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Un vertige s’empara d’Hélène. Si cette femme qui prétendait être Antonia Levens disait vrai, le corps du box serait bien celui d’Esther, comme le suggéraient les analyses ADN. Une probabilité effroyable qui ramènerait forcément à l’hypothèse de la culpabilité de Romain Demange. Parmi les autres suspects potentiels, d’Orsay, et maintenant ce Thierry Cossowitz. Mais auquel de ces hommes Esther aurait parlé de ce box qu’elle louait ? Interrogé, le gérant de la société n’avait vu personne d’autre qu’elle venir décharger un van rempli de sacs et de quelques meubles. Esther s’était servie d’un diable, ça lui avait pris du temps, mais elle avait tout fait elle-même. Quant à l’armoire-penderie, elle l’avait démontée chez elle, pour la transporter plus facilement et l’avait remontée dans le box. Mais pourquoi n’avait-elle pas demandé de l’aide ? Pas même à ses amies les plus proches… En tout cas, apprendre sa mort représenterait une épreuve affreuse, terrible à encaisser, mais, au moins, elle serait une victime et pas une meurtrière présumée.

— Où est-elle ? Est-il possible de la voir ?

La tasse de café tremblait au bout de ses doigts.

— Pas pour le moment. Je te confie tout ça à titre officieux. En attendant d’être interrogée, elle a été accueillie dans un centre d’aide aux SDF, où elle bénéficie de l’accompagnement de bénévoles et d’une assistante sociale.

— Quand l’avez-vous retrouvée ?

— Il y a deux jours.

— Elle a vu un psy ?

— Pas encore. Demain.

— Demain ? C’était la première chose à faire.

— Ici on n’est pas à Lyon ou à Paris. Nos moyens ne sont pas les vôtres.

— Si tu les voyais, nos moyens, tu serais étonné. Entre les hôpitaux et la police, on dirait que tout est fait pour affaiblir la fonction publique. J’espère que je pourrai m’entretenir avec elle rapidement. Antonia Levens est la sœur d’Esther.

Elle vit Fabien se raidir d’un coup. Chacun son tour, songeat-elle. Elle lui raconta alors ce qu’elle savait sur Antonia, ainsi que l’histoire du corps découvert dans le box d’Esther.

— D’où l’importance de pouvoir établir le contact sans tarder.

— Je comprends mieux… Et s’il y a eu meurtre, ça change tout. Cette femme sait peut-être quelque chose sur la disparition d’Esther. Ou… sur son possible assassinat. Je vais aller l’interroger au centre. De façon informelle d’abord.

— Je viens avec toi, Fabien, et c’est non négociable. On a un cadavre sur les bras ainsi qu’une ex-lieutenante de police volatilisée et qui pourrait être ce même cadavre. Et au moins, je verrai tout de suite si c’est Esther. Tu ne me laisseras pas sur le bord de la route, impossible !

Sans compter que je n’ai toujours aucune nouvelle de Layla… se retint-elle d’ajouter.

— Vu que si tu m’en colles une, je vole jusqu’à l’autre rive du Léman, je ne peux pas te refuser ça, capitula-t-il, amusé, en finissant sa tasse. Je t’emmène ?

— Non merci, je préfère prendre ma voiture. Je suis garée à une rue d’ici, expliqua-t-elle en se levant.

OK, dans ce cas, je t’attends sur le parking, là-bas, et tu me suis. Tu boites ?

— Une petite entorse, c’est rien.

 

Une dizaine de minutes plus tard, ils se garèrent à proximité du centre et entrèrent dans le hall aux murs orange vif, où quelques plantes tentaient de survivre. La fille de l’accueil, qui mâchouillait un chewing-gum sans conviction, leur lança un regard torve et se replongea dans son magazine féminin en même temps qu’une bulle éclatait mollement entre ses lèvres.

— Inspecteur Schmidt, annonça Fabien en lui glissant sa carte sous le nez. Nous venons rendre visite à Antonia Levens.

Sans un mot, la fille, d’une lenteur de limace, décrocha le combiné et composa un numéro interne. Opération ponctuée par des mâchonnements sonores.

— Oui, quelqu’un pour la nouvelle, Antonia Levinski…

— Levens, reprit sèchement Fabien, excédé.

— Levens, répéta la limace. Non, pas un proche, un flic.

Hélène sentait Schmidt bouillir.

— OK. Ouais, d’accord, je lui dis.

Elle reposa le combiné et fixa Fabien de ses yeux vides.

— Elle est partie.

Les deux policiers s’observèrent, ahuris.

— Quoi ? explosa Schmidt. Partie, sortie faire un tour, ou partie, partie ?

— Ben partie, partie.

— Appelez-moi tout de suite la directrice !

Avec à peine plus de réactivité, la limace refit le numéro et patienta, une nouvelle bulle rose aux lèvres, qui se déchira tel un placenta avant d’être aussitôt engloutie en un coup de langue. De limace, elle était devenue caméléon.

— Madame Fel, vous pouvez venir ? Ouais… C’est au sujet d’Antonia. C’est quoi, votre nom ? demanda-t-elle à Fabien qui le lui épela nerveusement.

Après avoir transmis l’information et conclu la discussion, elle se tourna vers Schmidt.

— Elle vous attend dans son bureau. C’est au fond, deuxième porte à droite.

Mme Fel, une brune miniature pète-sec à la voix haut perchée, leur réserva un accueil plutôt froid. Visiblement, la police n’était pas la bienvenue. D’un geste de la main, elle les invita à s’asseoir. Schmidt ne l’avait vue qu’une seule fois et elle lui avait donné une impression mitigée.

— Comment se fait-il que vous l’ayez laissée partir ? questionna-t-il le plus poliment possible.

— Les gens ne sont pas en prison, ici. On n’a aucune raison de les retenir contre leur gré.

Fabien lança à Hélène un regard consterné. Il n’avait rien à répliquer à cette réalité.

— Elle n’a pas précisé pourquoi elle vous quittait et où elle allait ?

— Même si elle l’avait fait, je n’aurais pas à vous communiquer ces renseignements.

— Il s’agit peut-être d’une femme dont la disparition a été signalée il y a plusieurs semaines. C’est bien dommage que vous refusiez de collaborer.

— Nous aidons les sans-abri et les personnes en détresse en les hébergeant provisoirement. L’assistante sociale, en lien avec la psychologue, s’occupe de chacun d’eux. Nous n’avons rien à nous reprocher.

— C’est moi qui l’ai conduite dans vos locaux, en attendant de pouvoir l’interroger. Et vous connaissiez mes intentions…

— Encore une fois, ce n’est pas un centre de détention.

Il fallait la placer en garde à vue, dans ce cas.

— Quand a-t-elle plié bagage ?

— Ce matin, tôt.

— Sans argent, comment va-t-elle faire ? demanda Hélène. Elle ne pourra pas aller bien loin.

— Aux résidents qui décident de partir, nous confions toujours une enveloppe avec des tickets de transport, des chèques-repas et quelques vêtements.

— Et ils retournent à la rue au lieu de chercher à s’en sortir.

— C’est plus complexe, en réalité. Nous ne sommes pas non plus un centre de réinsertion. Ils savent qu’ils peuvent revenir. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils toquent à notre porte spontanément. Parce qu’ils sont libres de retrouver la rue ensuite. Leur monde. Celui qu’ils ont pour la plupart choisi. Même si ça peut paraître incroyable. Antonia agira peut-être comme eux.

— Elle était blessée au visage.

— Nous avons fait le nécessaire. Elle a été vue par le médecin qui lui a donné des antalgiques, des compresses et une pommade cicatrisante. Heureusement, la plaie n’était pas très profonde. Elle a juste eu trois points de suture.

— L’hébergement est-il en dortoir ?

— Non, en chambres de trois ou quatre. Mais Antonia a dormi seule.

— Pourrions-nous voir la sienne ?

Fel hésita et esquissa une moue, puis finit par accepter. Hélène et son collègue la suivirent alors dans un dédale de couloirs et arrivèrent à la porte de la chambre. Une fois à l’intérieur, Schmidt fit mine d’inspecter les lieux et disparut dans la minuscule salle de bains. Il en ressurgit quelques instants plus tard, pendant qu’Hélène, elle, cuisinait la directrice à coups de questions sur le centre.

De retour dans le hall, Fabien salua celle-ci du bout des lèvres et, sur un signe adressé à Hélène, ils ressortirent.

— Je suis désolé, lui dit-il alors qu’ils marchaient vers leurs véhicules.

— Tu n’y es pour rien.

— Un peu quand même. J’aurais dû anticiper. Prévoir cette éventualité. Que comptes-tu faire maintenant ?

— Rentrer. J’ai du taf. En tout cas, merci, Fabien.

— Je t’en prie, sourit-il. Mais avant qu’on se quitte, j’ai un cadeau pour toi.

Il tira de sa poche un petit sachet contenant une compresse rougie et la lui tendit.

— Tu…

— Pas de quoi. Quand Fel a parlé des compresses, ça a fait tilt. Je me suis dit que j’avais peut-être une chance de récupérer un peu d’ADN de cette femme dans la salle de bains. Si ça peut aider à son identification… Comme ça, tu seras fixée.

Hélène lui exprima toute sa reconnaissance et, au moment où elle montait dans sa voiture, son smartphone afficha un appel de Delgado. Elle hésita, posa finalement le téléphone sur le siège passager sans décrocher. Quelques secondes s’écoulèrent, puis un son de clochette lui signifia l’arrivée d’un message vocal qu’elle écouta aussitôt. « Gorce, les résultats de l’examen dentaire comparatif viennent de tomber. D’après le rapport, la denture ne correspond pas. Le corps du box ne serait donc pas celui d’Esther. »