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« Athenata ». Les lettres d’or, juste au-dessus du porche vitré, sautèrent aux yeux d’Hélène lorsqu’elle arriva sur le parking, encore sonnée par ce qu’elle venait d’apprendre. Une nouvelle qui changeait la donne. Bien qu’elle espérait savoir Esther en vie quelque part, celle-ci était désormais potentiellement suspectée d’un meurtre. Suspicion que venaient alourdir son départ de la PJ pour s’installer en Suisse et sa disparition.
Hélène avait quitté Schmidt, touchée par son geste qui pourrait apporter un éclairage précieux une fois l’ADN de la compresse analysé. Maintenant, elle se disait que si cet ADN était celui d’Antonia Levens et qu’Esther errait quelque part dans la nature, vivante, alors ils n’auraient aucune idée de l’identité de cette femme découverte dans la bâche à l’intérieur du box. Cette femme dont l’ADN matchait pourtant avec celui d’Esther à 50 %… Dans ce cas, ils devraient repartir à zéro.
Perdue, Hélène n’avait pas révélé à Schmidt où elle comptait se rendre avant de reprendre la route. Elle n’avait pas vraiment envisagé de stratégie, mais elle sentait qu’il y aurait moins de risques à être reçue seule et en civile. Avec Fabien, ils auraient dû simuler un couple, les parents d’un enfant à placer, ce qui ne l’enchantait guère…
Après avoir trouvé une place à l’écart, elle marcha vers le bâtiment d’un pas résolu, en réfléchissant à la manière dont elle allait se présenter pour entrer en contact avec ses deux cibles, Horn et Marten, sans éveiller de soupçons. Pour mieux faire passer un mensonge, il fallait livrer une part de vérité. Une technique vieille comme le monde qu’elle avait bien l’intention d’appliquer.
L’hôtesse à l’accueil ne ressemblait en rien à la limace du centre. Elle appartenait plutôt à la catégorie des sirènes, avec une élégance qui s’harmonisait parfaitement à sa fonction. Elle était assise, ou plutôt elle trônait dans une bulle de verre, au centre d’une rotonde de marbre blanc qu’une verrière en forme de coupole plongeait dans un bain de lumière. Un environnement dans lequel les orchidées blanches, qui ornaient le hall, se plaisaient et s’épanouissaient manifestement.
— Je suis une proche amie d’une nouvelle employée du centre, Esther Azoulay. Serait-il possible de la voir ? demanda Hélène à la sirène blonde.
Un instant, je vous prie, lui lança une voix cristalline. Son interlocutrice était équipée d’un casque Bluetooth, ce qui lui laissait les mains libres pour gérer les appels entrants et sortants. Au terme d’un bref échange dont Hélène ne capta que quelques bribes, elle se tourna vers elle, les sourcils égèrement froncés.
— Désolée, mais il n’y a aucun salarié qui porte ce nom ici.
— Vous êtes sûre ? insista-t-elle. En fait, elle m’a parlé de votre antenne, Thanatea, où elle vient d’être engagée comme préposée au café.
— Je vais leur téléphoner, mais ça m’étonnerait. La secrétaire des ressources humaines aurait été au courant.
La communication dura quelques secondes, ponctuée de hochements de tête de la sirène et de « Entendu », « Merci » et « Au plaisir ».
— Non, personne au nom d’Esther Azoulay là-bas non plus.
— Une Patricia Kessner l’a précédée, s’empressa de glisser Hélène.
— Là, ça me dit vaguement quelque chose, en effet. Un de mes collègues, qui travaille à Thanatea, m’en a touché deux mots, une fois. Apparemment, son café était incroyable.
Hélène tiqua à l’évocation du collègue – qu’elle aurait bien envie de cuisiner au sujet de Kessner –, mais elle se refréna, de peur d’attirer l’attention avec trop de questions.
— Mon amie m’a aussi parlé d’un certain Marten, l’un des thanatopracteurs. Comment peut-elle le connaître, si elle n’est pas salariée ici ? ajouta Hélène.
La sirène la toisa d’un air perplexe.
— Je ne sais pas. Peut-être a-t-elle eu un enfant placé au centre ?
Hélène saisit l’occasion.
— Elle avait en effet une petite fille, Sara, atteinte d’une déficience immunitaire grave, mais j’ignore si elle a séjourné dans votre établissement. Y aurait-il un moyen de le savoir ?
La standardiste hésita un instant, puis se lança :
— Vous avez de la chance, car Mme Horn, la PDG, est venue passer quelques jours entre Athenata et Thanatea. Elle doit repartir en fin de journée à Okinawa, où elle vit. Je vais voir si elle ou son adjointe peut vous recevoir. Mme Horn suit de très près les entrées des enfants et est en contact régulier avec leurs familles. Elle vous renseignera mieux que moi. Cette fois, la poignée de minutes qui s’écoula parut interminable à Hélène, qui sentit se réveiller une douleur diffuse à la tête. Elle eut besoin de prendre un antalgique et aperçut un peu plus loin une fontaine à eau destinée aux visiteurs.
Sauvée ! souffla-t-elle intérieurement en allant se servir un verre d’eau qui l’aida à avaler le comprimé.
— Vous avez une bonne étoile, Mme Horn va vous recevoir, lui annonça la sirène dans un sourire éclatant et sincère, tandis que le visage d’Hélène s’illuminait. Vous pouvez patienter dans le petit salon, là-bas. Son secrétaire viendra vous chercher.
Un secrétaire homme, ce n’est pas courant, s’amusa Hélène qui gagna les sièges dans l’espace indiqué. Entre des écrans aux images paradisiaques, des livres d’art ou de voyage et des jeux pour enfants, tout semblait conçu pour rendre l’attente la plus confortable et la plus rassurante possible dans ce temple des maladies rares et de la mort. Au lieu du secrétaire, ce fut la présidente en personne qui rejoignit la flic, moins d’un quart d’heure plus tard, à laquelle elle se présenta. Était-ce la proximité avec le Japon qui donnait aux yeux de Horn une forme discrètement étirée au coin des paupières, comme ceux d’un chat, dont ils possédaient également la teinte, d’un vert acide tirant sur le doré ? Ses lèvres fines, en tout cas, trahissaient un tempérament fermé et secret. Elle était mince, mais athlétique, un corps de marathonienne. En même temps, son travail ressemblait à un marathon quotidien. Et pour mener sa mission à bien, elle se vêtait à la nipponne, col droit et pantalon large, la taille enserrée d’une ceinture en satin rouge, qu’Hélène reconnut comme celle des neuvième et dixième dan au karaté – les plus hauts niveaux, le onzième n’ayant été atteint qu’une seule fois dans l’histoire des arts martiaux. Une tenue pour le moins originale et dissuasive pour les initiés, mais qui allait parfaitement avec le personnage.
Après avoir parcouru plusieurs couloirs, elles arrivèrent à l’étage par l’ascenseur et entrèrent dans son bureau, un espace hexagonal aux murs marron glacé, recouverts de portraits d’enfants souriants au crâne nu, semblables à de petits bonzes. Hélène plongea aussitôt son regard dans l’aquarium encastré au centre d’un mur. Différentes espèces de poissons exotiques y évoluaient, côtoyant quelques minuscules méduses bleues.
— Le divin est dans la nature, n’est-ce pas ? fit Horn, surprenant Hélène en pleine contemplation. Ou peut-être est-ce la nature qui est divine… Asseyez-vous, je vous en prie.
Comme hypnotisée, Hélène s’exécuta machinalement. Elle n’aurait su répondre à aucune de ces deux questions.
— Voulez-vous un café de maître D. ?
— Je ne connais pas, mais avec plaisir.
Horn appuya sur la touche d’un téléphone fixe, aussi plat qu’une raie, et parla à la voix féminine qui se manifesta.
— Anita, voulez-vous préparer deux tasses de D., s’il vous plaît ?
D’un geste souple, Laetitia Horn relâcha le bouton et fit pivoter son siège japonais de façon à se retrouver face à Hélène. Elle dégageait à la fois une sérénité intemporelle et quelque chose de trouble, aussi obscur et insaisissable qu’un sphinx.
— Dites-moi tout, sourit-elle.
Hélène lui raconta que la fille de son amie Esther Azoulay, Sara, atteinte d’une maladie rare et décédée deux ans plus tôt, avait séjourné quelques années dans le service du professeur Tournier, dont une certaine docteure Laetitia Horn avait été le bras droit avant de le remplacer. Une dose de vérité et un soupçon de bluff. Or, elle cherchait aujourd’hui à savoir si la fillette avait bénéficié de soins à Athenata, dont Esther lui avait beaucoup parlé, affirmant même en être devenue salariée, ce qui n’était visiblement pas le cas.
— Quelle étrange histoire ! Mais ça ne m’étonne pas qu’un parent qui a vécu un tel drame puisse perdre les pédales… Quant à moi, j’ai en effet exercé à Lyon, aux côtés du professeur Tournier, avant de monter cette structure. En revanche, je connais surtout les prénoms de mes petits patients. Comment s’écrit Sara ? Avec ou sans le « h » ?
— Parce que depuis l’ouverture du centre, il y en a eu trois. Deux avec « h » et une sans.
— Sans « h ». Ce serait donc elle, dit Hélène dont le cœur ripa.
— Je vais vérifier.
Laetitia Horn se tourna vers un ordinateur, dont l’écran incurvé de l’épaisseur d’un magazine pouvait rivaliser en taille avec une télé et tapota sur le clavier à une vitesse impressionnante.
— La Sara, sans « h », inscrite sur le registre des enfants décédés à Thanatea, s’appelait Sara Demange-Azoulay…
— C’est bien elle, confirma Hélène tout en tentant de juguler son excitation. Ce sont les noms de ses parents. Demange est celui de son père. Et… pourquoi figure-t-elle sur cette liste ? Pourquoi là-bas ?
— Il y a eu une demande de mort assistée pour Sara. Hélène vacilla sur son siège.
— De mort assistée ? Elle n’a donc pas succombé à sa maladie ?
— La procédure a été pratiquée le 4 avril 2020, par les soins de Thanatea que je venais d’ouvrir sur l’île, dans les murs d’Exodus après quelques travaux. En même temps que je montais le centre Athenata sur les bords du Léman.
Hélène eut du mal à déglutir.
— Pardonnez-moi, mais qu’est-ce qu’Exodus ?
— C’était une entité indépendante et archaïque en pleine faillite, que j’ai rachetée et rebaptisée « Thanatea ». En Suisse, le suicide assisté est légal. J’ai voulu que les familles des enfants en fin de vie aient le choix. Tout comme les adultes.
La porte s’ouvrit à cet instant sur une jeune femme rousse aux yeux d’eau qui portait un petit plateau sur lequel reposaient deux tasses fumantes. Hélène se sentit aussitôt enveloppée d’une délicieuse odeur de café, comme elle n’en avait encore jamais respiré. Le café de maître D.
— Maître Dan est la ceinture noire du café, sourit Laetitia Horn. Vous allez goûter son breuvage, unique au monde, préparé par Anita selon le rituel que je lui ai appris.
La jolie rousse offrit une tasse à Hélène, puis à Horn, et s’éclipsa aussi discrètement qu’elle était apparue. Hélène nota, par réflexe, qu’elle avait en commun avec Esther la couleur de cheveux et les yeux clairs, mais semblait bien plus jeune.
— Je me demande pourquoi Esther m’a parlé de ce poste basé à Thanatea si elle n’y a jamais travaillé, souligna Hélène, pensive devant son café à la surface duquel la mousse formait une sorte de cœur.
— Vous voulez que je vous donne mon avis de médecin, même si je ne suis pas psychiatre ?
— Je vous écoute.
— Il arrive que des parents, au comble du chagrin face à la mort de leur enfant, perdent complètement pied. Votre amie est peut-être en pleine confusion mentale. Elle mélange réalité et fantasme. Dans son esprit, l’endroit où sa fille l’a quittée est devenu le lieu où elle a recommencé sa vie. Un ailleurs providentiel, symbole d’un renouveau pour elle. Une façon de faire son deuil. Un deuil presque impossible. Elle a réinventé son monde pour continuer à vivre, à survivre. Je crois qu’on ne peut pas imaginer à quel point la culpabilité doit être forte chez les parents qui donnent leur consentement à la mort accompagnée de leur propre enfant.
Un diagnostic qui colle étrangement avec le syndrome dont souffrirait Esther, se dit Hélène. Mais la flic en elle ne pouvait pas se contenter de cela.
— Le nom d’Antonia Levens vous évoque-t-il quelque chose ? D’après Esther, elle aurait également travaillé à Thanatea, au même poste. Si elles y sont toujours, peut-être en savent-elles davantage au sujet d’Esther ?
Laetitia Horn plissa légèrement les yeux et fit défiler une page sur l’écran de son ordinateur.
— Alors… Antonia Levens figurait sur le registre des proches présents lors du décès assisté de Sara. Il est mentionné qu’elle était sa tante. Elle s’est donc bien rendue à Thanatea, mais seulement pour accompagner la petite.
— Je croyais que personne, en dehors des employés et des candidats à la mort assistée, n’avait accès à cette île, objecta Hélène.
— Nous faisons bien sûr une exception pour les enfants. Sachant que seuls ceux qui sont morts à Thanatea y sont inhumés. Dans le cas où les parents voudraient que leur enfant repose ailleurs ou qu’il soit incinéré, le suicide par absorption du produit létal se pratique alors à Athenata. On ne ramène pas le corps du défunt depuis Thanatea. S’il s’est éteint sur l’île, il y séjournera pour l’éternité, dans le cimetière aux tertres, un vrai paradis floral aménagé par notre jardinier-paysagiste, Paul Marten. Qui est également l’un de nos thanatopracteurs.
« Paul Marten »… Le prénom, associé au nom, frappa Hélène. Le frère du fameux Régis Marten, qu’Esther avait connu à l’hôpital, s’appelait Paul aussi. Esther avait parlé à Layla d’un Marten qui l’accompagnait sur Thanatea. Ça ne pouvait être une coïncidence.
— Ce qui signifierait que, ayant fini ses jours à Thanatea, Sara y est enterrée, c’est bien ça ? demanda-t-elle, suant à grosses gouttes sous son polo.
— En effet.
Hélène faillit échapper le contenu de sa tasse sur elle, mais n’en renversa que quelques gouttes sur le bureau.
— Oh, désolée, je suis maladroite !
— C’est dommage pour le café. Quant à ce bureau, il en a vu d’autres.
Hélène sortit de son sac à dos un mouchoir en papier afin de réparer sa maladresse. Elle tamponna la partie souillée et souleva un cadre photo pour nettoyer en dessous. Machinalement, elle le retourna et tomba sur une photo de Laetitia Horn, en tenue de safari, entourée par deux hommes sur ce qui devait être un bateau. En les voyant, elle crut défaillir. Celui de gauche était Ménard, le légiste en chef de l’IML, et celui de droite ressemblait à s’y tromper à Thierry Cossowitz.