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Dans cette journée marathon, Layla avait réussi à joindre l’administration de l’orphelinat David-Salomon et à obtenir un rendez-vous à 16 h 15. En arrivant à Paris par le TGV de 13 h 04 qu’elle eut de justesse, elle sauta dans un taxi qui la déposa pile à l’heure à l’adresse voulue, dans le XIIe.

Construit en 1850, l’orphelinat, devenu au fil des ans, d’une vétusté à faire frémir, avait été récemment rénové et affichait fièrement sa façade décapée de sa crasse séculaire. Layla se présenta à l’accueil. De là, l’employée l’envoya au secrétariat de direction où on l’invita à patienter dans une salle d’attente. Au bout d’une dizaine de minutes, une femme au visage austère, qui semblait avoir l’âge de ces murs, vint la chercher. Légèrement voûtée, habillée d’un ensemble gris en flanelle, les cheveux poivre et sel tirés en queue-de-cheval, elle se caractérisait par une absence totale de sex-appeal.

— Bonjour, madame Grégoire, l’intendante de cet établissement. Si vous voulez bien me suivre.

Layla lui emboîta le pas et elles s’enfoncèrent dans l’aile administrative. Dans ces couloirs sombres, aucun rire d’enfant, seules des portes qui s’ouvraient et se refermaient, des pas qui claquaient sur la pierre du sol aussi glissante qu’une patinoire, des échanges à voix basse et des mouches voletant discrètement.

— Je vous en prie, lui dit madame Grégoire en désignant l’un des deux sièges à l’assise en similicuir. Expliquez-moi ce qui vous amène.

Layla présenta sa carte de police sur le bois patiné du vieux bureau.

— Une enquête sur la disparition d’une de nos collègues de la PJ de Lyon, qui est aussi une amie. Nous savons qu’elle a séjourné dans cet orphelinat et qu’elle a été adoptée par un couple de confession juive. Elle n’a découvert son histoire qu’à leur mort, en tombant sur des documents d’adoption.

— Pourriez-vous m’indiquer son nom ? demanda l’intendante un peu sèchement.

— Esther Azoulay, adoptée par Alain et Déborah Azoulay.

— Et que voudriez-vous savoir sur elle ? Layla inspira profondément avant de se lancer.

— Esther a eu une fille, Sara, décédée d’une maladie génétique rare. En apprenant qu’Esther venait d’un orphelinat, je me suis dit qu’elle avait peut-être essayé de remonter à sa mère biologique, voire à d’éventuels frères et sœurs, pour trouver un donneur compatible en vue de réaliser une greffe et sauver Sara…

— Alors, je préfère vous dire tout de suite qu’il est impossible de remonter à sa mère biologique, tout simplement parce qu’elle est morte il y a une quinzaine d’années.

— Vous étiez en contact avec elle ?

— Elle avait abandonné ses trois enfants, mais elle a toujours voulu avoir de leurs nouvelles par notre intermédiaire.

Layla sursauta.

— Ses trois enfants ? Esther n’est donc pas fille unique ?

— Elle a une sœur plus jeune d’un an et un demi-frère plus âgé de deux. C’est ce que j’ai d’ailleurs expliqué à Esther quand elle est venue nous voir, il y a environ neuf ans. Elle voulait absolument savoir si elle avait une fratrie.

Neuf ans… Avant la naissance de Sara ! Layla retint son souffle.

— Elle n’était pas la première, ni la dernière, poursuivit Mme Grégoire, dont le ton s’était radouci à l’évocation d’Esther. Il est tout à fait légitime de vouloir remonter à ses origines, connaître sa famille de sang. Le plus étrange, c’est qu’elle ne cherchait pas à retrouver sa mère. Elle était juste obsédée par l’idée de ne pas être sa seule fille.

— Pourquoi, selon vous ?

— Je l’ignore. Toujours est-il qu’après réunion du conseil d’administration et de nos psychologues, nous avons décidé d’accéder à sa demande. Après tout, notre rôle n’est pas de séparer les familles ou d’empêcher nos orphelins de renouer avec la leur. En revanche, il y a certaines conditions.

— Lesquelles ?

— Avoir l’accord des adoptants, par exemple. Ou, quand tout le monde est majeur, avoir le consentement des personnes concernées. En l’occurrence, celui de son frère et de sa sœur, auxquels il fallait révéler qu’ils venaient d’un orphelinat. Et une telle révélation peut provoquer un choc psychologique.

— Les a-t-elle finalement rencontrés après ses démarches ? L’intendante marqua un temps d’arrêt avant de répondre.

— Son demi-frère n’a pas souhaité la voir.

— Et sa sœur ?

— Elle a accepté, mais pas tout de suite.

— Où vivent-ils ?

— Lui vit depuis quelques années en Floride. Quant à elle, elle a été adoptée par un couple en région lyonnaise.

— Pourquoi Esther et sa sœur n’ont-elles pas atterri dans la même famille ? s’indigna Layla.

— Esther était chez nous avant que sa sœur ne soit abandonnée à son tour et quand la petite nous a été confiée, elle était déjà partie.

— Et vous n’avez pas demandé à Déborah et à Alain s’ils voulaient accueillir la sœur d’Esther aussi ? Il s’agit d’humains, là, pas d’animaux !

Mme Grégoire afficha un air embarrassé.

— Bien sûr que nous les avons contactés, mais ils ne pouvaient pas assumer deux enfants. Nous n’allions pas leur retirer Esther qui vivait chez eux depuis un an. Comme vous le dites si bien, il s’agit d’humains.

— Pourriez-vous me donner les noms de sa sœur et de son frère ? Sa sœur, surtout, est peut-être au courant de quelque chose qui nous aiderait.

L’intendante acquiesça, détacha un Post-it d’une liasse compacte, sur lequel elle se pencha un instant, stylo en main, puis le tendit à Layla qui se décomposa en le déchiffrant.

Une fois dehors à peine une heure plus tard, elle lut et relut le papier, comme si les lettres allaient s’effacer, comme si ce n’était qu’un Post-it vierge qu’elle venait de retrouver dans son sac, comme s’il n’y avait eu aucune Mme Grégoire, ni aucun orphelinat. Mais, contrairement à Esther, elle vivait ancrée dans la réalité. Les deux noms griffonnés étaient bien réels. Et lui montraient le chemin.