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Dévasté, avachi sur son siège dans la salle d’interrogatoire, les cheveux en bataille dans lesquels il passait et repassait ses doigts d’un geste nerveux, sa ride du lion encore plus creusée que d’ordinaire, Romain s’agita lorsqu’il vit Layla entrer et s’installer face à lui, un dossier à la main.
— J’ai rien fait, Layla, je te jure que j’ai rien… Je… je comprends pas.
— Je suis prête à te croire, Romain. Et, si je suis là, c’est à ta demande, alors je compte sur toi pour me dire la vérité. Sinon, j’aurai l’impression de perdre mon temps et je déteste ça. En tout cas, sache que le corps découvert dans le box pourrait être celui d’Esther et, vraiment, j’espère que tu n’y es pour rien.
— Je te jure…
—Romain, combien de types comme toi, bons pères de famille, sans casier, irréprochables, m’ont juré, ici même, les yeux dans les yeux, être blancs comme neige et, pour finir, se sont révélés capables de trucider femme et enfants ! Je préfère donc procéder par ordre, si tu veux bien. La mort de cette femme, supposément Esther – Layla appuya délibérément sur le prénom de son amie –, remonterait à environ une semaine après le départ d’Esther, ce qui coïncide avec le moment où j’ai cessé d’avoir de ses nouvelles. Où étais-tu et que faisais-tu le 25 avril ?
La question prit Demange de court. Il s’ébroua et se passa encore les doigts dans les cheveux.
— Je ne sais plus exactement… J’ai certainement donné des cours et je suis rentré chez moi après.
— On va vérifier auprès de l’établissement où tu travailles. Quelqu’un pourrait témoigner que tu es bien rentré chez toi ?
— Non, à part mon chat.
— Ah, si les animaux étaient dotés de parole, ça arrangerait tout le monde. Surtout nous, les flics.
— Écoute, Layla, je sais que tout m’accable. Les empreintes, sur cette bâche…
— Attends, on va y venir. C’est moi qui mène cet interrogatoire.
— Pardon, oui.
— Quels étaient tes rapports avec Esther quand vous vous êtes séparés ?
— Je crois avoir déjà répondu…
— Pas dans le cadre d’une garde à vue.
— Je vois. Après deux ans de tensions suite à la mort de Sara, notre séparation a été décidée d’un commun accord. Ça s’est donc fait assez sereinement.
— Pas de dispute qui aurait pu être à l’origine d’un dérapage ?
— Non, de toute façon, je suis parti peu de temps après.
— Comment expliques-tu le tatouage du prénom de votre fille sur le corps retrouvé dans le box, l’ADN qui matche avec celui d’Esther et tes empreintes sur la bâche qui enveloppait le cadavre en question ? Sachant que tu étais probablement le seul au courant qu’Esther louait un box pour y stocker ses affaires.
— Mais je savais même pas où il était, ce putain de box ! Et puis pourquoi je serais le seul, après tout ? Elle en a peut-être parlé à quelqu’un d’autre. À toi, par exemple ! s’emporta-t-il sur un ton désespéré.
Layla le toisa froidement.
— Tu veux bien te calmer ?
— Je suis désolé… C’est juste que quand on n’a rien fait, c’est dur de se voir accuser !
— Personne ne t’accuse pour le moment, à part tes empreintes sur la bâche. On fait notre job. Et si on se fie aux éléments que nous avons en notre possession, tu es le principal suspect. Mais ça peut changer. Alors réponds à ma question.
— La bâche était dans notre ancienne cave, où je l’avais rangée. C’est normal qu’il y ait mes empreintes dessus. Et peut-être même celles d’Esther.
— On n’a relevé que les tiennes.
— Elle n’a pas dû y toucher, dans ce cas.
— Et pour cause, si c’est elle qui était dedans.
Layla maîtrisa l’émotion qui l’envahissait. C’était l’interrogatoire le plus éprouvant de toute sa carrière. Mais elle entendait le mener jusqu’au bout.
— Tu… tu penses vraiment que c’est elle ?
— Je ne pense rien. J’ai peur, Romain. J’ai peur et j’espère que non. Tout comme j’espère que tu n’as rien à voir avec ça. Sinon, je t’assure que je ferai de ta vie un enfer.
Elle vit Demange déglutir, capta chez lui une nervosité croissante et poursuivit :
— Hélène m’a rapporté que, lors de votre dernière entrevue, au moment où elle t’avait demandé si le nom d’Antonia Levens te parlait, tu avais eu l’air gêné. Je réitère donc la question, connais-tu Antonia Levens ?
— Je réitère ma réponse. C’est non.
Pourtant, tout dans la gestuelle de Demange prétendait le contraire.
— Tu ne la connais pas ou bien tu ne l’as jamais vue ? insista Layla.
— Ni l’un ni l’autre.
— Tu essayes de me faire gober que tu n’as jamais rencontré la mère porteuse de Sara ? s’agaça Layla en abattant ses cartes. C’est bizarre, tu ne trouves pas ? En général, c’est une décision qui se prend à deux et, dans le cadre d’une GPA, les futurs parents rencontrent généralement ensemble la future mère porteuse.
Romain sembla se liquéfier.
— Qu’est-ce que… tu… tu racontes ? bredouilla-t-il.
— À quel propos ? C’est la mère porteuse ou son identité qui te pose problème ?
— Je… je n’étais même pas au courant. Mon Dieu, c’est un cauchemar !
Demange rétrécissait sur son siège. Il suait à grosses gouttes. Si bien que Layla se décomposa à son tour.
— Comment ça, « pas au courant » ? arriva-t-elle à articuler.
— Je t’assure, Layla, je ne savais pas qu’Esther avait eu recours à la GPA.
Bordel ! Layla venait de comprendre. Si Romain ignorait vraiment ce point, et sa sincérité éclatait dans son regard hébété – ou alors il méritait le César du meilleur acteur –, cela signifiait qu’il n’était pas le père de Sara. Les choses se corsaient sérieusement.
— Je suis désolée, Romain. Pour moi, il allait de soi que tu étais impliqué dans ce projet. Que cette décision était celle d’un couple, et qu’elle avait été mûrement réfléchie à deux.
— Si je te suis bien, ça implique que Sara n’est pas ma fille, c’est ça ? s’étrangla-t-il.
— Ça m’en a tout l’air. En découvrant qu’elle avait été adoptée dans un orphelinat, Esther s’est mis en tête de savoir si elle avait une fratrie. Elle a mené des recherches, lancé des démarches et elle a appris l’existence d’un demi-frère et d’une sœur, Antonia Levens. Elle ne t’en avait jamais parlé ? Ni de son incapacité à enfanter ?
Romain secoua la tête avec conviction. Merde… Esther, mais qui es-tu ? Et pour commencer, qui est le père de Sara ?
— Tu savais quand même qu’elle avait fait une fausse couche, n’est-ce pas ?
— Oui, seulement je ne pensais pas que ça avait pu compromettre sa fertilité. J’ai vraiment cru que… que Sara était notre fille.
À cet instant, une chose heurta Layla.
— Attends… La grossesse devient visible, encore plus dans l’intimité d’un couple, dès quatre ou cinq mois. Même si tu avais plutôt la tête dans tes bouquins, tu as bien dû te rendre compte qu’Esther n’avait pas le ventre d’une femme enceinte, non ?
— C’est tombé pile quand je suis parti enseigner un an à Montréal. Nous avions eu un rapport non protégé la veille de mon départ et, trois mois plus tard, Esther m’annonçait cette incroyable nouvelle. J’étais tellement heureux. Tu imagines bien que je ne me suis pas posé la question une seule seconde.
Layla se racla la gorge en tapotant la liasse de papiers posée devant elle. Cette période correspondait aussi à l’arrêt d’Esther pour dépression. Personne ici n’avait donc pu voir qu’elle n’était pas enceinte. Quant à elle, prise par ses propres soucis à l’époque, elle ne lui avait rendu visite qu’à de rares occasions, alors qu’Esther était censée tout juste attaquer son deuxième trimestre. Esther portait à ce moment-là des sweats et des pulls larges, susceptibles de donner le change. À aucun moment Layla n’aurait pu deviner que son amie en réalité simulait sa grossesse.
Soudain, la porte s’entrouvrit, laissant passer la tête de Delgado.
— Je peux te voir deux minutes ?
La flic abandonna Romain à sa fébrilité et revint, quelques instants plus tard, une chemise cartonnée à la main. Elle reprit place face à Demange et le toisa sévèrement.
— On arrête les conneries ? lâcha-t-elle d’une voix dure et cassante.
En même temps, elle sortit de la chemise un petit paquet de photos et les aligna sous les yeux atterrés de Romain. C’était des photos en couleur sur lesquelles posait une jeune femme plutôt jolie, les traits fins, les iris d’un vert lumineux aux reflets dorés, les cheveux roux ondulés et mi-longs, en maillot de bain sur une plage, au bord d’une eau aux teintes émeraude.
— Tu connais cette femme ?
— Non…
Layla tapa la table du plat de la paume, ce qui fit sursauter Romain.
— Continue de te foutre de notre gueule, Demange, et tu n’es pas près de sentir la caresse du vent sur ta peau. Je répète : connais-tu cette femme ? Réfléchis bien, parce que je ne te le demanderai pas une troisième fois.
— Je t’assure que non… s’obstina-t-il.
— OK, dans ce cas, que faisaient ces clichés chez toi, dans l’un des tiroirs de ton bureau ?
Aussitôt, son vis-à-vis se décomposa.
— Eh oui, à la PJ, on perd pas de temps. Mes collègues ont trouvé cette photo au cours de la perquise, chez toi, avant de te placer en garde à vue. Tu te rappelles ça, au moins, ou t’es complètement Alzheimer ?
— J’ai rien fait ! C’est de l’abus !
Cette fois, Layla se leva tel un ressort et se pencha vers lui, menaçante.
— Ah ouais ? Qui abuse le plus, Demange ? Hein, qui ?
Réponds, bordel !
Agacée par le mutisme de l’ancien compagnon d’Esther, Layla retourna l’une des photos, au dos de laquelle on lisait ces mots, écrits à la main : « À toi, mon amour, en attendant d’être ensemble. Ton Antonia, pour toujours. »
— Tu vas encore me prétendre que tu la connais pas, c’est ça ? Et que tout ça a atterri chez toi par hasard… Écoute, Romain, tu ne fais qu’aggraver ton cas, tu le sais ? Pense à Lia. Un père en prison, c’est douloureux, et difficile à porter.
— Je veux un avocat, répondit Demange en se renversant sur son siège.
Son visage s’était fermé et il sembla à Layla avoir en face d’elle un tout autre homme. Froid et déterminé. À moins que ce ne fût pour se donner une contenance.
— À ta guise. Appelle ton avocat, tu y as droit de toute façon, mais je peux te dire que tu as tout faux. Avec tes empreintes sur la bâche, tes mensonges et les photos d’Antonia Levens retrouvées chez toi, tu es mal barré. Tu risques d’écoper, au bas mot, de vingt ans. Je ne te comprends pas, Romain, tu ne voulais parler qu’à moi et tu me racontes des craques depuis le début. Je te souhaite bonne chance en tout cas, tu en auras besoin.
Dans la foulée, Layla ramassa ses affaires, lentement, avec un geste froid et déterminé lui aussi. Puis, sans un regard pour Romain, se dirigea vers la porte.
— Attends !
La voix de Demange l’arrêta au moment où elle allait sortir, mais il ne la vit pas sourire. Elle se retourna lentement. Tout rictus avait disparu de son visage.
— Je ne voulais pas te mentir, craqua-t-il. Mais j’ai flippé. J’ai eu peur que… qu’à cause de mes empreintes, on me colle ce meurtre sur le dos ! C’est vrai, je connais Antonia, la sœur d’Esther. On est tombés amoureux, un coup de foudre. C’était très fort. Comme une évidence. Esther me l’avait présentée peu de temps avant mon départ pour Montréal, toute contente d’avoir pu établir le contact avec elle. Par contre, je t’assure que je ne savais pas pour leur petite combine. Enfin, plutôt celle dans laquelle Esther l’avait apparemment embarquée. Mais je comprends mieux… Quand je suis rentré de Montréal, Antonia avait changé.
— Changé ? C’est-à-dire ?
— Elle était distante. Pourtant, nous avions correspondu, nous nous étions même téléphoné régulièrement durant cette année passée loin l’un de l’autre. Et à mon retour, elle ne voulait plus que je la touche. Je lui ai demandé si elle avait rencontré quelqu’un, elle m’a juré que non. Elle m’a juste dit qu’elle s’en voulait par rapport à Esther et qu’on devait arrêter.
— Ça a été le cas ?
— Oui, soupira Romain. J’étais au fond du trou. Esther ne s’en est même pas aperçue, ou alors elle a imputé cet état à la maladie de Sara, qui a été très vite diagnostiquée. Finalement, même le destin a joué contre moi pour que j’apprenne la vérité, puisque je n’ai pas vu naître Sara, mon vol ayant été annulé à cause d’une grève. Je n’ai pu retourner en France que trois jours après, trois jours sans avoir eu le bonheur de prendre ma fille dans mes bras à sa naissance. Dire qu’en réalité, toutes les deux m’ont pris pour un con… Antonia s’est réfugiée dans sa culpabilité, refusant qu’on soit heureux ensemble, alors qu’elle savait que j’envisageais de quitter Esther. Je l’ai croisée à l’hôpital, une ou deux fois. Elle venait rendre visite à Sara. Je trouvais ça normal, c’était sa tante, après tout. Maintenant que j’y pense, je comprends mieux aussi pourquoi Esther avait refusé de m’envoyer des photos d’elle pendant la grossesse ! Elle se trouvait moche, soi-disant. C’est vrai qu’elle était moche, mais à l’intérieur. Très moche.
Une fois sortie, Layla dut s’appuyer contre le mur du couloir. Qui était vraiment celle dont l’amitié lui était la plus précieuse ? Une manipulatrice-née ou une femme désespérée que deux prédateurs et la mort de son enfant avaient détruite… ? Romain venait peut-être de lui donner un semblant de réponse.