aussi avec Bennani si elle peut avancer de son côté avec Blanchard. Gorce…
— Oui ? dit Hélène, la main sur la poignée de la porte.
— Ta cheville, là, tu t’es fait ça comment ?
— Dans l’escalier de mon immeuble.
Sans attendre, elle sortit du bureau et, une fois dans le couloir, respira profondément. Ce qui faisait de Delgado un si bon flic, c’était son sens de l’observation, en plus de son instinct.
Elle arriva chez Romain Demange, au deuxième étage d’un immeuble moderne, aux belles terrasses en façade, situé au sein d’un parc aménagé, dans les hauteurs du 9e, sur le plateau de Saint-Rambert. À sa grande surprise, une toute jeune femme, de moins de vingt-cinq ans, vint lui ouvrir. Se présentant comme une connaissance, Hélène demanda à parler à Demange. La fille parut embarrassée.
— Euh… Il est parti chercher du pain, il ne devrait pas tarder. C’est… c’est pour quoi ?
— C’est lui que je veux voir. Je vais patienter.
— Ben, entrez, alors.
— Merci.
Elle précéda Hélène dans le salon, meublé d’un canapé à méridienne en tek, assorti à une table basse du même bois et où une quantité impressionnante de livres ne laissait guère de place à autre chose, à part quelques plantes, deux fauteuils et un pouf occupé par un chat – dont la ligne ne semblait pas être le souci premier de son maître. On devinait aisément que les lieux étaient essentiellement investis par Romain.
Son célibat, à peine troublé par cette jeune et insignifiante présence, celle d’une jolie fleur dans un vase, lui avait permis de se lâcher. Il pouvait enfin avoir une vie à lui, sans compromis ni aménagements territoriaux. En ce sens, la rupture avec Esther avait sans doute été une libération et une voie vers l’épanouissement.
Il y en a à qui ça profite, se dit Hélène, dans un nuage de regrets. Elle, à l’inverse, avait adoré vivre avec Gauthier. Partager ce quotidien qu’ils s’étaient composé ne lui avait jamais pesé. Aucun de leurs tête-à-tête, le soir, les week-ends, ne lui avait paru insupportable ou ennuyeux. Peut-être parce qu’ils étaient devenus de plus en plus rares au fil du temps.
— Je vous sers un café, un thé ? proposa la jeune fille.
Hélène la détailla quelques secondes. Une frimousse un peu boudeuse, égayée par des cheveux frisés couleur paille. Une paire de lunettes rondes à monture violette, façon Janis Joplin. Une fossette à chaque joue. Jolie, oui, mais sans charisme.
— Je veux bien un verre d’eau, merci. Vous vivez ici ?
— Je ne pense pas que mon père serait d’accord, sourit-elle.
— Votre père ?
La policière faillit manquer d’air. Merde. Esther était-elle au courant ?
— J’ignorais que Romain avait une… une fille de votre âge. Esther ne m’en a jamais parlé.
— Esther, c’est son ex, c’est ça ?
— C’est ça.
Ça ne m’étonne pas. En fait, je vivais à Montréal avec ma mère, qui a complètement coupé les ponts avec mon père quand on est parties. Du coup, je l’ai pas vu pendant des années. On n’a eu aucun contact. Jusqu’à ce que je décide, il y a plusieurs semaines, de revenir en France pour trouver du travail. Je lui ai téléphoné et il m’a proposé de squatter chez lui le temps de me retourner.
— Vous cherchez dans quoi ?
— Peu importe. Je veux mettre de côté pour monter ma boutique d’artisanat.
— Quel genre ?
— Afrique, Asie.
— Livraison de croissants ! claironna une voix d’homme dans l’entrée. Lia ? Tu es là ?
— Ah, le voilà… dit-elle en même temps qu’il apparaissait, une baguette dans une main et un sachet en papier tout bombé dans l’autre.
— Hélène Gorce ! s’exclama-t-il, surpris. Ça fait un bail… Elle acquiesça.
— On dirait que toutes les amies flics d’Esther veulent me voir, ces derniers temps…
— C’est-à-dire qu’on enquête sur sa disparition, comme tu l’as appris de Layla. Donc tu n’as pas fini de nous voir, je pense. Est-ce qu’on peut se parler seul à seul, Romain ? J’ai quelques questions à te poser.
— Vas-y, je n’ai aucun secret pour Lia. J’imagine que les présentations sont déjà faites.
— Lia, veux-tu bien nous laisser, ton père et moi ? À moins que tu ne préfères visiter nos locaux, Romain ?
Sous la menace, Demange encouragea sa fille du regard et, une fois celle-ci partie dans une autre pièce, il se tourna vers Hélène.
— C’est quand tu veux.
Gorce planta ses yeux dans ceux de l’ex-compagnon d’Esther et ne les quitta plus.
— Romain, un vigile a découvert un cadavre enveloppé dans une bâche en plastique à l’intérieur du box que loue Esther.
Demange pâlit à faire peur. Hélène crut qu’il allait défaillir.
— Tu plaisantes ?
— Pas trop mon genre. L’autopsie est en cours, à l’issue de laquelle on saura à quand remonte la mort de la victime, si le meurtre est confirmé. A priori, ce serait une femme.
Romain se mit à trembler.
— Ne… ne me dis pas que ce corps, c’est celui d’Esther…
— Aucune idée. En revanche, ce que je sais, c’est que si ce n’est pas elle, Esther devient la principale suspecte. Pour le moment, je t’interroge en qualité de témoin.
— « Pour le moment » ? C’est-à-dire ?
— Que tu pourrais aussi figurer sur la liste des suspects, ayant été dans l’entourage proche d’Esther. Tout dépendra des éléments, à charge ou non.
Demange se laissa tomber sur le canapé, les bras ballants.
— C’est pas possible… Je… je n’ai rien à voir avec ça, moi. Tu entends, Hélène ? Rien !
Il leva vers elle un visage implorant.
— Je ne demande qu’à te croire, Romain, vraiment. Et je ne suis pas là de gaieté de cœur, mais je dois faire mon boulot. Si tu coopères, en tout cas, ce sera à ton avantage.
— OK, OK… Qu’est-ce que je peux faire ?
— Déjà me dire si Esther t’avait donné accès à ce box ?
— Pas du tout ! Je ne sais même pas où il se trouve, je l’ai déjà expliqué à Layla !
— Elle t’avait parlé d’une certaine Antonia ? Antonia Levens.
— Non, ce nom ne m’évoque rien du tout, affirma-t-il, soudain embarrassé. Qui est-ce ?
— C’est ce qu’on cherche à savoir. Tu es sûr qu’Esther ne t’a rien confié à ce sujet, qui pourrait nous aider ?
— Franchement, Hélène, je suis désolé, mais non…
— Je vois… capitula-t-elle. Si quoi que ce soit te revient, à propos de cette Antonia ou de n’importe quoi d’autre, tu m’appelles. Je compte sur toi.
Quand Hélène referma la porte derrière elle, elle en avait gros sur le cœur. Naïvement, elle avait espéré bien plus de cette entrevue. Une fois dans sa voiture, alors qu’elle s’apprêtait à démarrer, son portable vibra.
— Oui, Delgado… Tu as du nouveau ?
— C’est Sylvie Martoire qui a pratiqué l’autopsie et, définitivement, elle est trop forte.
— Accouche !
— Notre victime est une femme, identité inconnue pour le moment. Le visage ne ressemble plus à rien et plusieurs fractures ont été détectées, dont une de l’os occipital qui aurait causé la mort. Des analyses d’ADN sont en cours, à partir d’éléments organiques, y compris la bâche pour d’éventuelles empreintes. Mais malgré l’état avancé de putréfaction, Martoire a déniché un tatouage sur le haut du sein gauche et a même réussi à le déchiffrer. C’est un prénom. Sara.