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Horn. L’un des noms mentionnés par Esther au téléphone. Une information rassurante. Car si Horn existait bel et bien, dans ce cas, Dante et Marten devaient être bien réels, eux aussi.
— Quelqu’un, ici, pourrait-il me renseigner sur cette jeune patiente ? Votre chef de service ?
— Je vais voir. De quelle patiente s’agit-il ? Et pour quel motif ? demanda l’infirmière qui dévisageait Layla avec curiosité.
Derrière son masque chirurgical, elle n’était à vrai dire ni sympathique ni antipathique. Seuls ses yeux clairs et sa façon de les plisser pouvaient encore communiquer. Ses mains, elles, restaient obstinément vissées dans ses poches. Génération de robots, se dit Layla.
Sara Azoulay. J’ai besoin d’informations dans le cadre d’une enquête pour disparition inquiétante. Celle de sa mère, Esther Azoulay. Une ancienne collègue et amie, alors croyez-moi, je vais remuer ciel et terre pour la retrouver.
Le regard de la soignante se troubla dans un nouveau plissement au coin des paupières. Ce devait être une sorte de tic nerveux.
— Attendez-moi ici.
La plantant là, elle se dirigea au fond du couloir, où elle disparut, et revint au bout de cinq minutes.
— La cheffe de service, la docteure Osgore, va vous recevoir. Si vous voulez bien me suivre.
Ensemble, elles longèrent les murs d’un couloir où d’autres dessins d’enfant se répondaient dans un concert de couleurs. Travailler ici et côtoyer ces jeunes malades devait être une incroyable leçon de vie, pensa Layla. Puis l’infirmière frappa à une porte avant d’inviter la flic à entrer dans une pièce étonnamment étriquée et dépouillée. De l’autre côté d’un bureau modeste était assise une femme aux cheveux courts dont les reflets argent ne correspondaient pas à son âge, qui devait graviter autour de la quarantaine. Une petite paire de lunettes ovales tenait par miracle sur un nez trop étroit et l’ombre d’une moustache bordait sa lèvre supérieure, encore plus fine que sa jumelle inférieure. Layla remarqua tout de suite la verrue qui se nichait sournoisement au coin de la narine gauche. La docteure Osgore avait un physique ingrat, qu’accentuait une extrême maigreur. En revanche, une franche bonté émanait de ses yeux noisette entourés de longs cils noirs. Et ici, en relation quotidienne avec des enfants souffrant de lourdes pathologies, on ne lui demandait rien d’autre.
— Assoyez-vous, je vous en prie, dit-elle à la visiteuse sur un ton cordial.
Layla obtempéra, s’amusant au passage de l’usage de cette forme quelque peu désuète de l’impératif d’ « asseoir ».
— Que puis-je pour vous, au juste ? ajouta-t-elle après une poignée de secondes.
Elle fixait la flic intensément, le bout du menton posé sur ses mains jointes aux doigts entrelacés et frêles. Pas d’alliance, nota Layla. Une vieille fille dont l’unique raison de vivre devait sans doute être ses petits protégés et son métier.
— L’infirmière a dû vous l’expliquer, je suis de la PJ de Lyon et j’enquête sur la disparition de la mère d’une de vos anciennes jeunes patientes, Sara Azoulay.
Osgore hocha la tête.
— J’ai moi-même été l’assistante de la docteure Horn et j’espère pouvoir vous aider. Je vous rappelle toutefois que, sans document officiel délivré par un juge, je me dois de respecter le secret médical.
Nous y sommes, fulmina Layla.
— Je comprends très bien, docteure. Je peux revenir avec une commission rogatoire sans problème. Mais peut-être serait-il envisageable de gagner un peu de temps sur des réponses que vous serez, quoi qu’il en soit, obligée de me donner. À vous de voir ce que vous préférez. Je pense que nous pourrions, dans un premier temps, rester dans l’humain et tenir compte de l’urgence.
— Je suis d’accord. C’est pourquoi j’ai ressorti le dossier de Sara. Que souhaitez-vous savoir exactement ?
— Nous avons des raisons de considérer que la disparition d’Esther Azoulay pourrait être liée à la situation difficile qu’elle a traversée entre ces murs, durant la maladie de sa fille. J’ai donc besoin d’en apprendre le plus possible sur cette période. Quels rapports entretenait Esther Azoulay avec l’équipe soignante, et notamment la docteure Horn ? À quoi Sara occupait-elle ses journées ? Ses parents restaient-ils beaucoup auprès d’elle ?
— Ici, vous vous en doutez, malgré une distance nécessaire et salutaire, les liens tissés sont particuliers. Certains plus forts que d’autres. Ce fut le cas avec Sara et, de fait, avec sa mère. Esther se libérait dès qu’elle le pouvait et passait des heures auprès de sa fille. Dans une proximité relative, bien sûr. Celle que permettait la maladie. Nous étions une deuxième famille pour la petite et Esther nous en était vraiment reconnaissante. Le père, Romain, venait aussi, mais ne restait jamais longtemps. C’est souvent plus difficile pour les hommes, sans tomber dans les clichés. Ils ont tendance à être dans le déni, ou du moins, à minimiser la maladie et ses effets. Ils croient dur comme fer que leur enfant va guérir.
— Pourquoi, ce n’est pas le cas ? Ils ne sont pas censés guérir ?
— Nous ne sommes pas tout-puissants, à notre grand regret. Avec l’expérience, j’ai constaté que, paradoxalement, il y avait autant de défiance envers le corps médical que de confiance aveugle. Or, celle-ci peut être dévastatrice, car, quand vient l’échec, le sentiment de trahison n’en est que plus fort, voire insupportable.
— Pensez-vous qu’Esther ait pu l’avoir ressenti, à la mort de Sara ?
La cheffe de service hésita un instant. Son regard chaud alla se perdre sur un dessin coloré au mur. De l’herbe très verte, des arbres au-dessus desquels rayonnait un soleil d’un jaune éclatant dans un ciel azur que des oiseaux ou des avions traversaient avec légèreté.
— Esther était une forteresse. Elle se livrait peu. Exprimait ses sentiments au compte-gouttes. Un jour, elle a demandé que Sara retourne à la maison pour mourir. Nous n’avons pas pu refuser. En plus de son travail, Esther venait ici chaque jour depuis des années, et elle ne pouvait pas tenir ce rythme indéfiniment. Pour être honnête, j’ai toujours imaginé que si le pire arrivait, la forteresse s’écroulerait.
— C’est ce qui s’est passé, à votre avis ?
— Vu de l’extérieur, non. Mais quelque chose, dans son regard, a subitement changé. Je ne saurais pas l’expliquer, mais ça m’a glacée. Ce qui n’enlevait rien à la compassion que j’éprouvais à son égard.
— Esther m’a dit que Sara fabriquait des origamis en forme de grue dans l’espoir de voir son vœu s’exaucer. Vous a-t-elle dévoilé la teneur de celui-ci ?
— Par définition, pour qu’il puisse se réaliser, un vœu doit rester secret. Mais Sara nous avait fait à chacun cadeau d’un de ces oiseaux.
Sur ces mots, Osgore fit apparaître, de derrière un pot à stylos, un petit origami confectionné avec un papier bleu ciel. Identique à ceux que Layla avait découverts dans la boîte de madeleines. Une émotion l’envahit, qu’elle jugula en reprenant le fil de sa réflexion.
— J’ai lu le témoignage d’un ancien patient du service, un enfant-bulle sauvé par le professeur Tournier grâce à une greffe de cellules-souches. Sara n’aurait-elle pas pu bénéficier, elle aussi, d’un tel protocole ?
— Il en a été question, bien sûr. C’est aujourd’hui une pratique courante qui sauve bien des vies. Mais il y avait un problème d’incompatibilité pour Sara. Elle avait un groupe sanguin très rare, AB négatif, et était sur liste d’attente. La situation pouvait se débloquer du jour au lendemain, comme elle pouvait s’éterniser. Malheureusement, elle… elle est partie trop tôt. Pourtant, Esther paraissait prête à tout pour que sa fille soit greffée.
— C’est-à-dire ?
— Là, on entre vraiment dans le secret médical. C’est délicat…
— J’ai besoin de comprendre, docteure. Pour avoir une chance d’aider Esther.
— Oh et puis, vous avez raison. Restons dans l’humain. Cette histoire le mérite, et Sara aussi. D’autant que si Esther est une amie proche, je ne vais pas vous apprendre grand-chose. Comme vous le savez probablement, à la suite d’une fausse couche, elle ne pouvait plus avoir d’enfant. Pour Sara, elle avait donc eu recours à une mère porteuse, dans le cadre d’une GPA encadrée par un spécialiste.
Layla resta aphone. Esther, cette inconnue…
— Elle voulait lancer une seconde GPA avec cette même femme. Un bébé qui servirait à sauver Sara.
— Un bébé-médicament ? articula Layla avec effort.
— On peut dire ça, oui. Mais la mère porteuse a refusé.
L’idée l’horrifiait.
— Je n’étais pas au courant. Ça a dû être terrible à vivre pour Esther…
— Eh bien, pas autant que je le craignais, figurez-vous. Elle avait fini par devenir très fataliste. Je pense qu’elle souhaitait avant tout le meilleur pour Sara. Or, le meilleur pour elle, c’était d’abréger ses souffrances… Le plus insupportable pour des parents.
— J’ai retrouvé dans les affaires d’Esther, au cours de la perquisition, un prospectus de présentation de ce centre en Suisse, Athenata. Pouvez-vous m’en dire plus ?
— J’avoue que je suis perplexe, la docteure Horn a ouvert ce centre plus d’un an après la mort de Sara. Elle et Esther ne se sont jamais croisées. Leurs échanges n’ont été que téléphoniques. Je ne vois même pas pourquoi Esther s’est renseignée sur cette structure.
— C’est bizarre, en effet. D’autant qu’Athenata est en Suisse, pays dans lequel Esther est partie s’installer. Et lors de notre dernier appel, elle m’a donné le nom de la société pour laquelle elle travaillait, Thanatea. Une société dirigée par une certaine Laetitia Horn. J’imagine qu’il s’agit de votre ancienne cheffe.
Au fur et à mesure qu’elle prononçait ces noms, Layla se figea. Elle venait de comprendre. Bien sûr… Comment ne l’avait-elle pas vu plus tôt ! Thanatea et Athenata formaient une même entité, et il s’agissait d’une anagramme. Mais seule Athenata existait vraiment. Thanatea n’était qu’une invention, un délire. Ou pire, un mensonge.